La cordillère Darwin représente l’une des dernières frontières sauvages de notre planète, un massif montagneux d’une beauté saisissante mais d’une hostilité redoutable, situé à l’extrême sud-ouest de la Terre de Feu chilienne. Cette chaîne de montagnes, connue des Européens en 1832 par Charles Darwin lors de son voyage historique à bord du HMS Beagle, constitue le prolongement le plus austral de la cordillère des Andes et demeure jusqu’à aujourd’hui l’un des environnements les plus extrêmes et les moins explorés de la planète.
Le voilier Milagro au mouillage dans la caleta Beaulieu, face au glacier Pia (Expédition Karukinka, Cordillère Darwin, Terre de Feu, Chili, 2025)
Nichée entre 54°15′ et 54°50′ de latitude sud et 69°15′ et 71°30′ de longitude ouest, cette “terre inconnue” s’étend sur 170 kilomètres d’ouest en est et 60 kilomètres du nord au sud, abritant un champ glaciaire de plus de 2 300 km² – soit l’équivalent de la superficie totale des glaciers alpins. Jusqu’en 2011, année de la première traversée intégrale réalisée par le Groupe Militaire de Haute Montagne (GMHM) français, la cordillère Darwin demeurait l’un des derniers “rectangles blancs” sur les cartes du monde, témoignant de la difficulté extrême que représente son exploration.
Table des matières
Géographie et géologie : un laboratoire naturel exceptionnel
Localisation et configuration géographique de la cordillère Darwin
La cordillère Darwin occupe une position géographique unique au monde, formant une péninsule montagneuse à l’ouest de la grande île de la Terre de Feu. Cette chaîne de montagnes est entourée d’eau sur trois côtés : au nord par le canal Almirantazgo relié au détroit de Magellan, au sud par le canal Beagle, et à l’ouest par le canal Cockburn qui débouche sur l’océan Pacifique. Seule sa partie orientale reste connectée à la terre ferme, près de la frontière argentino-chilienne, rendant tout accès terrestre pratiquement impossible.
Le massif s’étend du mont Sarmiento à l’ouest (2 404 m) jusqu’à la vallée de Yendegaia à l’est, en passant par son point culminant, le mont Shipton (2 469 m), souvent confondu avec le mont Darwin (2 429 m). Cette confusion historique provient de l’expédition d’Eric Shipton en 1961, qui pensait avoir gravi le mont Darwin mais avait en réalité atteint un sommet plus élevé, baptisé par la suite en son honneur.
Une structure géologique complexe
La géologie de la cordillère Darwin révèle une histoire tectonique complexe et fascinante. Le massif est principalement constitué d’un complexe métamorphique comprenant des roches de haute qualité métamorphique, notamment des schistes cristallins contenant de la kyanite et de la sillimanite. Ces minéraux témoignent de conditions de pression et de température extrêmes lors de la formation de la chaîne de montagnes.
Vue panoramique du glacier Marinelli avec des sommets enneigés et des growlers (Cordillère Darwin, wikipedia)
Le métamorphisme de haut grade observé dans la cordillère Darwin est directement lié à la fermeture du bassin de Rocas Verdes au Crétacé, un événement géologique majeur qui a façonné la structure actuelle de la région. Ce complexe métamorphique constitue le seul ensemble de ce type dans les Andes australes à présenter des roches d’amphibolite à kyanite et sillimanite, faisant de la cordillère Darwin un laboratoire géologique unique pour comprendre l’évolution tectonique de la pointe sud de l’Amérique du Sud.
La séparation progressive de l’Amérique du Sud et de l’Antarctique au Cénozoïque a transformé la tectonique locale en un régime transpressif caractérisé par des failles transformantes. L’ouverture du passage de Drake il y a 45 millions d’années a également contribué à modeler la géomorphologie actuelle de la région.
Le champ glaciaire et ses caractéristiques
Le champ glaciaire de la cordillère Darwin couvre une superficie impressionnante de 2 300 km², rivale des plus grands systèmes glaciaires non polaires de la planète. Ce manteau de glace alimente une multitude de glaciers qui s’écoulent vers la mer, créant un paysage de fjords profonds et de parois glaciaires spectaculaires.
Parmi les glaciers les plus remarquables, le glacier Marinelli occupe une position particulière en tant que glacier le plus actif et le plus étudié de la cordillère. Situé dans le parc national Alberto de Agostini, ce glacier s’étend sur plusieurs kilomètres depuis la cordillère Darwin jusqu’à la baie Ainsworth dans le fjord Almirantazgo. Le glacier Marinelli est reconnu pour son importante vitesse de recul, documentée depuis plusieurs décennies, ce qui en fait un témoin significatif du changement climatique dans la région.
Climat extrême : les Cinquantièmes Hurlants
Des conditions météorologiques dantesques
Le climat de la cordillère Darwin figure parmi les plus extrêmes de la planète, façonné par sa position dans les redoutables cinquantièmes hurlants. Cette région subit l’influence directe des dépressions cycloniques qui se succèdent sans relâche, alimentées par la différence de température entre les eaux relativement chaudes de l’océan Austral et les masses glaciaires antarctiques.
Les vents constituent l’élément climatique le plus caractéristique et le plus redoutable de la cordillère Darwin. La vitesse moyenne annuelle des vents atteint 70 km/h, mais les pointes peuvent dépasser 250 km/h lors des phénomènes appelés williwaw ou ayayema selon la terminologie des peuples autochtones kawésqar et yagán. Ces vents d’une violence inouïe ont été minutieusement décrits par l’amiral FitzRoy lors de son exploration avec Darwin, qui les considérait comme une “divinité mauvaise” capable de déferler sans prévenir.
Un des glaciers de la Cordillère Darwin lors d’une expédition en voilier dans les canaux de Patagonie (Association Karukinka, Chili, 2025)
Précipitations et variabilité saisonnière
Les précipitations dans la cordillère Darwin sont abondantes et quasi permanentes, alimentant le vaste système glaciaire. La région reçoit en moyenne plus de 3 000 mm de précipitations annuelles, principalement sous forme de neige en altitude et de pluie dans les zones côtières. Cette humidité constante, combinée aux vents violents, crée des conditions de visibilité souvent réduites qui compliquent considérablement toute tentative d’exploration.
La température moyenne varie entre 0 et 5°C pendant la saison froide (hiver austral) et entre 5 et 10°C pendant la saison chaude (été austral). Ces variations thermiques relativement faibles reflètent l’influence modératrice de l’océan, mais masquent l’effet refroidissant constant du vent qui abaisse considérablement la température ressentie.
Biodiversité : un écosystème subantarctique unique
Faune terrestre et marine
La cordillère Darwin abrite une biodiversité remarquable, adaptée aux conditions extrêmes de cette région subantarctique. Parmi les mammifères terrestres, le guanaco (Lama guanicoe) constitue l’espèce emblématique des steppes et zones montagneuses, évoluant en troupeaux dans les secteurs les moins hostiles. Ces camélidés sauvages, parfaitement adaptés aux vents violents et aux températures froides, représentent une source alimentaire importante pour les prédateurs de la région.
Troupeau de guanacos (lama guanicoe) lors d’une expédition de l’association Karukinka en Terre de Feu (2018)
La région abrite également plusieurs espèces de canidés adaptées aux conditions australes, notamment le renard de Magellan (Lycalopex culpaeus) et le renard gris (Lycalopex griseus), qui occupent divers habitats allant des forêts aux zones rocheuses.
Une mention particulière doit être faite concernant les castors canadiens (Castor canadensis), introduits dans les années 1940 et devenus depuis une espèce exotique envahissante majeure. Ces rongeurs semi-aquatiques, dont la population atteint aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers d’individus, modifient profondément l’écosystème local en construisant des barrages qui perturbent l’hydrologie naturelle des cours d’eau.
Barrage de castors sur l’île Hoste (Réserve de Biosphère du cap Horn, Chili, expédition automne-hiver 2018)
Avifaune : quelques maîtres du ciel austral
La diversité aviaire de la cordillère Darwin témoigne de la richesse écologique de cette région. Plus de 90 espèces d’oiseaux ont été recensées, réparties entre espèces terrestres et marines. Le condor des Andes (Vultur gryphus), avec son envergure impressionnante pouvant atteindre 3 mètres, domine les cieux de la cordillère et constitue l’un des spectacles les plus saisissants pour les rares observateurs.
Les rapaces sont bien représentés avec les caranchos (caracaras) et chimangos. Dans les zones boisées, le pic de Magellan, les comesebos et les rayaditos animent la forêt magellanique de leurs chants caractéristiques.
Un Carancho noir (Réserve du Cap Horn, le 10 avril 2025 lors d’une expédition en voilier au cap Horn et dans les canaux de Patagonie)
Les environnements aquatiques et côtiers abritent une faune marine exceptionnelle. Les eaux du canal Beagle et des fjords environnants servent d’habitat à des colonies de manchots de Magellan (Spheniscus magellanicus), une espèce emblématique de la région. Plus remarquable encore, la cordillère Darwin abrite la seule colonie de manchots royaux (Aptenodytes patagonicus) située en dehors de l’Antarctique et des îles subantarctiques, témoignant du caractère exceptionnel de cet écosystème.
Petit groupe de manchots de Magellan (pingüinos) en Patagonie insulaire
Mammifères marins des fjords patagons
Les eaux entourant la cordillère Darwin constituent un sanctuaire pour de nombreuses espèces de mammifères marins. Les baleines franches australes (Eubalaena australis) et les baleines à bosse (Megaptera novaeangliae) fréquentent régulièrement ces eaux riches en nutriments. Les léopards de mer trouvent refuge dans les fjords protégés, profitant de la richesse halieutique de la région.
Les éléphants de mer (Mirounga leonina) forment des colonies temporaires sur certaines plages isolées, particulièrement dans la zone du glacier Marinelli où une population en voie de disparition subsiste encore. Les otaries à crinière (Otaria flavescens) sont également présentes en grand nombre, créant des colonies bruyantes sur les îlots rocheux des fjords.
Colonie d’otaries à fourrure dans le canal Beagle (expédition en voilier Karukinka 2025)
Flore : les forêts magellaniques et leur adaptation
L’écosystème forestier subantarctique
La végétation de la cordillère Darwin se caractérise par la présence de forêts magellaniques subantarctiques, également appelées forêts fuégiennes. Ces écosystèmes forestiers uniques au monde sont dominés par des espèces du genre Nothofagus, parfaitement adaptées aux conditions climatiques extrêmes de la région.
Forêt magellanique photographiée lors d’une expédition en voilier en Patagonie (canal Beagle, Réserve de Biosphère du Cap Horn, Chili, 2025)
Le lenga (Nothofagus pumilio) constitue l’espèce forestière la plus caractéristique et la plus répandue de la cordillère Darwin. Cet arbre caduc, capable de résister aux vents violents et aux températures glaciales, forme des peuplements denses jusqu’à 700 mètres d’altitude. Sa capacité d’adaptation remarquable lui permet de survivre dans des conditions où peu d’autres espèces arborescentes peuvent prospérer.
Le coihue (Nothofagus betuloides) et le ñire (Nothofagus antarctica) complètent le cortège des hêtres du sud qui dominent le paysage forestier. Ces espèces, associées au canelo (Drimys winteri), forment un écosystème forestier dense et complexe, façonné par les vents violents qui sculptent littéralement la silhouette des arbres.
Adaptation à l’extrême : lengas nains et toundra
Au-delà de 700 mètres d’altitude, les conditions deviennent trop rigoureuses pour maintenir des forêts de taille normale. C’est dans cette zone de transition que l’on observe un phénomène remarquable d’adaptation : la formation de lengas nains, des arbres de la même espèce mais dont la croissance est considérablement ralentie et la taille réduite par les conditions extrêmes.
Paysage de toundra dans la réserve de Biosphère du cap Horn (expédition hiver 2018)
Cette zone de transition marque la limite entre l’étage forestier et l’étage alpin, où la végétation se compose principalement de mousses et de lichens capables de résister aux vents desséchants et aux températures négatives. Cette toundra magellanique constitue un écosystème unique, abritant des espèces végétales hautement spécialisées.
Flore spécialisée et endémisme
Les sous-bois des forêts magellaniques recèlent une diversité floristique remarquable, adaptée aux conditions d’humidité constante et de faible luminosité. Parmi les espèces remarquables, la drosera uniflora, une petite plante carnivore, illustre parfaitement les adaptations extraordinaires développées par la flore locale pour survivre dans cet environnement pauvre en nutriments.
Végétation de la forêt magellanique (Réserve de Biosphère du cap Horn, 2018)
Les arbustes à baies occupent une place importante dans l’écosystème, notamment le calafate, l’épine-vinette de Darwin et le groseillier de Magellan. Ces espèces constituent une source alimentaire précieuse pour la faune locale et témoignent de l’interconnexion complexe des réseaux trophiques dans cet environnement extrême.
La flore herbacée comprend des espèces endémiques remarquables telles que la primevère de Magellan, la benoîte de Magellan, diverses espèces d’orchidées et la violette jaune. La période de floraison, concentrée sur le printemps austral (septembre à décembre), transforme brièvement les paysages en un kaléidoscope de couleurs contrastant avec la rudesse habituelle du milieu.
La découverte historique par Charles Darwin
L’histoire moderne de la cordillère Darwin débute le 12 février 1834, lorsque le capitaine Robert FitzRoy baptise cette chaîne de montagnes en l’honneur du 25e anniversaire de Charles Darwin. Cette dénomination intervient lors du second voyage du HMS Beagle, une expédition hydrographique britannique qui révolutionne la compréhension géographique et scientifique de la Terre de Feu.
Darwin lui-même, alors âgé de 25 ans, découvre ces montagnes avec un mélange de fascination et d’appréhension. Dans ses écrits, il décrit un paysage d’une beauté saisissante mais d’une hostilité redoutable, pressentant déjà les défis considérables que représenterait l’exploration de cette région. FitzRoy avait initialement nommé un canal au sud-ouest de la montagne “canal Darwin” pour honorer le courage du jeune naturaliste lors du sauvetage des barques du navire menacées par la chute d’une masse de glace.
L’époque des premières tentatives
Pendant plus d’un siècle après sa découverte, la cordillère Darwin demeure largement inexplorée, défiant les tentatives d’exploration les plus audacieuses. Les rares incursions se limitent aux extrémités orientale et occidentale de la chaîne, laissant le cœur du massif dans un mystère quasi total.
Le père Alberto de Agostini, missionnaire et explorateur italien, compte parmi les premiers à pénétrer sérieusement dans la région au début du XXe siècle. Ses expéditions, menées entre 1910 et 1960, permettent d’identifier et de cartographier plusieurs sommets et glaciers, notamment les monts Italia et Francés. Ses photographies et ses récits constituent les premiers témoignages visuels de l’intérieur de la cordillère Darwin, révélant au monde la magnificence de ces paysages glaciaires.
Alberto de Agostini et ses compagnons de cordée, pionniers de l’alpinisme dans la cordillère Darwin au début du XXe siècle
L’exploit de l’alpiniste Eric Shipton (1961)
L’année 1961 marque un tournant dans l’histoire de l’exploration de la cordillère Darwin avec l’expédition menée par Eric Shipton, l’un des plus grands explorateurs britanniques du XXe siècle. Accompagné de trois alpinistes chiliens – Eduardo Garcia, Francisco Vivanco et Cedomir Marangunic – Shipton réalise ce qu’il croit être la première ascension du mont Darwin.
Cette expédition révèle une confusion géographique qui perdurera jusqu’en 1970. L’équipe de Shipton gravit en réalité un sommet situé au nord-ouest du véritable mont Darwin, culminant à 40 mètres de plus que ce dernier. Cette méprise sera clarifiée par une expédition néo-zélandaise en 1970, qui propose de baptiser le sommet gravi par Shipton du nom de mont Shipton, proposition acceptée par les autorités géographiques chiliennes.
L’expédition de Shipton marque néanmoins une étape cruciale dans la connaissance de la cordillère Darwin, démontrant la faisabilité de l’alpinisme de haut niveau dans cette région extrême. Les descriptions détaillées de Shipton révèlent les difficultés extraordinaires posées par le climat, avec des vents d’une violence inouïe qui obligent les alpinistes à ramper à quatre pattes pour progresser.
La première traversée intégrale par les alpinistes du GMHM (2011)
Le 6 octobre 2011 marque l’achèvement de l’un des derniers grands exploits d’exploration terrestre du XXIe siècle. Six membres du Groupe Militaire de Haute Montagne (GMHM) de Chamonix réussissent la première traversée intégrale de la cordillère Darwin, un exploit sportif et humain longtemps considéré comme impossible.
L’équipe de l’expédition nommée “sur le fil de Darwin”, dirigée par le capitaine Lionel Albrieux et composée du lieutenant Didier Jourdain, de l’adjudant-chef Sébastien Bohin, du sergent-chef François Savary, du caporal Sébastien Ratel et du grimpeur civil Dimitri Munoz, traverse 150 kilomètres en ligne droite (250 kilomètres réels) en totale autonomie pendant 29 jours.
Cette expédition historique nécessite une préparation minutieuse d’une année entière. Chaque membre porte 75 kilogrammes de matériel, incluant 40 kilogrammes de nourriture lyophilisée, le tout tracté sur des pulkas (traîneaux) spécialement testées en Norvège. L’absence de cartographie fiable – la dernière datant de 1954 – oblige l’équipe à s’appuyer sur un système GPS non conventionnel associé à des photographies aériennes.
Les conditions rencontrées dépassent tout ce que les alpinistes français avaient pu imaginer. Face au mont Darwin, l’équipe doit négocier une arête effilée de 5 kilomètres, oscillant entre 40 centimètres et 1,5 mètre de largeur. Les vents atteignent régulièrement 150 km/h, contraignant les explorateurs à progresser à quatre pattes ou même allongés pour éviter d’être emportés.
Le succès de cette expédition transforme définitivement la cordillère Darwin d’une “terra incognita” en territoire accessible, ouvrant la voie à de futures explorations scientifiques et sportives. Le film documentaire “Sur le fil de Darwin“, réalisé à partir des images tournées par l’équipe, témoigne de cet exploit exceptionnel et révèle au grand public la beauté sauvage de cette région.
Conservation et statut de protection
Le Parc National Alberto de Agostini
La protection de la cordillère Darwin s’articule principalement autour du parc national Alberto de Agostini, créé le 22 janvier 1965 par le décret suprême n°80 du ministère de l’Agriculture du Chili. Avec une superficie de 1 460 000 hectares, ce parc constitue la troisième plus grande aire protégée du Chili et englobe la majeure partie de la cordillère Darwin.
Le parc national porte le nom du père Alberto María De Agostini (1883-1960), missionnaire salésien, explorateur, photographe, géographe et ethnologue italien qui consacra une grande partie de sa vie à l’exploration et à la documentation de la Patagonie et de la Terre de Feu. Ses travaux pionniers, incluant une importante collection photographique et une vingtaine d’ouvrages sur la région, constituent un patrimoine scientifique et culturel inestimable.
Le parc s’étend sur trois provinces chiliennes : Magallanes, Tierra del Fuego et l’Antarctique chilien, illustrant la complexité administrative de cette région frontalière. Il inclut de nombreuses îles (Gordon, Londonderry, une partie de l’île Hoste), la totalité de la cordillère Darwin avec ses glaciers, ainsi que de nombreux fjords.
Reconnaissance internationale et Réserve de Biosphère UNESCO
En 2005, le parc national Alberto de Agostini obtient une reconnaissance internationale majeure en intégrant la réserve de biosphère Cabo de Hornos (cap Horn) de l’UNESCO. Cette désignation souligne l’importance écologique et culturelle mondiale de la région et place la cordillère Darwin parmi les 24 écorégions les plus pristines de la planète
L’un des nombreux fjords du parc national Alberto de Agostini (expédition en voilier, Canaux de Patagonie, Chili, 2025)
Le statut de réserve de biosphère implique un engagement de conservation à long terme, associé à des programmes de recherche scientifique et de développement durable. Cette reconnaissance favorise également le développement d’un écotourisme responsable, permettant aux visiteurs de découvrir cette région exceptionnelle tout en contribuant à sa préservation.
La cordillère Darwin bénéficie également de la protection offerte par diverses conventions internationales, notamment celles relatives à la protection des zones humides et des espèces migratrices. Sa position géographique unique en fait un corridor essentiel pour de nombreuses espèces d’oiseaux marins et de mammifères marins qui transitent entre l’Atlantique et le Pacifique.
Défis de conservation actuels
Malgré son statut de protection, la cordillère Darwin fait face à plusieurs défis de conservation significatifs. Le changement climatique constitue la menace la plus préoccupante, avec un recul documenté de la plupart des glaciers de la région. Le glacier Marinelli, en particulier, subit un retrait accéléré qui témoigne de l’impact du réchauffement global sur ces écosystèmes fragiles.
L’introduction d’espèces exotiques, notamment les castors canadiens, pose un défi écologique majeur. Ces ingénieurs de l’écosystème modifient profondément l’hydrologie locale en construisant des barrages, perturbant les habitats naturels et compromettant l’intégrité des forêts magellaniques.
La pression touristique, bien que limitée par l’accessibilité difficile de la région (uniquement par voie maritime), nécessite une gestion attentive pour éviter la dégradation des sites les plus sensibles. Le développement de croisières spécialisées vers les glaciers de la cordillère Darwin requiert un équilibre délicat entre accessibilité publique, sensibilisation aux risques (ne pas faire de feu par exemple à cause du vent et des sites archéologiques yagan présents sur le littoral) et préservation environnementale.
Recherche scientifique et enjeux contemporains
Laboratoire du changement climatique
Cette cordillère constitue un laboratoire naturel exceptionnel pour l’étude du changement climatique et de ses impacts sur les écosystèmes subantarctiques. Les glaciers de la région, en particulier le glacier Marinelli, font l’objet d’un monitoring scientifique continu depuis plusieurs décennies.
Les recherches menées révèlent une tendance préoccupante au recul glaciaire généralisé. Le glacier Marinelli, qui était l’un des glaciers les plus stables de la région jusqu’aux années 1960, présente désormais un taux de retrait parmi les plus élevés au monde. Cette évolution rapide en fait un indicateur privilégié des modifications climatiques à l’échelle régionale et globale.
Les études géomorphologiques et climatologiques menées dans la cordillère Darwin contribuent également à la compréhension des mécanismes d’interaction entre océan, atmosphère et cryosphère dans les hautes latitudes australes. Ces recherches revêtent une importance particulière pour les modèles de prédiction climatique globale.
Biodiversité et adaptation évolutive
La position géographique unique de la cordillère Darwin, à l’interface entre les domaines tempéré et subantarctique, en fait un terrain d’étude privilégié pour comprendre les mécanismes d’adaptation et d’évolution des espèces dans des conditions environnementales extrêmes.
Les recherches sur la faune marine révèlent l’importance de la région comme corridor biologique entre les océans Atlantique et Pacifique. Les populations de mammifères marins qui fréquentent les fjords de la cordillère Darwin présentent des caractéristiques génétiques particulières, témoignant de l’isolement relatif de ces écosystèmes.
Deux baleines franches australes dans le canal Beagle (2018)
L’étude de la flore magellanique contribue à la compréhension des mécanismes d’adaptation des végétaux aux conditions de vent extrême et de stress hydrique. Les formes naines développées par certaines espèces arborescentes constituent un modèle d’étude pour comprendre la plasticité phénotypique des organismes face aux contraintes environnementales.
Vulnérabilité et résilience des écosystèmes
Les écosystèmes de la cordillère présentent une vulnérabilité particulière aux perturbations extérieures, du fait de leur isolement géographique et de leurs conditions environnementales déjà extrêmes. Cette fragilité intrinsèque rend d’autant plus crucial le développement de stratégies de conservation adaptatives.
Les recherches sur la résilience des forêts magellaniques face aux changements climatiques révèlent des capacités d’adaptation variables selon les espèces et les sites. Certaines populations de lenga montrent des signes de stress croissant, tandis que d’autres semblent maintenir leur vitalité malgré les modifications environnementales.
L’impact des espèces introduites sur l’équilibre écologique local fait l’objet d’études approfondies, notamment concernant les castors canadiens dont la prolifération modifie radicalement la structure des habitats aquatiques et forestiers. Ces recherches contribuent au développement de stratégies de gestion des espèces invasives adaptées aux conditions spécifiques de la cordillère Darwin.
Un patrimoine mondial à préserver
La cordillère Darwin demeure aujourd’hui l’un des derniers sanctuaires sauvages de notre planète, un territoire où la nature règne encore en maître absolu malgré la pression croissante des activités humaines. Cette chaîne de montagnes exceptionnelle, façonnée par des millions d’années d’évolution géologique et climatique, constitue un patrimoine naturel d’une valeur inestimable pour l’humanité entière.
L’exploit réalisé par le GMHM en 2011 a certes levé le voile sur cette “terra incognita”, mais il a également révélé la fragilité de ces écosystèmes uniques face aux défis du XXIe siècle. Le recul accéléré des glaciers, l’impact des espèces introduites et les pressions du changement climatique global menacent l’intégrité de ce joyau naturel.
La préservation de la cordillère Darwin nécessite une approche globale associant protection stricte, recherche scientifique de pointe et développement d’un écotourisme responsable. Cette région extraordinaire nous rappelle que certains territoires de notre planète méritent d’être préservés dans leur état sauvage, non seulement pour leur beauté intrinsèque, mais aussi pour leur rôle irremplaçable dans la compréhension des mécanismes fondamentaux qui régissent notre biosphère.
Au cœur de la Patagonie chilienne s’étend l’un des passages maritimes les plus emblématiques de la planète : le détroit de Magellan. Cette voie d’eau naturelle de 570 kilomètres, qui sépare la Patagonie continentale de la Terre de Feu, constitue le principal corridor bi-océanique reliant les océans Atlantique et Pacifique. Habité depuis plusieurs millénaires par les peuples autochtones Selknam, Kawesqar et Tehuelches et découvert il y a plus de 500 ans par Ferdinand Magellan, ce passage stratégique continue de fasciner par son histoire exceptionnelle, sa géographie unique et sa biodiversité remarquable.
Table des matières
Histoire et découverte : sur les traces de Magellan
L’expédition historique de 1520
Le 21 octobre 1520 marque une date cruciale dans l’histoire de la navigation mondiale. C’est ce jour-là que l’expédition espagnole menée par le navigateur portugais Ferdinand Magellan découvre l’entrée orientale du détroit qui portera son nom. Parti de Séville en septembre 1519 avec cinq navires et 237 hommes, Magellan recherchait un passage vers les îles Molucas, sources lucratives d’épices.
L’explorateur baptise initialement ce passage “Estrecho de Todos los Santos” (Détroit de Tous les Saints) en référence à la fête religieuse célébrée le jour de sa découverte. Ce n’est qu’après sa mort aux Philippines que Charles Quint, souverain d’Espagne, rebaptise le détroit en l’honneur de son découvreur.
Carte du détroit par Antonio Pigafetta
Une navigation périlleuse et révolutionnaire
La traversée du détroit par l’expédition de Magellan s’avère particulièrement difficile. Les navigateurs doivent affronter des vents violents, des courants imprévisibles et un labyrinthe de canaux bordés de montagnes enneigées. Antonio Pigafetta, chroniqueur de l’expédition, décrit ce passage comme ayant “110 leguas de long” (environ 440 milles) avec “des ports très sûrs, d’excellentes eaux, du bois de cèdre, du poisson, des sardines, des moules et du céleri”.
Cette découverte révolutionne la navigation mondiale en offrant une alternative au redoutable passage du cap Horn. De nombreuses expéditions furent menées pour faire évoluer les connaissances hydrographiques nécéssaires pour améliorer la sécurité de la navigation; parmis celles-ci, l’expédition de Beauchesne. Avant l’ouverture du canal de Panama en 1914, le détroit de Magellan devint rapidement la principale route maritime reliant l’Europe aux côtes pacifiques des Amériques.
Carte du détroit de Magellan (1699) établie sur les observations de l’expédition française de Beauchesne
Géographie et caractéristiques physiques
Dimensions et configuration
Le détroit de Magellan s’étend sur 570 kilomètres de longueur, depuis la pointe Dungeness à l’est jusqu’aux îlots Evangelistas à l’ouest. Sa largeur varie considérablement : elle atteint seulement 2 kilomètres à son point le plus étroit près de l’île Carlos III, tandis qu’elle peut s’élargir jusqu’à 32 kilomètres dans certaines sections.
Les profondeurs du détroit sont remarquables, oscillant entre 28 mètres minimum près de l’île Magdalena et 1,080 mètres maximum au niveau du phare Cooper Key. Cette configuration géologique complexe résulte de millions d’années d’activité tectonique et glaciaire qui ont façonné le paysage patagonique.
Formation géologique
L’origine du détroit remonte au Crétacé tardif, il y a environ 80 millions d’années. Les mouvements terrestres ont créé des fractures aux parois plates qui ont donné naissance aux canaux de patagonie. Durant le Pléistocène, il y a 1,5 million d’années, l’action glaciaire a approfondi et élargi ces passages naturels.
Cette histoire géologique explique la morphologie unique du détroit, caractérisée par des fjords profonds, des îles rocheuses et des canaux tortueux qui créent un véritable labyrinthe maritime.
Climat et conditions de navigation
Ce passage maritime historique présente des conditions météorologiques particulièrement exigeantes pour la navigation. Le climat subantarctique se caractérise par des vents d’ouest persistants, souvent appelés “williwaw” (un mot kawésqar), qui peuvent atteindre des vitesses de plus de 100 nœuds (185 km/h).
Ces vents descendant des montagnes côtières (vents catabatiques) créent des rafales violentes et imprévisibles, rendant la navigation périlleuse. Les températures varient généralement entre -5°C et 15°C, avec des précipitations fréquentes et une visibilité souvent réduite par le brouillard.
Les peuples autochtones : premiers gardiens du détroit
Bien avant que Ferdinand Magellan ne découvre ce passage maritime en 1520, le détroit et ses environs étaient habités depuis plus de 11,000 ans par différents peuples autochtones. Ces premiers habitants avaient développé des cultures complexes et diversifiées, parfaitement adaptées aux conditions extrêmes de la Patagonie australe. Trois groupes ethniques principaux coexistaient dans cette région : les Kawésqar, les Tehuelche (Aónikenk) et les Selknam.
Photographies des archives salésiennes : un homme selknam assis avec son arc, et une femme kawésqar avec son fils
Ces peuples originaires possédaient une connaissance approfondie du territoire et naviguaient déjà ces eaux difficiles des siècles avant l’arrivée des Européens. C’est d’ailleurs leurs feux de camp, observés par l’expédition de Magellan, qui donnèrent son nom à la “Tierra del Fuego” (Terre de Feu).
Avant de s’appeler “détroit de Magellan” et dans le cadre des activités de reconstruction des cartographies autochtones de l’association Karukinka, l’une des transcriptions du nom selknam de ce passage entre le continent et la Terre de Feu est Hatitelen. Pour en savoir plus sur ce projet, rdv ici : https://karukinka.eu/fr/cartographie-autochtone-toponymes-yagan-selknam-haush/
Les Kawésqar : nomades des canaux
Les Kawésqar ou Kawashkar, également appelés à tords Alacalufs par les navigateurs européens, constituent l’un des peuples des canaux patagoniques. Nomades des mers, ils parcouraient en canoës les canaux et fjords entre le golfe de Penas et le détroit de Magellan depuis environ 6,000 ans.
Mode de vie et territoire
Le territoire kawésqar s’étendait sur une zone immense, comprenant la partie occidentale du détroit, l’île Wellington, l’île Santa Inés et l’île Desolación. Ces navigateurs exceptionnels vivaient pratiquement sur leurs embarcations, des canoës construits en écorce d’arbre qui leur permettaient de se déplacer à travers le labyrinthe de canaux patagons.
Leur société était organisée en petits groupes familiaux qui se déplaçaient constamment en quête de ressources marines. Ils se nourrissaient principalement de loups marins, mollusques, poissons et collectaient également des cholgas (moules géantes pouvant atteindre 17 cm). Leur nom signifie littéralement “personne” ou “être humain” dans leur langue.
Spiritualité et rituels
Les Kawésqar possédaient un système de croyances centré sur Xólas, être créateur omnipresent et céleste. Leurs rituels complexes impliquaient des cérémonies où les femmes se rassemblaient dans des chozas spécialisées, le corps peint, pour communier avec les forces spirituelles.
L’utilisation de peinture corporelle constituait un élément central de leur culture, particulièrement lors des cérémonies religieuses et des rituels de passage/initiatiques. Ces pratiques révélaient une cosmovision sophistiquée adaptée à leur environnement maritime extrême.
Les Tehuelche (Aónikenk) : géants de la steppe continentale
Les Aónikenk, branche la plus australe du groupe Tehuelche, occupaient les vastes steppes patagoniennes entre le río Santa Cruz et le détroit de magellanique. Ces chasseurs-cueilleurs nomades furent les premiers autochtones rencontrés par l’expédition de Magellan en 1520.
Les “Géants patagons”
Les navigateurs européens furent impressionnés par la stature imposante des Aónikenk, qui mesuraient généralement plus d’1,80 mètre, soit une taille remarquable comparée aux Européens de l’époque (moins d’1,65 mètre). Cette différence physique donna naissance au mythe des “géants patagons” et au nom même de Patagonie.
Le terme “Patagón” fut créé par Antonio Pigafetta en référence au géant Pathoagon, personnage de roman de chevalerie, marquant ainsi l’imaginaire européen. Les Aónikenk se désignaient eux-mêmes comme “aonek’enk”, signifiant “gens du sud”.
Organisation sociale et territoire
La société aónikenk était fondamentalement égalitaire, organisée en bandes de chasseurs-recolecteurs qui se déplaçaient à pied à travers leurs territoires de chasse. Ils possédaient une connaissance détaillée de leur environnement et établissaient périodiquement leurs campements (aike) dans des lieux stratégiques.
Leur territoire était divisé zones de chasse familiales aux limites géographiques clairement établies. La transgression de ces territoires pouvait provoquer des conflits entre groupes, démontrant l’importance de l’organisation spatiale dans leur société.
Les Selknam : gardiens de la Terre de Feu
Les Selknam, également appelés Onas par leurs voisins Yagans, habitaient la grande île de la Terre de Feu et représentaient l’une des cultures les plus sophistiquées de la région. Arrivés à pieds sur l’île avant la fin de la dernière glaciation, alors que le détroit était encore fermé par les glaces, ils développèrent une société complexe avec des rituels élaborés.
Organisation territoriale et sociale
La société selknam était structurée autour de lignages habitant des territoires communs appelés haruwen. L’île était divisée en plusieurs de ces territoires, regroupés en sept “cielos” (cieux), divisions majeures à caractère exogamique qui obligeaient les membres d’un groupe à se marier avec des personnes d’un autre.
Cette organisation complexe révélait une société hautement stratifiée où chaque élément de la nature était associé à des ancêtres mythiques et à des territoires spirituels spécifiques.
La cérémonie du Hain
Le rituel le plus remarquable des Selknam était la cérémonie du Hain, complexe initiation masculine qui pouvait durer plusieurs mois. Cette cérémonie servait à initier les jeunes à l’âge adulte tout en maintenant la domination masculine au sein de la société selk’nam, à travers une représentation théâtrale sophistiquée.
Durant le Hain, les hommes adultes se déguisaient en esprits en utilisant des peintures corporelles élaborées et des masques, terrorisant les femmes qui devaient croire en la réalité de ces manifestations surnaturelles. Les Selknam utilisaient uniquement trois couleurs : noir (charbon et cendre), blanc (argile blanche) et rouge (ocre).
Tanu, l’une des divinités représentées durant le Hain, rituel initatique des jeunes hommes selknam (photographie de Martin Gusinde)
Chamanisme et spiritualité
Les chamanes selknam, appelés xo’on, jouissaient d’un grand prestige social. Ils entraient en transe par des chants prolongés, leur âme tentant d’ascendre vers l’un des “cielos” pour obtenir leur pouvoir spirituel. Ces pratiques chamaniques témoignaient d’une spiritualité complexe connectée à leur cosmovision territoriale.
Impact de la colonisation et génocide
L’arrivée de la colonisation européenne au XIXe siècle marqua le début d’une tragédie humaine sans précédent pour ces peuples. La colonisation chilienne et argentine, avec l’établissement d’estancias ovines et le développement de l’industrie baleinière, déclencha un véritable génocide contre les populations autochtones.
L’extermination systématique
Entre 1870 et 1900, les autorités chiliennes et argentines organisèrent des campagnes d’extermination contre les peuples patagons et fuégiens. Les estancieros payaient des primes pour les oreilles d’autochtones tués, transformant la chasse à l’homme en activité lucrative.
La population selknam, estimée à plus de 3,000 personnes en 1896, chuta dramatiquement à 279 en 1919 selon l’ethnologue Martín Gusinde, puis à seulement 25 en 1945 selon les chiffres officiels. Ces chiffres se doivent d’être pris avec beaucoup de précautions puisqu’ils prennenent en compte l’un des filtres de l’époque, le métissage, et la nécéssité de ne pas revendiquer d’appartenance autochtone pour se protéger.
Exhibitions humaines
L’humiliation culmina avec l’exhibition de groupes d’autochtones dans les “zoos humains” européens et sudaméricains. Entre 1878 et 1900, des représentants des peuples Tehuelche, Selknam et Kawésqar furent capturés pour être exposés comme des curiosités. Beaucoup ne survécurent pas à ces exhibitions dégradantes, l’une des expressions les plus abjectes du colonialisme et fondement même du racisme.
M. Maître et plusieurs personnes Selknam capturées en accord avec les autorités chiliennes pour être exhibées lors des zoos humains organisés en Europe (1889)
Renaissance et reconnaissance contemporaine
Malgré les tentatives d’extermination, ces peuples ne sont pas totalement éteints. Une renaissance culturelle et politique remarquable s’observe depuis les dernières décennies.
Reconnaissance officielle
L’Argentine reconnut officiellement les Selknam en 1994, tandis que le Chili les reconnut en 2023 par la loi 21.606. Le recensement argentin de 2010 révèle l’existence de 2,761 personnes s’identifiant comme Selknam, dont plus de 294 vivent en Terre de Feu. Au Chili, 1,144 personnes se déclarent Selknam selon le recensement de 2017.
Les Kawésqar sont reconnus par la loi indígena 19.253 depuis 1993 et s’organisent en 14 Communautés Indigènes. Selon le recensement chilien de 2017, 3,448 personnes se déclarent Kawésqar.
Recherche et réhabilitation
Des universités chiliennes, notamment l’Universidad de Magallanes et l’Universidad Católica Silva Henríquez, mènent des recherches pour documenter l’histoire réelle de ces peuples. Ces travaux révèlent que les Selknam étaient plus nombreux qu’estimé précédemment et remet en question les narratifs historiques établis par les colonisateurs.
Cette renaissance culturelle témoigne de la résilience extraordinaire de ces peuples qui, malgré un génocide systématique, maintiennent vivante leur identité et revendiquent leur place dans l’histoire du détroit de Magellan.
Biodiversité et écosystèmes marins
Faune marine exceptionnelle
Le détroit de Magellan abrite une biodiversité marine remarquable qui en fait l’une des zones les plus riches de l’hémisphère sud. Les eaux froides et riches en nutriments favorisent le développement d’un écosystème unique où prospèrent de nombreuses espèces endémiques.
Les manchots de Magellan
Manchots de Magellan sur l’île Magdalena
L’île Magdalena, située à 32 kilomètres au nord-est de Punta Arenas, héberge la plus importante colonie de manchots de Magellan (Spheniscus magellanicus) du détroit. Cette colonie compte environ 50,000 couples reproducteurs qui se rassemblent chaque année entre octobre et mars pour la saison de reproduction.
Ces manchots, nommés en l’honneur de Ferdinand Magellan qui les observa en 1520, peuvent mesurer jusqu’à 76 centimètres et peser entre 2,7 et 6,5 kilogrammes. Ils se distinguent des autres espèces par leurs deux bandes noires caractéristiques sur la poitrine.
Mammifères marins
Le détroit accueille également une riche population de mammifères marins. Les baleines à bosse fréquentent particulièrement l’aire marine protégée Francisco Coloane, créée spécifiquement pour leur conservation. Cette zone constitue l’un des meilleurs sites d’observation de cétacés au monde.
Les lions de mer d’Amérique du Sud (Otaria flavescens) et les éléphants de mer du Sud établissent leurs colonies sur les îles rocheuses du détroit. L’île Marta, proche de l’île Magdalena, abrite plus de 1,000 lions de mer ainsi que diverses espèces d’oiseaux marins.
Petite colonie d’otaries à fourrure (Otaria flavescens) en Patagonie chilienne
Diversité aviaire
Les eaux du détroit attirent de nombreuses espèces d’oiseaux marins. Les cormorans impériaux, les albatros à sourcils noirs, les pétrels géants antarctiques et les majestueux condors des Andes survolent régulièrement ces eaux.
Flore terrestre et écosystèmes côtiers
La végétation des côtes du détroit reflète l’adaptation remarquable de la flore aux conditions climatiques extrêmes de la Patagonie. Les forêts de Nothofagus, comprenant le coigüe de Magellan (Nothofagus betuloides), le lenga (Nothofagus pumilio) et le ñirre (Nothofagus antarctica), dominent les paysages boisés marqués par l’anémomorphose.
Un hêtre impacté par les vents de Patagonie, Estrecho de Magallanes, Chili
Dans les zones plus exposées se développent des matorrals composés de romerillo (Chiliotrichum diffusum), de chaura (Pernettya pumila) et du célèbre calafate (Berberis microphylla), arbuste à petits fruits emblématique de Patagonie. La région abrite également une diversité exceptionnelle de mousses et lichens, véritables forêts miniatures de bryophytes emblématiques de ces écosystèmes subantarctiques.
Navigation et importance stratégique moderne
Pilotage obligatoire et sécurité maritime
Depuis 1978, la navigation dans le détroit de Magellan requiert un pilotage obligatoire pour tous les navires commerciaux. Cette mesure, mise en place par l’autorité maritime chilienne, vise à garantir la sécurité dans ces eaux difficiles et à préserver l’environnement marin exceptionnel.
Les pilotes embarquent généralement à la baie Posesión pour l’entrée orientale et accompagnent les navires jusqu’à la sortie occidentale près des îlots Evangelistas. Ce service de pilotage s’appuie sur un réseau de phares et de stations de contrôle du trafic maritime répartis tout au long du détroit. Le site de l’Armada chilienne DIRECTEMAR fournit les détails de ces aides à la navigation.
Renaissance économique et géopolitique
Contrairement aux prédictions pessimistes suivant l’ouverture du canal de Panama, le détroit de Magellan connaît aujourd’hui une renaissance stratégique remarquable. L’Armada du Chili rapporte une augmentation de 25% du trafic maritime en 2024 par rapport à l’année précédente, avec une projection d’augmentation de 70% pour l’ensemble de l’année.
Cette croissance s’explique par plusieurs facteurs convergents : les tensions géopolitiques mondiales, les limitations du canal de Panama face aux navires de grande taille, et l’émergence de l’Asie-Pacifique comme centre économique mondial. La route du détroit présente l’avantage d’être 390 milles nautiques plus courte que le passage par le cap Horn, économisant environ 32 heures de navigation.
Le potentiel de l’hydrogène vert
La région de Magallanes se positionne actuellement comme un acteur majeur de l’hydrogène vert grâce à ses conditions climatiques exceptionnelles. Les vents constants et puissants du détroit offrent un potentiel éolien capable de produire sept fois la capacité actuelle de la matrice électrique chilienne.
Ce développement controversé transformerait le détroit en corridor énergétique stratégique pour l’approvisionnement mondial en hydrogène vert. Les investissements chinois et japonais dans la région témoignent de l’intérêt international croissant pour cette nouvelle activité économique.
Tourisme et découverte
Croisières et observation de la faune
Le détroit de Magellan s’est imposé comme une destination touristique de premier plan, attirant près de 77,691 passagers lors de la saison 2024-2025. Punta Arenas, principal port de la région, accueille 175 croisières de 47 navires différents, positionnant la région comme le principal système portuaire chilien pour le tourisme de croisière.
Les excursions vers l’île Magdalena représentent l’activité touristique phare. Ces navigations d’une demi-journée permettent aux visiteurs d’observer les manchots de Magellan et les baleines dans leur habitat naturel, accompagnés de guides spécialisés qui partagent leurs connaissances sur la biologie et le comportement de ces oiseaux et cétacés remarquables.
Tourisme antarctique
Le détroit constitue également la porte d’entrée privilégiée vers l’Antarctique. Plus de 60% des croisiéristes (47,222 passagers) optent pour des programmes antarctiques, faisant de Punta Arenas et Puerto Williams les points de départ principaux de ces expéditions polaires via le passage de Drake.
Vue sur la ville de Punta Arenas, une escale pour le transit maritime international (Province de Magallanes, Chili, Amérique du Sud)
Cette spécialisation renforce la position stratégique de la région dans le tourisme polaire international, avec des infrastructures adaptées aux standards de l’Association Internationale des Opérateurs Touristiques Antarctiques (IAATO).
Conservation et défis environnementaux
Aires protégées marines
La conservation de l’écosystème unique du détroit s’appuie sur plusieurs aires marines protégées. Le parc marin Francisco Coloane constitue le premier parc marin du Chili, créé spécifiquement pour protéger les cétacés et leur habitat.
Le Monument Naturel Los Pingüinos, établi en 1982, protège les îles Magdalena et Marta ainsi que leur faune exceptionnelle. Ces mesures de conservation visent à préserver l’équilibre écologique tout en permettant un tourisme durable.
Enjeux climatiques
Le changement climatique représente un défi majeur pour l’écosystème du détroit. Les modifications des courants marins, l’évolution des températures et les changements dans la distribution des espèces nécessitent une surveillance scientifique constante.
La région de Magallanes fait l’objet d’études approfondies pour comprendre l’impact du réchauffement climatique sur la biodiversité subantarctique. Ces recherches contribuent à la compréhension globale des changements environnementaux dans les régions polaires.
Un passage d’avenir
Le détroit de Magellan incarne parfaitement la rencontre entre l’histoire et l’avenir, entre la préservation et le développement. Ce passage mythique, découvert il y a plus de cinq siècles, retrouve aujourd’hui une importance stratégique majeure dans un monde en transition énergétique et géopolitique.
Corridor bi océanique unique et sanctuaire d’une biodiversité exceptionnelle, le détroit de Magellan s’affirme comme l’un des espaces les plus fascinants de notre planète. Sa capacité à concilier développement économique, préservation environnementale et rayonnement touristique en fait un potentiel modèle pour les régions polaires du XXIe siècle.
Pour les voyageurs en quête de découvertes exceptionnelles, ce passage maritime offre une expérience inoubliable à l’extrême sud de la Patagonie, avec une rive continentale et l’autre insulaire. Entre histoire maritime, faune extraordinaire et paysages grandioses, ce passage légendaire continue d’écrire les plus belles pages de l’aventure humaine aux confins du monde.
TRT Global Español (2024). ¿Por qué el estrecho de Magallanes es un paso estratégico en el comercio mundial?. Analyse géopolitique internationale. https://trt.global/espanol/article/1493351100
Rafaela Ishton demeure l’une des figures les plus importantes et emblématiques de la résistance culturelle et de la mémoire Selk’nam de Terre de Feu. Fille de Felipe Ishton et de Petronila Tial, tous deux Selk’nam ayant vécu selon les habitudes ancestrales de leur peuple, elle incarne la dignité, la résilience et la transmission d’une identité qui a bravé l’extermination, l’exil puis la marginalisation au XXe siècle.
Son nom reste aujourd’hui associé à la communauté autochtone Selk’nam d’Argentine (Comunidad Indígena Selk’nam Rafaela Ishton), en hommage à son combat pour la mémoire et les droits des peuples indigènes Selkn’am et Haush.
Table des matières
Son enfance sur la Grande Île de Terre de Feu
Née le 1er août 1919 à l’estancia La Herminita, Rafaela baigne dès l’enfance dans la culture et la langue maternelle de son peuple. À l’âge de 5 ans, elle perd sa mère et est prise en charge par la Mission salésienne, institution catholique à la fois refuge, lieu de maltraitances et vecteur d’acculturation. Jusqu’à ses 20 ans, elle y mène sa jeunesse, subissant de plein fouet la disparition progressive des modes de vie traditionnels, alors que son peuple est violemment confronté aux bouleversements coloniaux.
La disparition accélérée du mode de vie ancestral Selk’nam — décimations, spoliations, migration — façonne sa jeunesse. C’est aussi dans ces années qu’elle apprend à naviguer entre plusieurs univers : autochtone, missionnaire, rural et ouvrier.
Une résistance silencieuse et en famille
Rafaela Ishton traverse une époque où la négation identitaire et la dépossession foncière sont la règle. Après les massacres et la réduction massive de la population au début du XXe siècle, les Selk’nam sont souvent réduits à l’exil répété, à la précarité et à une invisibilité sociale entretenue. L’intégration forcée dans l’économie des estancias (travail rural, domestique, pêche) contraste avec la mémoire d’une existence nomade et autonome.
En décembre 1940, elle épouse Santiago Rupatini et le couple part s’installer sur les rives du lac Khami (Fagnano), à l’estancia La Pampa, pour élever du bétail et tenter de maintenir une économie familiale dans un espace autrefois saisi aux Selk’nam. Rafaela travaille également comme cuisinière dans différentes estancias de la région, à Sara et San Sebastián, témoignage du rôle économique occupé par de nombreux survivants et descendants de survivants dans la nouvelle société de Terre de Feu en mutation.
La famille finit par s’installer à Ushuaia, capitale provinciale. Rafaela s’y emploie à la municipalité et élève ses cinq enfants : Juan Carlos, María Esther, Amalia, Carlos Armando et Aldo Domingo. Elle laisse aussi une importante postérité, de nombreux petits-enfants et descendants, portant aujourd’hui la fierté Selk’nam dans l’espace public.
Figure de mémoire et de la renaissance d’une communauté
Rafaela Ishton décède à l’âge de 66 ans, en 1985, à Ushuaia. Elle laisse derrière elle un héritage qui devient rapidement référence pour les descendants Selk’nam et symbole de l’engagement pour la mémoire autochtone. Son prénom est choisi par les siens pour nommer la « Communauté indigène Rafaela Ishton », reconnue en 1996 par l’Institut National des Affaires Indigènes d’Argentine, première entité Selk’nam officiellement enregistrée dans le pays. C’est également une référence pour toute la mouvance indigène du Sud austral (y compris les Haush et les Yagan).
La communauté impulsera des actions en faveur de la restitution foncière, de la revitalisation des pratiques culturelles, de la consultation auprès des pouvoirs publics, et demeure aujourd’hui l’interlocutrice principale pour la défense de la mémoire et des droits Selk’nam en Argentine.
La « Communauté indigène Rafaela Ishton » est à l’origine de nombreuses mobilisations. Son territoire communautaire à Tolhuin a reçu la première reconnaissance foncière autochtone argentine en 2014, sur la rive est du Lac Khami (Fagnano), un acte historique pour les peuples indigènes d’Argentine. Elle œuvre aujourd’hui dans l’inclusion des droits autochtones dans l’état civil (actes de naissance intégrant l’appartenance indigène), la participation à la gestion des forêts et du territoire, et la perpétuation de la mémoire orale de la culture Selk’nam.
Rafaela Ishton reste ainsi un symbole vivant, honoré dans les discours et la pratique, autour de l’idée de résistance, de dignité, mais aussi de vie au quotidien et d’ancrage sur la terre ancestrale. Sa trajectoire individuelle illustre la lutte pour la transmission identitaire et la résistance pacifique d’un peuple déclaré disparu mais qui n’a pourtant jamais cessé d’être vivant.
La mission scientifique française du cap Horn de 1882-1883 a été menée dans le cadre de la première Année polaire internationale. Cette expédition multidisciplinaire a permis de rassembler une documentation extraordinaire sur les aspects géographiques, hydrographiques, géomagnétiques et géologiques de l’archipel fuégien. Sous le commandement de Louis-Ferdinand Martial et à bord du navire La Romanche, l’expédition a établi sa base principale dans la baie Orange, sur l’île Hoste, à environ 40 kilomètres au nord-ouest du cap Horn.
Table des matières
Le contexte géopolitique et scientifique de l’expédition
La genèse de l’Année polaire internationale
L’initiative de cette mission s’inscrit dans un mouvement scientifique international d’une ampleur inédite : en 1879, lors du Congrès international de météorologie de Rome, onze pays européens associés aux États-Unis décident de coordonner leurs recherches pour étudier simultanément les phénomènes géodésiques autour des pôles. Cette première Année polaire internationale représente un tournant dans l’histoire de la coopération scientifique mondiale, avec des stations d’observation établies simultanément dans l’Arctique et l’hémisphère sud.
La France choisit stratégiquement la Terre de Feu comme terrain d’exploration, motivée par une double ambition : affirmer sa capacité scientifique face aux puissances rivales (notamment l’Angleterre et l’Allemagne) et contribuer à la connaissance exhaustive d’un territoire alors largement méconnu. Le programme scientifique international visait principalement l’étude du magnétisme terrestre, de la météorologie et l’observation du passage de Vénus devant le Soleil le 6 décembre 1882.
L’organisation de la mission scientifique française du cap Horn
L’expédition bénéficie du patronage conjoint des ministères de la Marine et de l’Instruction publique, placée sous le contrôle scientifique du Muséum national d’histoire naturelle et de l’Académie des sciences. L’Académie des sciences de Paris créé une commission spéciale dirigée par Jean-Baptiste Dumas, secrétaire perpétuel, et comprenant notamment Alphonse Milne-Edwards, pionnier de l’océanographie française. Cette organisation reflète la volonté institutionnelle française de faire de cette mission un modèle d’excellence scientifique.
Le navire La Romanche : un laboratoire flottant adapté aux mers australes
Caractéristiques techniques et adaptations
La Romanche est un trois-mâts barque de la marine nationale française, de 1 700 tonneaux et 64 mètres de long. Pour l’adapter à cette mission spécifique dans les mers australes, le navire subit plusieurs transformations intérieures cruciales. Ces modifications incluent l’installation d’équipements scientifiques spécialisés, de laboratoires et d’espaces de stockage pour les instruments de mesure et les collections.
L’équipage comprend 140 personnes, réparties entre marins, officiers et personnel scientifique. Cette importante dotation humaine permet d’assurer simultanément les opérations maritimes complexes et les programmes scientifiques multidisciplinaires. La division de l’équipe en deux groupes – l’un à terre pour les observations fixes, l’autre en mer pour les relevés hydrographiques – témoigne de l’ambition de l’expédition.
La Romanche, navire de la mission scientifique française du cap Horn, au mouillage dans l’archipel fuégien (Baie Romanche, nord de l’île Gordon, Chili)
Itinéraire et navigation vers la Terre de Feu
L’expédition quitte Cherbourg le 17 juillet 1882, effectuant des escales stratégiques à Santa Cruz de Tenerife et Montevideo. À Montevideo, Louis-Ferdinand Martial rencontre l’expédition italo-argentine dirigée par le commandant Giacomo Bove, échangeant des informations précieuses sur les conditions de navigation et les particularités de la région australe.
La Romanche atteint la baie Orange le 6 septembre 1882, après avoir navigué dans des conditions particulièrement difficiles. Le choix de ce site résulte d’une analyse minutieuse : la baie offre un mouillage de qualité, une proximité immédiate avec le cap Horn, et la disponibilité en bois et eau douce indispensables à un séjour prolongé.
L’installation scientifique de la baie Orange : une base d’observation d’exception
Architecture et équipements de la station terrestre
L’installation terrestre, établie sur les flancs d’une colline abrupte, s’étend sur 450 m² et constitue un véritable complexe scientifique. Les infrastructures comprennent :
Un observatoire magnétique équipé des instruments les plus avancés de l’époque pour les mesures de déclinaison, inclinaison et intensité magnétiques
Un observatoire astronomique pour les observations du passage de Vénus et les calculs de position précise
Une cabane spécialisée pour l’appareil de dosage de l’acide carbonique atmosphérique, innovation remarquable pour l’époque
Une station marégraphique avec un pont de 30 mètres installé avec l’aide d’un scaphandrier pour les mesures précises des marées
Des laboratoires photographiques et d’histoire naturelle équipés pour le traitement des échantillons
Des chambres barométriques pour les mesures atmosphériques continues
Instrumentation scientifique de pointe
L’équipement scientifique embarqué représente l’état de l’art de l’instrumentation météorologique et géophysique des années 1880. Les instruments incluent des marégraphes enregistreurs automatiques, des thermomètres de précision, des baromètres étalonnés, des appareils de dosage gazeux, des photomètres pour l’étude de la radiation solaire, et un ensemble complet d’instruments magnétiques calibrés au laboratoire central de France.
Cette instrumentation permet d’effectuer des mesures continues et précises sur une gamme étendue de paramètres physiques, constituant l’une des premières stations d’observation multidisciplinaire de l’hémisphère sud.
Les observations météorologiques : une documentation climatologique exhaustive
Programme et méthodologie des relevés atmosphériques
Le programme météorologique, dirigé par le capitaine de frégate Jules Lephay, constitue l’un des volets les plus systématiques de la mission. Les observations, réalisées entre octobre 1882 et septembre 1883, couvrent l’ensemble des paramètres atmosphériques : pression barométrique, température de l’air et de l’eau de mer, humidité relative, nébulosité, direction et force du vent, précipitations.
La fréquence des observations atteint un niveau remarquable pour l’époque : relevés horaires pendant les périodes d’activité normale, observations continues pendant les phénomènes météorologiques exceptionnels. Plus de 120 000 données numériques sont compilées durant le séjour, constituant la base de données climatologique la plus complète jamais rassemblée pour cette région.
Innovations dans l’étude de la physique atmosphérique
L’expédition française innove particulièrement dans l’étude de la composition chimique atmosphérique. Sous l’impulsion d’Achille Müntz et d’Eugène Aubin, 39 mesures de concentration en dioxyde de carbone sont effectuées dans la baie Orange, complétées par 6 mesures durant le voyage de retour vers Cherbourg. Ces observations, parmi les premières au monde de ce type, révèlent une concentration moyenne de 256 ppm, fournissant des données précieuses pour la compréhension des variations géographiques du CO₂ atmosphérique.
Les études incluent également des recherches sur l’électricité atmosphérique, les radiations solaires, l’évaporation de l’eau douce, et la décroissance de la température avec l’altitude. Ces travaux, publiés dans le tome III de la mission sous le titre “Recherches sur la constitution chimique de l’atmosphère”, constituent une contribution majeure à la physique atmosphérique naissante.
Caractérisation du climat fuégien
Les résultats météorologiques permettent une caractérisation précise du climat de l’archipel du cap Horn. Jules Lephay documente la fréquence exceptionnelle des tempêtes (plus de 200 jours de vent fort par an), l’instabilité permanente des conditions atmosphériques, et l’influence des masses d’air antarctiques sur le régime météorologique local. Les données sur les précipitations révèlent un total annuel dépassant 3 000 mm, avec une répartition saisonnière marquée par l’intensité hivernale.
Ces observations enrichissent considérablement la connaissance des “parages tourmentés du cap Horn” et fournissent aux navigateurs des informations essentielles pour la sécurité de la navigation dans cette région réputée redoutable.
Le programme géomagnétique : cartographier le champ magnétique austral
Méthodologie et instrumentation magnétique
Le programme géomagnétique, dirigé par François-Octave Le Cannellier, constitue l’un des volets les plus sophistiqués techniquement de l’expédition. Les observations portent sur la détermination des éléments magnétiques absolus : déclinaison magnétique, inclinaison magnétique et intensité horizontale. L’instrumentation comprend des théodolites magnétiques de précision, des inclinomètres, des magnétomètres à oscillations et des appareils d’enregistrement continu des variations magnétiques.
La station magnétique de la baie Orange est établie selon les normes internationales les plus strictes, avec un observatoire en bois non magnétique, isolé des perturbations métalliques du campement principal. Les instruments, calibrés dans les observatoires de référence européens, permettent d’atteindre une précision de mesure remarquable pour l’époque.
Contribution à la cartographie magnétique mondiale
Les observations géomagnétiques de la mission française s’inscrivent dans le vaste programme international de cartographie du champ magnétique terrestre initié par Carl Friedrich Gauss et Wilhelm Weber. Les mesures effectuées dans la baie Orange complètent les données arctiques et contribuent à la détermination de la position du pôle magnétique sud et à la modélisation mathématique du champ géomagnétique global.
Les résultats, publiés dans le tome III “Magnétisme terrestre”, incluent les valeurs absolues des éléments magnétiques, les variations diurnes et les perturbations magnétiques observées. Ces données restent référencées dans les travaux géomagnétiques postérieurs et contribuent à la compréhension de l’évolution séculaire du champ magnétique terrestre.
Phénomènes magnétiques particuliers observés
L’équipe française documente plusieurs phénomènes magnétiques remarquables spécifiques aux hautes latitudes australes. Les observations incluent des variations magnétiques corrélées aux aurores australes, des perturbations liées aux orages magnétiques, et des anomalies locales attribuées aux formations géologiques particulières de l’archipel fuégien. Ces observations enrichissent la compréhension des interactions entre le champ magnétique terrestre et les phénomènes atmosphériques de haute altitude.
Les levés hydrographiques et la découverte de la fosse Romanche
Campagnes de sondages bathymétriques
Parallèlement aux observations terrestres, La Romanche effectue d’importantes campagnes hydrographiques le long des côtes fuégiennes et dans l’Atlantique Sud. Entre septembre 1882 et novembre 1883, le navire réalise sept voyages entre Punta Arenas et les îles de l’extrême sud, ainsi qu’un séjour aux îles Malouines. Ces campagnes permettent d’effectuer des relevés cartographiques précis et des sondages bathymétriques systématiques dans des eaux largement inexplorées.
L’équipement hydrographique comprend des sondeurs à ligne, des chronomètres de marine pour la détermination précise de la longitude, des sextants perfectionnés pour les observations astronomiques, et des instruments de mesure des courants marins. Ces campagnes permettent de corriger et de compléter significativement les cartes existantes de la région australe.
La découverte exceptionnelle de la fosse Romanche
L’événement hydrographique le plus remarquable de l’expédition survient lors du voyage de retour. Le 11 octobre 1883, dans l’Atlantique équatorial, La Romanche effectue un sondage révélant une profondeur de 7 761 mètres, découvrant ainsi la fosse Romanche. Cette découverte majeure révèle l’existence de la troisième fosse océanique la plus profonde de l’Atlantique, après la fosse de Porto Rico et celle des îles Sandwich du Sud.
La fosse Romanche, longue de 300 kilomètres et large de 19 kilomètres en moyenne, constitue une fracture fondamentale de la dorsale médio-atlantique. Sa découverte par l’expédition française contribue significativement à la compréhension de la géographie des fonds océaniques et préfigure les développements futurs de l’océanographie abyssale. Le nom de “fosse Romanche” perpétue la mémoire de cette découverte française remarquable.
Études des marées et de l’océanographie côtière
Les observations marégraphiques effectuées dans la baie Orange constituent l’un des premiers enregistrements systématiques des marées dans l’hémisphère sud austral. Le marégraphe enregistreur, installé sur un pont spécialement construit, permet d’étudier les caractéristiques du régime de marée semi-diurne de l’archipel fuégien, avec des amplitudes atteignant plusieurs mètres.
Ces études révèlent les particularités de la propagation des ondes de marée dans les chenaux complexes de l’archipel, l’influence de la topographie sous-marine sur les courants de marée, et les phénomènes de résonance dans les baies fermées. Les données collectées contribuent à améliorer la sécurité de la navigation dans cette région aux courants particulièrement forts.
L’exploration géologique : révéler la structure de l’archipel fuégien
Géologie structurale et pétrographie
Le programme géologique, dirigé par Paul Hyades, vise à élucider la structure géologique complexe de l’archipel fuégien. Les investigations portent sur la stratigraphie, la pétrographie, la tectonique et les processus géomorphologiques. L’équipe française effectue des levés géologiques détaillés, des collectes d’échantillons rocheux et des études de terrain dans des conditions souvent extrêmes.
Les résultats révèlent la complexité géologique exceptionnelle de la région, avec des formations métamorphiques anciennes, des intrusions granitiques, et des séquences sédimentaires déformées par les mouvements tectoniques andins. Cette diversité géologique explique les paysages spectaculaires de l’archipel et les variations importantes de la topographie sous-marine observées lors des sondages.
Paléontologie et géologie historique
Les recherches paléontologiques permettent de découvrir des fossiles caractéristiques qui contribuent à la datation des formations géologiques et à la reconstitution de l’histoire géologique de la région. Ces découvertes enrichissent la compréhension de l’évolution géodynamique de l’extrême sud de l’Amérique du Sud et de ses relations avec l’Antarctique.
L’étude des formations quaternaires révèle les traces des glaciations anciennes, avec des moraines, des stries glaciaires et des dépôts erratiques témoignant de l’extension passée des glaciers dans l’archipel. Ces observations contribuent à la reconstitution paléoclimatique de la région et à la compréhension des variations climatiques passées.
Volcanisme et activité géothermique
Bien que la région ne présente pas d’activité volcanique récente, l’équipe française documente les traces de volcanisme ancien et étudie les phénomènes géothermiques locaux. Ces études contribuent à la compréhension de l’évolution magmatique de la cordillère des Andes australes et de ses relations avec la subduction de la plaque de Nazca.
La cartographie et la géodésie : préciser la géographie australe
Levés topographiques et triangulations
L’expédition française effectue des levés topographiques précis de la baie Orange et des régions avoisinantes. Ces travaux, utilisant les méthodes géodésiques les plus avancées de l’époque, permettent de corriger les cartes existantes et de fournir des positions géographiques d’une précision inégalée. Les triangulations s’appuient sur des observations astronomiques répétées et des mesures d’angles horizontaux et verticaux avec des théodolites de précision.
Ces levés révèlent les inexactitudes importantes des cartes antérieures et contribuent significativement à l’amélioration de la cartographie de l’archipel fuégien. Les positions déterminées servent encore de référence pour les cartographies modernes de la région.
Détermination astronomique des coordonnées
Les observations astronomiques, effectuées tant à terre qu’en mer, visent à déterminer avec la plus grande précision possible les coordonnées géographiques des stations d’observation. Ces travaux utilisent les méthodes classiques de l’astronomie de position : observations méridiennes, hauteurs correspondantes, occultations stellaires. La qualité exceptionnelle du ciel austral, malgré la fréquence des nuages, permet d’obtenir des résultats d’une précision remarquable.
L’observation du passage de Vénus du 6 décembre 1882 constitue l’un des objectifs prioritaires de la mission. Cet événement astronomique rare permet de contribuer à la détermination de la parallaxe solaire et donc de la distance Terre-Soleil, enjeu scientifique majeur de l’époque.
Les études géomorphologiques et l’évolution du paysage
Processus d’érosion et sédimentation
L’équipe française documente minutieusement les processus géomorphologiques actifs dans l’archipel fuégien. L’érosion marine, particulièrement intense en raison des tempêtes fréquentes et des amplitudes de marée importantes, sculpte constamment les côtes rocheuses. Les observations révèlent des taux d’érosion exceptionnellement élevés, avec des reculs de falaise mesurables à l’échelle humaine.
Les processus fluviatiles, bien que limités par la taille modeste des cours d’eau, participent activement au modelé du relief par l’incision des vallées et le transport sédimentaire. Les études révèlent l’influence déterminante des cycles gel-dégel sur la désagrégation des roches et la production de sédiments.
Impact des glaciers et héritages glaciaires
L’archipel fuégien porte les traces évidentes de glaciations anciennes et actuelles. L’équipe française documente l’extension des glaciers contemporains, notamment ceux qui atteignent encore la mer, et étudie les formes d’érosion glaciaire : cirques, vallées en U, fjords. Ces observations contribuent à la compréhension de l’évolution paléogéographique de la région et des variations climatiques quaternaires.
Les dépôts morainiques, les blocs erratiques et les stries glaciaires témoignent de l’extension passée des glaciers, permettant de reconstituer les paléogéographies glaciaires et d’estimer l’ampleur des changements climatiques anciens.
L’héritage scientifique et les publications
Les sept tomes de la publication officielle
Les résultats de la mission sont publiés entre 1885 et 1891 en sept tomes constituant l’une des publications scientifiques les plus complètes de l’époque. Cette œuvre monumentale comprend :
Tome I : Histoire du voyage (Louis-Ferdinand Martial)
Tome II : Météorologie (Jules Lephay)
Tome III : Magnétisme terrestre et constitution chimique de l’atmosphère (Le Cannellier, Müntz, Aubin)
Tome IV : Géologie (Paul Hyades)
Tome V : Botanique (Hariot, Petit, Bescherelle, Franchet)
Tome VI : Zoologie (Milne-Edwards, Oustalet, Vaillant)
Tome VII : Anthropologie et Ethnographie (Hyades, Deniker)
Cette publication constitue une référence scientifique majeure, citée encore aujourd’hui dans les travaux de recherche sur l’Antarctique et l’océan Austral.
Impact sur la géographie et la navigation australes
Les travaux géographiques et hydrographiques de l’expédition révolutionnent la connaissance de l’archipel fuégien et améliorent considérablement la sécurité de la navigation dans le passage du cap Horn. Les cartes corrigées, les données météorologiques et les observations sur les courants marins sauvent de nombreuses vies humaines en permettant une navigation plus sûre dans cette région.
La découverte de la fosse Romanche ouvre de nouvelles perspectives à l’océanographie et préfigure les grands programmes d’exploration des abysses du XXe siècle. Cette découverte française majeure illustre l’impact durable de cette expédition sur les sciences marines.
L’innovation technologique et méthodologique
L’expédition française innove dans plusieurs domaines technologiques. Les adaptations spécifiques des instruments aux conditions extrêmes de l’environnement austral préfigurent les développements futurs de l’instrumentation polaire. Les techniques de protection contre l’humidité, le froid et les tempêtes développées par l’équipe française sont adoptées par les expéditions ultérieures.
L’utilisation systématique de la photographie scientifique, tant pour la documentation des phénomènes naturels que pour l’anthropologie, constitue une innovation remarquable. Les 323 plaques photographiques rapportées représentent l’une des premières documentations photographiques complètes d’une région polaire.
La mission scientifique française du cap Horn de 1882-1883 représente un accomplissement scientifique et technique remarquable qui transcende largement ses objectifs initiaux. Au-delà des contributions spécifiques à la météorologie, au géomagnétisme, à l’hydrographie et à la géologie, cette expédition établit les fondements méthodologiques de l’exploration scientifique polaire moderne.
L’installation de la baie Orange, véritable laboratoire scientifique aux confins du monde, démontre la capacité française à mener des programmes de recherche d’excellence dans les conditions les plus extrêmes. Les 120 000 observations météorologiques, les mesures géomagnétiques continues, les 39 analyses atmosphériques de CO₂, les levés hydrographiques systématiques et la découverte de la fosse Romanche constituent un patrimoine scientifique d’une richesse exceptionnelle.
Cette mission illustre parfaitement l’esprit scientifique de la fin du XIXe siècle, alliant rigueur méthodologique, innovation technologique et ambition géographique. Elle témoigne de la contribution française majeure à la première Année polaire internationale et établit la réputation d’excellence de l’océanographie française qui perdure encore aujourd’hui.
L’héritage de cette expédition dépasse le cadre purement scientifique pour s’inscrire dans l’histoire de l’exploration humaine et de la coopération internationale. Les sept tomes de publication, les collections scientifiques conservées dans les institutions françaises, et l’impact durable sur la cartographie australe constituent un témoignage permanent de cette réussite.
Bibliographie
Sources primaires et documents d’archives
Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883. Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883. Paris : Ministères de la Marine et de l’Instruction publique, 1885-1891, 7 volumes. Internet Archive.
Martial, Louis-Ferdinand. Mission scientifique au Cap Horn 1882-1883. Observatoire de la Côte d’Azur, Collections numérisées.
Lephay, Jules. Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883: Météorologie. Paris, 1885-1891.
Le Cannellier, François-Octave. “Magnétisme terrestre”. In Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883, Tome III. Paris : Ministères de la Marine et de l’Instruction publique, 1885-1891.
Müntz, Achille & Aubin, Eugène. “Recherches sur la constitution chimique de l’atmosphère”. In Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883, Tome III. Paris : Ministères de la Marine et de l’Instruction publique, 1885-1891.
Sources académiques contemporaines
Baker, F.W.G. “The First International Polar Year (1882–1883): French Measurements of Carbon Dioxide Concentrations in the Atmosphere at Bahia Orange, Hoste Island, Tierra del Fuego”. Polar Record, vol. 45, no. 3, juillet 2009, p. 204-208. Cambridge University Press.
Chapman, Anne, Barthe, Christine & Revo, Christophe. Cap Horn, 1882-1883. Rencontre avec les Indiens Yahgan. Paris : Éditions de la Martinière, 1995.
Ouvrages et articles spécialisés
“Terrestrial magnetism II. Into the field”. Lyell Collection, chapitre 3, 24 novembre 2024. Geological Society of London.
“Missions magnetiques organisees par le Bureau des longitudes”. Astrophysics Data System, Harvard University, 1903.
“The International Polar Year 1882–1883”. Academia.edu, 8 décembre 2016.
Martin Gusinde Anthropological Museum. Collections et documentation sur les expéditions scientifiques en Terre de Feu. Musée Yaganusi, Chili.
Publications d’institutions scientifiques
Observatoire de la Côte d’Azur. “Expo Livre : La Mission scientifique au Cap horn 1882-1883 par Louis-Ferdinand Martial”. Collections numérisées, 10 mai 2023.
Service bibliothèque de l’Observatoire de la Côte d’Azur. “Geophysics — Horn, Cape (Chile)”. Catalogue en ligne, 2003.
SUDOC (Système universitaire de documentation). “Mission scientifique du Cap Horn, 1882-1883 Tome III”. Notice bibliographique, 2018.
Sources océanographiques et géophysiques
“Summary of hydrographic observations in Drake Passage”. CLIVAR, Documents de recherche océanographique.
“THE BATHYMETRIC SOUNDINGS OF THE OCEANS”. International Hydrographic Review, University of New Brunswick.
“Topo-bathymetric and oceanographic datasets for coastal flooding”. Earth System Science Data, Copernicus Publications, 2021.
“THE INTERNATIONAL HYDROGRAPHIC REVIEW”. Organisation hydrographique internationale, novembre 2021.
Blogs et sites spécialisés
“La Romanche en Terre de Feu et au Cap Horn (1882-1883)”. Bibulyon – Carnet de la bibliothèque de Lyon, 10 janvier 2021.bibulyon.hypotheses
“WDC-MARE Reports”. EPIC – Electronic Publication Information Center, Alfred Wegener Institute.epic.awi
Sources complémentaires sur l’exploration polaire
“ANNALS OF THE INTERNATIONAL GEOPHYSICAL YEAR 1959”. National Snow and Ice Data Center (NSIDC).ftp.nsidc
“History of geomagnetism”. Encyclopedia Britannica / Wikipedia, 23 octobre 2011.wikipedia
“European and American voyages of scientific exploration”. Encyclopedia of exploration history, 30 avril 2011.wikipedia
Archives photographiques et visuelles
“Engravings of Tierra del Fuego”. Wikimedia Commons, 31 décembre 2021.wikimedia
Archives photographiques de la mission du Cap Horn. Collections du Musée du Quai Branly – Jacques Chirac et de la Bibliothèque nationale de France, Paris.
Publications officielles historiques
“L’Exploration : journal des conquêtes de la civilisation sur tous les points du globe”. Gallica – Bibliothèque nationale de France, 14 octobre 2007.
“FIFTY YEARS AGO…”. International Hydrographic Review, Archives historiques de la navigation.
La réserve de biosphère de Cabo de Hornos (Réserve naturelle cap Horn), établie en 2005, constitue l’une des aires protégées les plus méridionales et les plus vastes du globe, couvrant plus de 4 884 000 hectares de terres et d’eaux australes. Elle concentre des écosystèmes terrestres et marins uniques, des forêts subantarctiques intactes, une biodiversité exceptionnelle – notamment plus de 5% de la diversité mondiale de brióphytes – et les dernières populations du peuple Yaghan, qui perpétuent un lien millénaire avec ces paysages extrêmes.
La réserve de biosphère de Cabo de Hornos a été inscrite au programme « L’Homme et la biosphère » de l’UNESCO en juin 2005, devenant la plus australe et l’une des plus étendues du continent sud-américain. S’étendant sur environ 4 884 274 hectares, elle se compose d’une aire terrestre de 1 917 238 ha et d’une zone marine de 2 967 036 ha, intégrant pour la première fois au Chili des écosystèmes marins et terrestres sous un statut unique de conservation1. Les parcs nationaux Alberto de Agostini et Cabo de Hornos constituent la zone cœur protégée, où tout développement d’infrastructures est strictement interdit.
Plan de l’article
1. Géographie et zonation de la réserve naturelle cap Horn
Géographiquement, la réserve s’étend dans l’archipel de Terre de Feu, entre les latitudes 54,1° S et 56,2° S, et les longitudes 66,1° W et 72,5° W. Elle englobe les îles Wollaston, Hermite, Navarino et Hoste, ainsi que les canaux (dont le canal Beagle), fiords et courants qui dessinent un paysage façonné par les glaciations et l’activité tectonique. La zonation de la réserve MAB Unesco (réserve de biopshère Cabo de Hornos, soit la réserve marine sud du Chili) comprend trois niveaux : – La zone cœur (Parc national Alberto de Agostini comprenant la cordillère Darwin, et le parc national Cabo de Hornos) strictement protégée. – La zone tampon, où des activités légères et durables sont autorisées. – La zone de transition, incluant des villages isolés comme Puerto Williams et des infrastructures limitées sous un schéma de développement durable.
Carte issue de l’ouvrage “Reservas de la biosfera de Chile: laboratorios para la sustentabilidad” de Moreira-Muñoz, Andrés et Borsdorf, Axel, UNESCO, 2014 (page 55).
2. Écosystèmes terrestres et marins
2.1 Forêt subantarctique et tourbières
Les forêts subantarctiques de la réserve sont les plus méridionales sur Terre. Dominées par trois essences de Nothofagus – N. pumilio, N. betuloides et N. antarctica –, elles forment des peuplements caducifoliés et sempervirents, entrecoupés de turberas et de landes d’altitude. Ces massifs constituent l’un des rares cas de forêt tempérée non fragmentée à l’échelle mondiale. Les sols riches en matière organique abritent de vastes tapis de bryophytes, caractéristique d’un environnement humide et frais, qui jouent un rôle crucial dans le cycle hydrologique et la séquestration du carbone.
2.2 Écosystèmes marins et côtiers
La composante marine de la réserve s’articule autour d’un réseau complexe de fjords, canaux et plateaux sous-marins. Les courants de Humboldt et le mélange des eaux froides du Pacifique et de l’Atlantique ont favorisé le développement de forêts de kelp (Macrocystis pyrifera, Durvillaea antarctica) formant des « forêts sous-marines » abritant une riche faune invertébrée et des communautés de poissons. Les habitats intertidaux hébergent des espèces de macroalgues et un cortège d’invertébrés endémiques, tandis que l’eau froide et oxygénée soutient des populations de phoques, de lions de mer et de plusieurs espèces de cétacés.
3. Diversité biologique et endémisme : la biodiversité subantarctique
3.1 Bryophytes et lichens
Avec plus de 300 espèces d’hépatiques et 450 espèces de mousses, la réserve représente un hotspot mondial des bryophytes, soit plus de 5% de la diversité mondiale, sur moins de 0,01% de la surface terrestre de la planète. Ces communautés, qualifiées de « bosquets miniatures », servent de sentinelles pour évaluer l’impact du changement climatique et de l’augmentation des radiations UV.
Exemple de bryophytes / forêt miniature (mousses, hépatiques et lichens) de la réserve de biopshère du cap Horn (MAB-UNESCO); île Navarino, 2020 (c) Lauriane Lemasson.
3.2 Faune terrestre et marine
La faune terrestre inclut le huillín ou loutre australe (Lontra provocax), le carpintero negro ou pic de Magellan (Campephilus magellanicus) et d’autres oiseaux endémiques. En milieu marin, les eaux environnantes abritent des albatros à sourcil noir, des pétrels géants, des manchots de Magellan et des populations stables d’otaries à fourrure et de phoques léopards, témoignant de l’importance écologique de cette aire protégée.
Un Carancho noir de la baie Martial (Réserve du Cap Horn, le 10 avril 2025 lors d’une expédition en voilier au cap horn et dans les canaux de Patagonie)Baleines dans le canal Beagle, lors de l’expédition 2018 (association Karukinka)
4. Dimension bioculturelle et ethnologie Yaghan
La réserve est aussi un sanctuaire culturel. Les Yagan, peuple nomade des canaux australs, sont les plus méridionaux au monde : leur présence remonte à plus de 7 500 ans, comme en attestent les sites archéologiques de l’île Navarino. Toujours porteurs d’une connaissance fine de la navigation en canoë et de l’écologie subantarctique, ils ont activement collaboré aux recherches menées dans la réserve, en particulier via le parc ethnobotanique Omora, situé à proximité de Puerto Williams. Leurs traditions orales, leur langue et leurs savoirs sur la flore et la faune locales sont intégrés dans les programmes éducatifs et de conservation. L’écotourisme en patagonie est également l’une des activités phares des activités d’Omora.
5. Gouvernance et gestion
La gestion de la réserve est assurée par un conseil d’administration présidé par le gouverneur régional, associé à des services publics et à des organisations locales. Le comité scientifique, coordonné par le parc Omora et l’Université de Magallanes, pilote la recherche, le suivi écologique et les actions de conservation participative. En 2006, la réserve a rejoint le réseau Ibero-MAB de l’UNESCO, renforçant ainsi la coopération transnationale pour la recherche et la formation.
6. Menaces et enjeux de conservation
Malgré son isolement, la réserve fait face à plusieurs menaces : – Le développement touristique non maîtrisé, notamment les croisières de l’extrême sud et l’augmentation des passages autour du Cap Horn, génère un risque de pollution et de perturbation de la faune marine. – L’élevage intensif de saumons dans les fjords situés plus au nord dissémine des espèces exotiques et altère la qualité de l’eau. Des saumons se reproduisent désormais dans les eaux de cette réserve, impactant les espèces natives dont le robalo. – L’expansion du castor d’Amérique et du vison, deux espèces introduites, met en péril les forêts proches des cours d’eau, les habitats rivulaires et la nidification des oiseaux de rivage. Les programmes de suivi à long terme, comme celui de l’initiative Omora et les stations LTER (Long-Term Ecological Research), évaluent l’impact de ces pressions et proposent des mesures adaptatives. Ce suivi est fortement limité par le gigantisme de l’aire considérée et son accès complexe en terme de logistique.
Lac créé au pied d’un glacier par les castors, photographié lors d’une expédition en voilier en Patagonie (canal Beagle, île Hoste, Réserve de Biosphère du Cap Horn, Chili)
7. Initiatives de recherche et d’éducation
7.1 Parc ethnobotanique Omora
Créé en 2000, l’Omora Ethnobotanical Park est le cœur d’une approche transdisciplinaire alliant écologie, philosophie environnementale et éducation par la « philosophie du terrain ». Il propose des circuits pédagogiques, dont les « forêts miniatures », pour sensibiliser le public à la richesse des bryophytes et au lien entre biodiversité et culture Yagan.
7.2 Cape Horn International Center (CHIC)
Inauguré en 2020 à Puerto Williams, le CHIC a pour objectif de fédérer chercheurs, artistes et communautés autochtones pour développer un modèle de conservation bioculturelle, de formation technique et de développement durable. Ses programmes portent sur les réponses de la biodiversité aux changements climatiques, la gestion des invasives et la consolidation de politiques publiques adaptées aux zones subantarctiques.
……..
La réserve de biosphère de Cabo de Hornos reste l’un des rares refuges où s’exprime pleinement la cohabitation harmonieuse entre les habitants et des écosystèmes littéralement à la limite du monde. Pour assurer son avenir, il convient de renforcer la gouvernance participative, de contrôler les espèces invasives et d’encadrer le tourisme polaire sous la bannière d’un écotourisme responsable. Enfin, l’intégration permanente des savoirs Yagan dans les programmes de recherche et d’éducation garantira la préservation à la fois biologique et culturelle de ce sanctuaire subantarctique unique.
Glacier Pia, Canaux de Patagonie, Cordillère Darwin, Réserve de Biosphère du Cap Horn, Magallanes, Chili, 2025
Bibliographie
Rozzi, R. et al. (2006). Ten Principles for Biocultural Conservation at the Southern Tip of the Americas: The Cape Horn Biosphere Reserve. Ecology and Society, 11(1). https://www.ecologyandsociety.org/vol11/iss1/art43/
Rozzi, R. et al. (2004). Omora Ethnobotanical Park: A Model for Integrating Biocultural Conservation and Environmental Philosophy in the Cape Horn Biosphere Reserve. Environmental Ethics, 26(2), 131–169. https://doi.org/10.5840/enviroethics200426226
Mittermeier, R. A. et al. (2003). Hotspots: Earth’s Biologically Richest and Most Endangered Terrestrial Ecoregions. Conservation International. https://www.conservation.org
CONAF (Corporación Nacional Forestal). (2023). Reserva de la Biósfera Cabo de Hornos. Gobierno de Chile. https://www.chilebosque.cl
Cape Horn International Center (CHIC). (2021). CHIC Strategic Plan 2021–2026. Universidad de Magallanes. https://www.centrochic.cl
Anderson, C.B. et al. (2011). Exotic ecosystem engineers transform sub-Antarctic forest structure and function. Biological Invasions, 13, 545–561. https://doi.org/10.1007/s10530-010-9841-4
Anderson, C.B. et al. (2019). Cape Horn’s Lessons for Sustainability. Science Advances (UNESCO CHIC/UMAG). https://advances.sciencemag.org/
Rozzi, R. et al. (2010). La Reserva de Biósfera Cabo de Hornos: una propuesta educativa y de desarrollo sustentable en el extremo austral de Chile. Universidad de Magallanes. Disponible sur la bibliothèque CHIC.
Le cap Horn (Cabo de Hornos en espagnol, Kaap Hoorn en néerlandais, Loköshpi en langue yagan) représente bien plus qu’un simple point géographique. Situé à 55°58′ de latitude sud et 67°16′ de longitude ouest, ce promontoire rocheux de 425 mètres d’altitude constitue le point le plus austral de l’archipel de la Terre de Feu et marque symboliquement la rencontre des océans Atlantique et Pacifique. À 965 kilomètres du continent antarctique et à seulement 138 kilomètres d’Ushuaia, le cap Horn se dresse comme l’ultime sentinelle de l’Amérique avant l’immensité des mers australes.
Plan de l’article
Localisation géographique précise du cap Horn
Position dans l’archipel fuégien
Le cap Horn est situé sur l’île Horn (Isla Hornos), l’île la plus méridionale de l’archipel L’Hermite, lui-même faisant partie du vaste complexe insulaire de la Terre de Feu. Cette île de dimensions modestes (environ 6 km sur 2 km) appartient administrativement à la commune de Cabo de Hornos, dans la province de l’Antarctique chilien, région de Magallanes et de l’Antarctique chilien.
Contrairement à une idée répandue, le cap Horn n’est pas le point le plus austral de l’Amérique du Sud – ce titre revient aux îles Diego Ramírez, situées à 105 kilomètres à l’ouest-sud-ouest du cap Horn. Cependant, il demeure le plus méridional des grands caps historiques de navigation et le point de repère nautique le plus symbolique de l’hémisphère sud.
Coordonnées et distances stratégiques
Les coordonnées exactes du cap Horn – 55°58’28” de latitude sud et 67°16’10” de longitude ouest – le placent dans une position géographique unique. Cette localisation en fait un point de convergence naturel entre les principaux océans de l’hémisphère sud :
Distance à Ushuaia (Argentine) : 138 kilomètres au nord-nord-ouest
Distance à Puerto Williams (Chili) : 56 kilomètres au nord
Distance au continent antarctique : 965 kilomètres au sud
Distance au pôle Sud géographique : 2 535 kilomètres
Carte géographique montrant le cap Horn à l’extrémité sud de l’Amérique du Sud, les eaux adjacentes comprenant le passage de Drake, ainsi que les îles voisines situées dans les océans Pacifique, Atlantique et Austral (Source : Wikipedia)
Formation géologique et géomorphologie
Contexte géologique régional
La région du cap Horn s’inscrit dans l’histoire géologique complexe de la Terre de Feu, marquée par l’orogenèse andine et les glaciations quaternaires. L’archipel résulte de l’effondrement et de la fragmentation de l’extrémité australe de la cordillère des Andes, processus accentué par l’érosion glaciaire et l’élévation du niveau marin post-glaciaire.
Les formations géologiques de l’île Horn appartiennent principalement aux séries sédimentaires et volcaniques du Crétacé supérieur, témoins de l’intense activité tectonique qui a accompagné la fermeture du bassin marginal de Rocas Verdes et le début de la compression andine. Cette histoire géologique explique la topographie accidentée de la région, caractérisée par des reliefs modérés mais des côtes extrêmement découpées.
Morphologie côtière
Le cap Horn se présente aux navigateurs sous la forme d’une falaise de 425 mètres d’altitude plongeant directement dans l’océan. Cette configuration géomorphologique particulière résulte de l’action combinée de l’érosion marine, des cycles glaciaires-interglaciaires quaternaires et de la tectonique active de la région.
La faille de Magellan-Fagnano, système de décrochement sénestre actif qui traverse la Terre de Feu d’est en ouest, influence indirectement la géomorphologie de la région du cap Horn. Cette faille, avec une vitesse de déplacement d’environ 6,4 mm/an, témoigne de la dynamique tectonique continue qui façonne cette partie du monde.
Environnement océanographique et climatique
Le passage de Drake et ses caractéristiques
Le cap Horn marque la limite nord du passage de Drake, détroit de 809 kilomètres de largeur séparant l’Amérique du Sud de la péninsule Antarctique. Ce passage constitue la plus courte distance entre l’Antarctique et les autres terres du monde, avec seulement 135 kilomètres entre le cap Horn et l’île Snow au nord de la péninsule Antarctique.
Carte du courant circumpolaire antarctique et des fronts de densité de l’eau de mer autour de l’Antarctique indiquant la profondeur de l’océan et les principaux fronts près de l’océan Austral et des continents environnants (source : Wikipedia)
Courant circumpolaire antarctique
Le passage de Drake constitue le point de constriction maximale du courant circumpolaire antarctique, le plus puissant courant océanique de la planète. Ce courant, qui transporte en moyenne 150 millions de mètres cubes par seconde (soit environ 100 fois le débit de tous les fleuves du monde réunis), atteint son intensité maximale au niveau du cap Horn.
Cette particularité océanographique explique en grande partie les conditions météorologiques extrêmes qui règnent dans la région. Le courant circumpolaire, non entravé par des masses terrestres, génère un système de vents d’ouest permanents d’une violence exceptionnelle, connus sous les noms évocateurs de “Quarantièmes rugissants” et “Cinquantièmes hurlants”.
Climat subpolaire océanique
Le cap Horn bénéficie d’un climat subpolaire océanique caractérisé par des températures relativement stables mais fraîches toute l’année. Les températures moyennes oscillent autour de 5°C, avec des précipitations importantes atteignant 2 000 mm par an et 278 jours de pluie annuels.
Les vents constituent l’élément climatique dominant, avec des vitesses moyennes de 30 km/h et des rafales régulièrement supérieures à 100 km/h. Ces conditions extrêmes résultent de la position du cap dans la zone des “Cinquantièmes hurlants”, où les dépressions atmosphériques se succèdent sans être freinées par des obstacles continentaux.
Biodiversité et statut de conservation
Réserve de Biosphère du cap Horn (UNESCO)
Depuis 2005, le cap Horn fait partie de la Réserve de biosphère Cabo de Hornos, reconnue par l’UNESCO dans le cadre du Programme sur l’Homme et la Biosphère (MAB). Cette réserve couvre une superficie totale de 4 884 273 hectares, incluant une aire centrale de 1 347 417 hectares constituée des parcs nationaux Alberto de Agostini et Cabo de Hornos.
Le sud-ouest de l’île Horn lors du passage du cap Horn en voilier (Réserve de Biosphère du cap Horn, Patagonie, Chili, lors d’une expédition de l’association Karukinka, 2025)
Parc national Cabo de Hornos
Le Parc national Cabo de Hornos, créé le 26 avril 1945, s’étend sur 63 093 hectares et englobe les archipels des îles Wollaston et L’Hermite. Ce parc constitue l’aire protégée la plus australe de la planète et abrite des écosystèmes uniques adaptés aux conditions subantarctiques.
Biodiversité exceptionnelle
La région du cap Horn héberge l’écosystème forestier le plus méridional au monde et abrite 5% des espèces mondiales de bryophytes (mousses et hépatiques). La flore se caractérise par des forêts subpolaires de Magellan composées principalement de lengas et de coigües, ainsi qu’une grande variété de mousses, lichens et fougères adaptées aux conditions climatiques rigoureuses.
Forêt primaire dans la baie Tekenika (Réserve de Biosphère du cap Horn, expédition Karukinka, 2018)
La faune marine présente une richesse exceptionnelle, avec la présence de baleines à bosse, dauphins australs, otaries à fourrure, éléphants de mer du sud. L’avifaune comprend notamment les albatros à sourcils noirs, pétrels géants, manchots de Magellan, cormorans royaux et condors des Andes.
Baleines observées lors d’une expédition en voilier dans les canaux de Patagonie (Chili) en automne 2018 (c) Karukinka
Histoire maritime et découverte européenne
La découverte de 1616
Le cap Horn fut découvert le 29 janvier 1616 par l’expédition hollandaise menée par Willem Schouten et Jacob Le Maire. Ces navigateurs cherchaient une route alternative au détroit de Magellan pour contourner le monopole de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales.
Le cap reçut son nom en l’honneur de la ville de Hoorn aux Pays-Bas, port d’attache de l’expédition. Cette découverte bouleversa les équilibres maritimes mondiaux en ouvrant une nouvelle route océanique entre l’Atlantique et le Pacifique, plus large que le détroit de Magellan mais infiniment plus dangereuse.
Une route commerciale historique
Pendant près de trois siècles, le cap Horn constitua un passage crucial des routes commerciales mondiales. Les grands voiliers transportaient les marchandises entre l’Europe, l’Amérique et l’Asie, notamment le guano, le nitrate, les céréales, la laine et l’or en provenance d’Australie.
Cette époque des “cap-horniers” se termina avec l’ouverture du canal de Panama en 1914. Le dernier voilier commercial à passer le cap Horn fut le Pamir en 1949, marquant la fin d’une époque légendaire de la navigation à voile.
L’une des nombreuses cartes établies lors de la Mission Française du Cap Horn (1882-1883) dirigée par le Commandant Martial
Contexte culturel et peuples autochtones
Le peuple originel
Avant l’arrivée des Européens et la colonisation entre 1860 et 1920, la région du cap Horn était uniquement habitée par le peuple yagan (ou yámana), nomades marins qui naviguaient dans leurs canoës d’écorce entre les îles et canaux de l’archipel. Ces peuples chasseurs-cueilleurs avaient développé une culture maritime remarquablement adaptée aux conditions extrêmes de cette région.
Les Yagan appelaient le cap Horn “Loköshpi”, terme qui s’inscrit dans leur riche toponymie maritime. Selon les travaux de l’association Karukinka, plus de 3 000 toponymes en langues yagan, haush et selk’nam ont été recensés dans la région s’étendant du détroit de Magellan au cap Horn, témoignant d’une connaissance précise et sensible de ce territoire par ses premiers habitants.
Mémoire et transmission
L’association Karukinka, fondée en 2014 par Lauriane Lemasson, mène depuis plus de dix ans un travail de documentation et de préservation de la mémoire des peuples autochtones de la région. Leurs expéditions dans les canaux de Patagonie, de la Terre de Feu au cap Horn, contribuent à la collecte d’archives sonores et à la cartographie des toponymes autochtones.
Ce travail de mémoire prend une dimension particulière quand on sait que ces peuples ont été victimes d’un génocide au tournant du XXe siècle, leur population passant de plus de 10 000 personnes à moins de 500 dans les années 1920.
Enjeux contemporains et perspectives
Tourisme et conservation
Aujourd’hui, le cap Horn attire un tourisme d’expédition croissant, avec des croisières partant principalement d’Ushuaia ou de Punta Arenas. Cette fréquentation, bien que limitée par les conditions météorologiques extrêmes, pose des défis de conservation pour un écosystème particulièrement fragile.
La base militaire chilienne présente sur l’île Horn, comprenant une caserne, une chapelle et un phare, constitue les seules installations permanentes. Le gardien du phare et sa famille représentent les uniques résidents permanents de cette terre isolée.
Le phare du cap Horn avec le promontoire du cap en arrière plan lors du passage du cap Horn en voilier en avril 2025 (Expédition Karukinka, voilier Milagro)
Recherche scientifique
La région du cap Horn continue d’attirer l’attention scientifique, notamment dans le cadre d’études sur le changement climatique et l’évolution des écosystèmes subantarctiques. Les recherches menées par l’association Karukinka et ses partenaires contribuent à la compréhension de ces environnements extrêmes et de leur évolution.
Conclusion
Le cap Horn occupe une position géographique exceptionnelle qui en fait bien plus qu’un simple point sur la carte. Situé à l’extrémité de l’île Horn dans l’archipel L’Hermite, par 55°58′ de latitude sud et 67°16′ de longitude ouest, il constitue le point de convergence symbolique entre les océans Atlantique et Pacifique, entre l’Amérique et l’Antarctique.
Cette localisation particulière explique les conditions océanographiques et climatiques extrêmes qui ont forgé sa réputation légendaire. Point de constriction du courant circumpolaire antarctique, théâtre des “Cinquantièmes hurlants”, le cap Horn demeure l’un des passages maritimes les plus redoutés de la planète.
Mais au-delà de sa géographie physique, le cap Horn s’inscrit dans une histoire humaine riche et complexe. Territoire ancestral des peuples yagan qui l’appelaient Loköshpi, découvert par les Européens en 1616, route commerciale majeure pendant trois siècles, il est aujourd’hui protégé comme réserve de biosphère UNESCO.
Cette multiplicité des dimensions – géographique, historique, écologique et culturelle – fait du cap Horn un lieu unique au monde, synthèse parfaite entre l’extrême et l’universel, entre l’isolement géographique et la connexion océanique mondiale. Comprendre où se trouve le cap Horn, c’est ainsi saisir la complexité d’un point géographique devenu symbole, sentinelle australe de notre planète face aux immensités antarctiques.
Rigalleau V. et al. « 790,000 years of millennial-scale Cape Horn Current variability ». Nature Communications 16, 3105 (2025). https://doi.org/10.1038/s41467-025-58458-2
Costa C.H. et al. « Paleoseismic observations of the Magallanes-Fagnano fault ». Revista de la Asociación Geológica Argentina 61-4 (2006). https://pubs.er.usgs.gov/publication/70010375
Une entreprise spécialisée dans le développement de programmes environnementaux et la gestion stratégique des investissements issus de fonds climatiques, elle pilote le projet Respira Patagonia. #projet carbone patagonie
Illustration du projet Respira Patagonia dans la partie nord de Tierra del Fuego
Un nouveau jalon a été franchi avec la mise en place d’une cartographie numérique inédite de la steppe magellanique en Patagonie chilienne, annoncée par la société Plan-C, spécialisée dans le développement de projets environnementaux et la gestion stratégique des investissements issus de fonds climatiques. Cet outil couvre une superficie de 350 000 hectares.
Manuel Sanhueza, directeur général de Plan-C et chef de projet Respira Patagonia, a indiqué que « cette cartographie numérique sera essentielle pour soutenir le modèle mathématique de la courbe carbone et pour les stratégies foncières basées sur des plans de gestion régénérative destinés à la restauration écosystémique et à la protection de la biodiversité, en accord avec les objectifs du projet ».
Grâce au haut niveau de résolution des images multispectrales obtenues par les satellites Sentinel-2 et Landsat 8, complétées par des images radar (SAR) de Sentinel-1, cette cartographie thématique a fourni des données inédites sur la couverture végétale à l’échelle foncière, telles que les formations végétales, les degrés d’érosion, la dégradation de la strate herbacée, entre autres aspects.
La zone d’étude a couvert 67 propriétés dans la région de Magallanes, pour une superficie totale de 350 000 hectares. « Nous sommes très fiers du travail et de la gestion des connaissances réalisés par notre équipe d’experts. Nous avons travaillé avec une cartographie inédite de la composition des sols, des statistiques sur les couvertures végétales par propriété, ainsi que des prélèvements sur le terrain, pour lesquels nous avons utilisé la technique d’analyse élémentaire, considérée comme la méthode la plus précise pour mesurer la concentration de carbone organique dans les sols, conjuguée à l’analyse des données satellitaires et aux croisements de données », a expliqué l’ingénieur agronome MSc Fernando Baeriswyl.
Qu’est-ce que le marché du crédit carbone et comment fonctionne-t-il ?
Il s’agit de titres liés à la réduction ou à l’élimination des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, quantifiés en équivalent dioxyde de carbone. Les crédits carbone ont pour fonction de promouvoir l’atténuation des impacts du changement climatique global et se traduisent par une compensation financière et des bénéfices directs.
Pour garantir la transparence et la crédibilité de ces compensations, les organisations impliquées dans ces marchés — ONG, consultants, auditeurs, universités, entre autres — ont créé plusieurs standards pour vérifier la quantification des réductions d’émissions et des absorptions générées par les projets de compensation.
Journal de bord de notre navigation en voilier en Terre de Feu argentine, de Rio Grande à Ushuaia, en passant par le détroit de Le Maire, séparant la Péninsule Mitre et l’Île des Etats.
Nouvelle matinée avec un soleil magnifique ! Nous quittons la Caleta Misión et saluons toutes voiles dehors la plus grande ville de la province de Terre de Feu argentine : Rio Grande.
Une auditrice de la radio locale “Aire Libre” nous prend en photo et relaie sur les réseaux sociaux ce surprenant cliché d’un voilier en Terre de Feu !
Navigation au près à 5 nœuds, avec une bonne brise de 10/12 nœuds qui nous permet de profiter du paysage des côtes désertes de la Grande Île de Tierra del Fuego. Dans l’après-midi, nous retrouvons des amis fidèles depuis le départ de Buenos Aires : une bonne quinzaine de dauphins de Commerso ! Ils nous escortent à nouveau pendant plus d’une heure, pendant que quelques pétrels et albatros profitent des bourrasques pour planer autour de nous. Tout ce « raffut » réveille une otarie qui dormait sur le dos enroulée dans du kelp et ouvre de grands yeux étonnés à notre approche ! Encore une nouvelle journée de navigation exceptionnellement clémente alors que nous sommes par 54 degrés Sud, et suivie d’une nuit calme.
Les conditions sont toujours parfaites pour la région : sous un ciel couvert et un vent de travers de 12/15 nœuds, Milagro file, avec un peu d’aide du courant, à plus de 8 nœuds de moyenne. C’est très régulier et très confortable. Pour une fois on pourrait presque laisser trainer des affaires à bord et les retrouver au même endroit une heure après ! Vers 4h du matin, quelques gouttes de pluie tombent : les premières depuis Bahia San Blas.
6h15, mon quart est terminé mais, avant d’aller retrouver ma couchette, je traine encore pour profiter du calme du lieu. Lauriane prépare le café pendant que mon regard s’attarde en direction de la poupe du navire. Soudain, un aileron noir sort tout droit de l’eau, et monte, monte… c’est énorme, 1,20m de haut peut-être, annonçant l’arrivée en surface d’un gros mâle orque épaulard qui fait entendre son souffle puissant dans le calme de l’aube. Il est accompagné de sa femelle, plus petite et qui se distingue par un aileron beaucoup plus petit en forme de faux, semblable à celui d’un dauphin. Sitôt aperçus, sitôt disparus dans les profondeurs mystérieuses de l’océan… puissance et joie des rencontres éphémères…
Nous atteignons au même moment la pointe San Diego, l’extrémité Est de la Terre de Feu argentine. Depuis peu cette partie de la Grande Île, appelée Péninsule Mitre, est une réserve naturelle protégée. Elle comprend de grandes étendues de tourbières, de nombreuses rivières et des montagnes jamais visitées. C’est un peu la région “oubliée” de la Terre de Feu et où se trouvent un véritable puit à carbone et un sanctuaire pour la faune et la flore fuégiennes. C’est dans ces environs que nous croisons de grands groupes d’albatros, dont un bon nombre de jeunes encore mal habiles avec leurs grandes ailes au moment du décollage.
Extrait de notre navigation à la voile et au portant dans le détroit de Le Maire
A 9h, c’est l’empannage pour entrer dans le détroit de Le Maire, passage maritime mythique. Les conditions changent et de nombreux animaux (dauphins australs, otaries, pétrels et albatros à sourcils noirs) se succèdent pour nous accompagner. Le fort courant de marée est visible à la surface, rappelant par moment à Damien et Lauriane le Corryvreckan passé il y a quelques mois en Ecosse. Au moment de traverser par ce détroit, il ne faut pas se louper car en fonction du cumul vent et courant de marée, ça peut être un vrai jackpot : des vagues statiques peuvent y dépasser les 8 mètres, soit autant de murs infranchissables une fois pris dans la tourmente. Un bref coup d’oeil à une carte des épaves suffit à faire le parallèle entre ces parages et ceux du célèbre cap Horn situé à quelques dizaines de milles nautiques plus au sud.
Au portant dans le détroit de Le MaireAude et Clément, bien emmitouflés…
Sur notre bâbord nous apercevons au loin le relief tourmenté de l’île des Etats où se trouvent réunis le “phare du bout du monde” pour les amateurs de Jules Verne, “l’île de l’abondance” (“Chuanisin”) pour les yagan qui venaient y pêcher avec leurs canoës d’écorce, et “la Cordillère de l’Infini” que les chamans selknam n’hésitaient pas à invoquer durant leurs rituels. Apercevoir les montagnes de l’Île des États depuis le cap San Diego par mauvais temps doit avoir quelque chose d’ineffable.
Les lumières changeantes et les bancs de brume de la Péninsule Mitre, depuis le détroit de Le Maire
Les reliefs de la côte de la péninsule Mitre sont enveloppés de nuages bas et d’écharpes de brume, donnant à l’ensemble une ambiance digne des meilleures séquences photo de Jurassik Park ! Nous enchainons les manoeuvres d’empannage, entrecoupées par un “dej” dont Aude a le secret. Tout le monde est sur le pont pour ne pas perdre une seule miette de cette traversée du détroit et contournement de la pointe de l’île de Terre de Feu. Une dizaine d’otaries à fourrure nagent et plongent sur notre arrière quand un extraordinaire « barrage flottant » se dresse devant nous : des centaines d’albatros sont posés sur l’eau pour une raison que nous ignorons, juste devant notre étrave ! C’est à peine s’ils se déplacent pour nous laisser passer et nous nous gardons bien de trop les déranger.
En début d’après-midi nous ne sommes plusqu’à 100 nautiques d’Ushuaia !! Peu avant d’aller mouiller pour la nuit dans la baie Aguirre, nous distinguons les souffles de nos 4 premiers rorquals australs ! Nous nous mettons à la cape pour mieux apprécier leur proximité et le son de leur souffle puissant et tenter d’écouter ce qu’ils se racontent sous l’eau à l’aide de l’hydrophone. En fin d’après-midi nous atteignons Puerto Español et jetons l’ancre pour profiter d’une vraie nuit avant de reprendre notre route vers l’ouest.
Réveil 6h, départ à 7h sous un ciel bas et gris et une petite pluie fine et froide : finie la période de « sécheresse » entre Buenos Aires et Rio Grande, place au climat subpolaire humide des canaux de Patagonie ! Au fil de la matinée, le ciel s’assèche, des éclaircies parviennent à s’imposer tandis que des grains tombent ici ou là dans le lointain. Comme en Islande, ce sont les 4 saisons chaque jour ici ! D’ailleurs, de subpolaire en matinée, l’atmosphère devient printanière dans l’après-midi.
Conditions printanières dans le canal Beagle à bord du voilier Milagro
Nous approchons des premières îles marquant l’entrée du Canal Beagle : Nueva, Picton et Lennox, et c’est la profusion de couleurs : blancheur des premiers névés, nuances de verts de la forêt dense et tordue par les vents, et le panel des gris et ocres des roches nues. Une importante faune continue de nous accompagner : manchots de Magellan, otaries à fourrure, albatros, cormorans et nos premières sternes arctiques. Et le souffle puissant de plusieurs rorquals qui se prélassent au pied des falaises du canal.
Ecoute des rorquals avec matériel (hydrophone, ampli et casque) que nous avons à bord
A la mi-journée le canal Beagle se transforme en lac et il n’y a pas un souffle d’air ! Nous sommes contraints d’avancer au moteur, en attendant que le vent revienne. En fin d’après-midi, nouvelle séquence émotion. Nous arrivons en face de Puerto Williams, la ville (3500 habitants) la plus au Sud du globe. Elle se situe sur l’île chilienne Navarino, dominée par les sommets découpés des Dientes de Navarino. Au soleil couchant, José, un ami proche et de longue date de Lauriane nous fait signe depuis la rive. Nous le distinguons au loin, accompagné de son ami Miguel et de sa petite chienne Fea-Fea, et lui faisons de grands signes. José n’est pas n’importe qui : il est l’ex-président de la communauté Yagan de l’île Navarino, pêcheur et artisan, mais aussi et surtout une encyclopédie vivante de sa culture et de la cartographie régionale.
José vient saluer notre arrivée depuis la plage (Puerto Williams, île Navarino, canaux de Patagonie, Chili)Milagro photographié depuis Puerto Williams par José Germán González Calderón lors de notre arrivée dans le canal Beagle
Arriver ici après un si long voyage est quelque chose d’énorme pour nous, : nos familles et amis nous suivaient grâce au tracker. Mais découvrir à quel point nous étions attendus ici par des locaux donne une dimension toute autre et puissante que nous commençons à vraiment réaliser depuis Rio Grande.
Ne souhaitant pas arriver à notre destination de nuit et pour profiter des derniers instants de calme avant de retrouver la ville, nous mouillons à 10 milles nautiques d’Ushuaia, à 1h du matin.
Itinéraire de notre voilier en Terre de Feu argentine
Vendredi 24 Janvier 2025, 24ème et dernière matinée de cette navigation hauturière le long des côtes argentines : nous arrivons au bout du bout de la Patagonie argentine, à Ushuaia ! Je me fais réveiller par l’équipage car, après des jours de comique de répétition à sortir la tête par la descente pour demander si nous étions enfin arrivés à Ushuaia, cette fois c’est vrai, nous y sommes ! La ville et les reliefs alentours me semblent identiques à mes souvenirs de 2013. C’est la fin d’une navigation de >2000 nautiques, 24 jours dont quelques escales pour éviter du mauvais temps ou permettre à des équipiers de retourner au travail dans les temps impartis, du chaud sec, puis du froid humide, et finalement une traversée des quarantièmes rugissants et des cinquantièmes hurlants dans des conditions très favorables !
Entrée dans la baie d’Ushuaia en voilier… un rêve qui se réalise pour notre équipage
Nous voilà amarrés au ponton du club Afasyn, face à la ville. C’est un peu mythique tout ça puisque c’est d’ici que partent les voiliers vers les canaux et la péninsule antarctique. Si on m’avait dit qu’un jour je serais sur un voilier à quai de ce ponton… je n’y aurais pas cru !
Milagro est amarré au club Afasyn, juste derrière le voilier d’expédition Spirit of Sydney (Ushuaia, Tierra del Fuego, Argentine)
Nous rangeons rapidement Milagro afin d’aller nous dégourdir les jambes en ville et faire les démarches administratives qui s’imposent (préfecture navale et douanes). En soirée nous partons fêter notre arrivée avec quelques plats de « terriens » dignement arrosés.
Naviguer jusqu’à Ushuaia en voilier, défi relevé !
Partis de Saint Nazaire, Milagro et son équipage sont arrivés et cette arrivée sonne aussi comme un nouveau départ : cap vers les canaux de la Réserve de Biosphère du Cap Horn, où il y a tant à étudier et à explorer.
La mission scientifique du cap Horn fut conçue pour répondre au programme international visant à étudier simultanément les phénomènes géodésiques autour des pôles, en mettant l’accent sur le magnétisme, la météorologie et, cette année-là, l’observation du passage de Vénus devant le Soleil le 6 décembre 1882. Onze pays européens et les États-Unis coordonnèrent ainsi leurs efforts.
Table des matières
L’expédition part de Cherbourg en juillet 1882, rejoint la baie Orange par étapes, débarque et installe des baraques scientifiques préfabriquées sur plus de 450 m² (fondations toujours visibles à ce jour, comme lors de l’expédition sous l’égide de Karukinka menée en 2018), observatoires astronomiques et magnétiques, laboratoires, logements et magasins.
La France, qui arrive le 6 septembre 1882 en baie Orange (île Hoste, Chili), grâce au navire La Romanche et sous le commandement de Louis-Ferdinand Martial, a déployé des moyens humains et matériels sans précédent : 140 membres d’équipage et de nombreux savants, répartis en deux groupes – l’un à terre chargé des observations scientifiques, l’autre naviguant le long des côtes pour relever des informations hydrographiques et cartographiques. Les relevés et mesures réalisés couvrent alors un spectre inédit : météorologie, cartographie, géologie, zoologie, botanique, magnétisme, marées et occultations astronomiques. La spécificité française sera le recours, inédit, à l’anthropologie physique avec étude exhaustive de la population locale : les Yagan.
L’équipe et la logistique sur place
Le programme est planifié minutieusement et réunit 140 personnes : officiers, scientifiques et marins. En sciences humaines, le médecin Paul Hyades est le membre central, chargé à la fois des études médicales, géologiques et surtout ethnologiques. À ses côtés, Léon Sauvinet assure le prélèvement de spécimens biologiques, Edmond Payen la documentation photographique, Martial et Hahn les observations de terrain. La division mission à terre/mission maritime permet de couvrir l’intégralité de la Terre de Feu et des îles extrêmes.
L’installation sur l’île Hoste, choisie pour la qualité du mouillage, la proximité du Cap Horn et la disponibilité en bois et eau douce, offre aux Français une base sûre pour six mois. Les baraques furent bâties par les marins eux-mêmes, installées sur une colline abrupte, et disposaient de tout le matériel avant-gardiste de l’époque (marégraphes, thermomètres, baromètres, balances, photomètres, appareils de dosage de gaz, chambre noire pour la photographie, etc).
L’organisation scientifique et la diversité disciplinaire
La mission se distingue par la pluralité de ses activités :
Botanique (Paul Hariot, Adrien Franchet, Emile Bescherelle, Paul Petit) : près de 160 espèces végétales, dont beaucoup inédites.
Zoologie (Émile Oustalet, A. Milne-Edwards, etc.) : collecte et description de la faune locale sur plus de 87 planches illustrées.
Hydrographie, météorologie, géologie, magnétisme terrestre : avec la publication, en sept tomes, de résultats riches et originaux issus des relevés sur place.
Le programme météorologique de la mission scientifique du cap Horn, réalisé par Jules Lephay et Le Cannellier, est d’une ampleur sans précédent : observations multiples chaque jour sur la pression, température, humidité, masses nuageuses, vent, enregistrement tous les quarts d’heure, expériences d’évaporation et de radiation solaire. Plus de 120 000 données numériques sont compilées en quelques mois.
En zoologie et botanique, Émile Bescherelle, Adrien Franchet, Paul Hariot, Paul Petit et Hyades exploitent la biodiversité exceptionnelle de l’archipel. Collectes de spécimens en alcool, taxidermie, photographies de flore et faune, herbiers, échantillons vivants (graines, plantes, oiseaux ramenés en France). Les excursions offrent des occasions uniques pour la chasse, la pêche et le recueil de données géologiques sur des centaines de kilomètres de rivage.
L’équipe investit notamment la baie Orange, où elle côtoie les peuples autochtones vivant encore selon des méthodes jugées alors “primitives” par la science européenne.
Dimension ethnologique : le terrain d’étude des Yagans
Cohabitation et méthodologie
L’étude ethnologique prend rapidement une dimension centrale : l’expédition s’installe sur le territoire des Yagans. Leurs voisins nomades marins, chassant et pêchant, vivent dans des huttes et se déplacent continuellement. Près d’une quarantaine de personnes accueille les Français à leur arrivée, puis diverses familles viennent séjourner à proximité. Cette proximité sert à l’expédition de laboratoire vivant pour l’étude ethnographique et anthropologique. Selon la doctrine de l’époque, ce contact direct permettrait d’établir si le “Fuégien” relève d’une “race inférieure” ou seulement d’une “population dégradée” par son environnement.
Paul Hyades, aidé par l’interprète Yakaïf, pratique une observation immersive : description minutieuse du mode de vie, organisation sociale familiale, langue, mythologie, techniques de chasse et de pêche, transmission orale. L’estimation démographique de Hyades situe 2 000 Yahgans vers 1883, répartis en petits groupes le long du canal Beagle et des côtes.
L’équipe pratique avec eux le troc, distribue biscuits, vêtements, outils, en échange de peaux, de produits artisanaux et d’informations. Si les relations sont souvent cordiales, marquées par la curiosité et l’aide médicale prodiguée par Hyades, elles n’excluent pas les tensions typiques des premiers contacts (vols, incendies accidentels, encadrement spatial des baraques).
L’équipe française documente en détail la structure familiale, la technique du harpon et les activités quotidiennes (plumage de canard, pêche, chasse) au moyen de photographies et de descriptions ethnographiques précises. Le cas d’Athlinata, chef de famille et “superbe sauvage”, illustre l’engagement de la mission à suivre sur le long terme la physiologie, les habitudes et les rapports sociaux du peuple Yahgan. Les pratiques alimentaires, la parentalité (accouchement observé de Chounakar Kipa), la construction et l’utilisation de la pirogue sont décrites avec minutie.
Campagne d’anthropométrie et psychologie : le rôle de Paul Hyades
Né à Marseille et médecin de la Marine, Paul Hyades s’était formé à l’École de médecine navale de Toulon puis à l’inspection générale à Paris. Son intégration à la Société d’anthropologie de Paris, sous le patronage d’Armand de Quatrefages, le prédispose à appliquer sur le terrain une méthodologie mixte où la médecine devient à la fois un instrument d’insertion sociale et d’étude expérimentale.
Sa pratique sur place ne s’arrête donc pas à la médecine d’urgence : Hyades est en demande pour tous les maux, et le terme « Doteur » entre dans le vocabulaire local. Les séances d’examen, les analyses de pathologies spécifiques yahganes (maladies respiratoires, infections, nutrition, réactions aux stress climatiques), fondent le cœur de ses rapports et de ses publications au retour.
Accompagné d’Edmond Payen et d’autres membres de la mission, il va mobiliser une batterie d’instruments :
Ruban métrique, compas glissière, équerre, planche à mensurations, compas de Broca pour l’angle facial.
Tableau chromatique pour la couleur de la peau, dynamomètre pour la force musculaire, matériels de physiologie sensorielle (hématimètre, diapason, montre, compas de Weber).
Ce protocole méthodologique correspond à celui en vigueur dans le laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle à Paris.
Hyades documente en 85 fiches anthropométriques : 26 hommes, 23 femmes, 36 enfants de toutes les familles présentes lors du séjour. Il procède à environ 45 mensurations et près de 20 observations des caractères physiques pour chaque sujet, parfois répétés à plusieurs mois d’intervalle, ce qui lui permet d’étudier la croissance, la résistance au froid, la physiologie sensorielle.
L’étude va au-delà de l’anatomique : elle intègre des tests sur la sensibilité tactile, l’audition, la vue (test de Holmgren), le goût et l’odorat. Hyades relève aussi, selon le paradigme de son temps, la résistance du peuple au froid et à la douleur, leur mémoire jugée limitée ou leur manière de pleurer. Il s’essaie même à l’hypnotisme sans succès.
Photographies et moulages
La mission rapporte en France 323 plaques photographiques, dont 287 clichés anthropologiques conservés depuis au Musée du quai Branly et à la Bibliothèque nationale de France, constituant l’un des plus importants corpus photographiques sur les Yahgans. Les séances de photographie sont minutieusement orchestrées selon les méthodes de Broca : sujets de face, profil, dos, parfois nus ou en tenue traditionnelle. Moyennant persuasion et insistance, Hyades fait réaliser également des moulages corporels de certains sujets, dont Athlinata et Kamanakar Kipa, figures marquantes de cette collection.
Grâce à Edmond Payen et Jean-Louis Doze, la mission produitaussi des photographies de la vie quotidienne des Yagans. Certaines séances incluent familles entières, enfants, vieillards, bijoux, outils et gestes rituels.
Collaboration et réseaux sociaux locaux
La mission française ne travaille pas isolément : elle noue de forts liens avec la mission anglicane d’Ushuaia, dirigée par le pasteur Thomas Bridges. Ce dernier joue un rôle d’interprète, source documentaire et fiable sur la société Yahgan. Bridges, qui a composé un dictionnaire yahgan de 32 000 mots, partage ses observations, ses mémoires et manuscrits, et favorise l’accès de Hyades aux familles locales.
À Ushuaia et dans les stations satellites de Packewaia, Lapataia et Yendegaia, la présence britannique modèle la sédentarisation d’une partie des Yahgans, soumettant par troc et par produits alimentaires une population auparavant nomade. Hyades complète ses travaux de terrain par les récits et notes du pasteur, ainsi que par les comparaisons linguistiques et ethnographiques sur les populations fuégiennes et selk’nam croisées lors de courtes excursions dans les baies avoisinantes.
La collecte de restes humains et la dimension anthropologique physique
Pratiques et motivations
La mission applique une dynamique de “collection” des ossements, fragments de peau, échantillons de cheveux, viscères et organes, répondant à la demande sans cesse croissante des anthropologues européens pour constituer des séries de spécimens à étudier en laboratoire. Hyades se conforme scrupuleusement aux instructions reçues de savants comme Quatrefages et Fernand Delisle pour conserver viscères et cerveaux lors des décès, mais aussi de procéder sur le vivant à des prélèvements capitaux pour la science. Cette collecte participe à la constitution en Europe d’une gigantesque série de crânes et d’ossements “exotiques” utilisés pour l’anthropologie physique comparée.
Impact et legs
Des centaines de pièces anthropologiques et biologiques sont ainsi rapportées en France, dont des restes humains Yahgans et Fuégiens. Ces restes sont encore aujourd’hui conservés dans les réserves du Musée de l’Homme à Paris, où ils constituent une part du patrimoine controversé de la discipline. Ils servent à la documentation du “type fuégien” par moulages, photographies, et études anatomo-pathologiques, preuve de la mobilisation des sciences françaises dans les débats raciaux et évolutionnistes du XIXe siècle.
La collection de la mission du cap Horn, traitant du type physique, du “degré d’évolution”, de la physiologie sensorielle et de la résistance au milieu, a longtemps alimenté les recherches comparatives du Muséum et du Musée de l’Homme, jusqu’à susciter la réflexion contemporaine sur la restitution des restes humains et les liens avec les peuples originaires de l’extrême sud du Chili.
Héritage scientifique et enjeux contemporains
Publications et diffusion
L’arrivée à Cherbourg en novembre 1883 signe le succès scientifique et social de la mission : collections naturalistes, archives photographiques, fiches de mesures, artefacts et restes humains sont exposés à Paris lors d’une grande exposition qui relate et illustre les progrès de la science et la présence française dans les derniers confins du monde.
La mission du Cap Horn marque un tournant dans la pratique ethnologique française : c’est la première étude systématique et exhaustive d’un peuple considéré comme « primitif » par l’anthropologie raciale du XIXe siècle. Les descriptions oscillent entre fascination, projection du sauvage, et reconnaissance de la complexité sociale et psychologique des Yahgans.
Hyades, bien que bercé par le paradigme racial de son temps, nuance son regard au fil des mois, passant de la mystification de « l’animalité brute » au constat de la vitalité, de la santé, de la résistance et même de la sociabilité de ses interlocuteurs. Ses fiches individuelles, ses carnets de terrain, ses analyses longues — souvent publiées dès le retour à Paris — jettent les bases d’une anthropologie de terrain à la française, avant que les techniques de recueil ne soient standardisées au XXe siècle.
Les résultats de la mission sont publiés en sept tomes de référence entre 1885 et 1891 pour la communauté scientifique internationale : chapitres sur la météorologie, le magnétisme terrestre, la géologie, la botanique, la zoologie, l’anthropologie et l’ethnographie. Le volet anthropologique, notamment sous la plume de Paul Hyades et Joseph Deniker, marque un tournant dans l’étude du peuplement de la Terre de Feu et de l’histoire humaine en Patagonie australe.
Collections au Musée de l’Homme
Plus d’une centaine d’objets ethnographiques, biologiques et anthropologiques, ainsi que des restes humains Yahgans, sont conservés à Paris. Ils font régulièrement l’objet d’études et d’expositions, dans un espace dédié (l’“abri des ancêtres”), et sont au cœur des débats contemporains sur la restitution et la mémoire des peuples autochtones. Les collections du Musée de l’Homme incluent ces pièces, dont le legs matériel et symbolique est aussi celui des controverses sur la déontologie scientifique et le respect des cultures.
La collection ostéologique du Musée de l’Homme conserve aujourd’hui les restes humains fuégiens ramenés par Hyades et ses collègues. Ces artefacts, initialement pensés comme outils scientifiques, soulèvent depuis des décennies la question de la restitution et du respect de la mémoire des peuples autochtones. Les revendications récentes des descendants ou communautés concernées, et le débat éthique international, marquent un tournant dans l’histoire des sciences humaines en France, qui doit composer aujourd’hui avec son passé colonial et ses héritages scientifiques controversés.
Photographie de La Romanche au mouillage dans la baie Romanche, située sur la rive nord de l’île Gordon, lors de la Mission scientifique du cap Horn (1882-1883) issue des archives de la bibliothèque universitaire de Lyon (France)
En définitive, la mission scientifique du Cap Horn 1882-1883 apparaît comme un jalon majeur dans l’histoire des sciences naturelles et humaines. Elle synthétise les pratiques positives de la collecte exhaustive, de la photographie scientifique et de l’observation sur le terrain, tout en illustrant les ambiguïtés d’une anthropologie physique confrontée à ses propres limites morales et politiques.
Le travail de Paul Hyades, tout comme la mission dans son ensemble, reste une référence incontournable pour l’étude des peuples fuégiens. Les archives produites, les restes humains conservés, les débats soulevés sur la restitution, la mémoire et le respect des cultures autochtones, forment aujourd’hui la matière première d’un nouveau regard sur la science coloniale, ses ambitions et ses limites.
Bibliographie
Sources primaires et documents d’archives
Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883. Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883. Paris : Ministères de la Marine et de l’Instruction publique, 1885-1891, 7 volumes. Internet Archive.
Martial, Louis-Ferdinand. Mission scientifique au Cap Horn 1882-1883. Observatoire de la Côte d’Azur, Collections numérisées.
Lephay, Jules. Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883: Météorologie. Paris, 1885-1891.
Le Cannellier, François-Octave. “Magnétisme terrestre”. In Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883, Tome III. Paris : Ministères de la Marine et de l’Instruction publique, 1885-1891.
Müntz, Achille & Aubin, Eugène. “Recherches sur la constitution chimique de l’atmosphère”. In Mission scientifique du cap Horn, 1882-1883, Tome III. Paris : Ministères de la Marine et de l’Instruction publique, 1885-1891.
Sources contemporaines
Baker, F.W.G. “The First International Polar Year (1882–1883): French Measurements of Carbon Dioxide Concentrations in the Atmosphere at Bahia Orange, Hoste Island, Tierra del Fuego”. Polar Record, vol. 45, no. 3, juillet 2009, p. 204-208. Cambridge University Press.
Chapman, Anne, Barthe, Christine & Revo, Christophe. Cap Horn, 1882-1883. Rencontre avec les Indiens Yahgan. Paris : Éditions de la Martinière, 1995.
SUDOC (Système universitaire de documentation). “Mission scientifique du Cap Horn, 1882-1883 Tome III”. Notice bibliographique, 2018. https://www.sudoc.fr/017728096
Blogs et sites spécialisés
“La Romanche en Terre de Feu et au Cap Horn (1882-1883)”. Bibulyon – Carnet de la bibliothèque de Lyon, 10 janvier 2021.bibulyon.hypotheses
“WDC-MARE Reports”. EPIC – Electronic Publication Information Center, Alfred Wegener Institute. epic.awi
Archives photographiques et visuelles
“Engravings of Tierra del Fuego”. Wikimedia Commons, 31 décembre 2021.wikimedia
Archives photographiques de la mission du Cap Horn. Collections du Musée du Quai Branly – Jacques Chirac et de la Bibliothèque nationale de France, Paris. https://books.openedition.org/pur/161420?lang=fr
Notre départ de Camarones se fait sous voile, nous permettant une bonne moyenne de vitesse jusqu’à ce que le vent faiblisse trop fortement, nous obligeant à un peu de moteur en fin d’après-midi. Naviguer en Patagonie c’est toujours faire l’expérience de conditions changeantes !
Nous accompagnent pendant plusieurs dizaines de milles nautiques des goélands faisant de la patinette sur les panneaux solaires. Nous nous amusons de ce petit groupe aux mouvements synchronisés avec ceux du navire et de leurs prises de bec (au sens propre et figuré!). Le caïd de la bande, au bec déformé par les affrontements, se fait respecter et conservera lui la meilleure place tout du long !
Réunion de goélands sur les panneaux solaires (descente de l’Argentine, Patagonie en voilier)
Le vent revient dans la soirée et pour le quart de début de nuit, 25/30 nœuds, Milagro file à 7/8 nœuds. Avec ses 45 tonnes, le « Gro » aime la brise. Force 6-7 pour lui (et pour nous) c’est parfait : sa masse et son inertie lui permettent d’écraser la houle et de conserver sa vitesse. Le crépuscule est magnifique : Vénus, Mars et la Lune se lèvent sous l’œil de la Croix du Sud, tandis que le vent, parfaitement régulier, permet de ne pas toucher aux réglages des voiles pendant plusieurs heures.
Coucher de soleil sur le phare de Puerto Deseado (Patagonie argentine)
En fin de nuit le vent retombe mais la journée est magnifique : pas un nuage de la journée et en t-shirt dans les 40e Sud ! Une troupe (20 à 30 individus) de dauphins de Commerson nous escorte cap au 180° et régulièrement se joignent à eux des dauphins Lagénorhynchus australis (aussi appelés Dauphins de Peale), plus grands et tout aussi joueurs avec Milagro. Ils sautent hors de l’eau et se croisent de la proue à la poupe.
Dauphin de Commerson jouant à la proue du voilier en Patagonie (Atlantique Sud)
Cette journée de calme nous fait alterner voile et moteur et se termine par un superbe coucher de soleil. Cette descente de l’Atlantique Sud nous permet de contempler des nuits étoilées inoubliables, avec pour seule pollution lumineuse les feux de navigation du navire. La Voie Lactée, le nuage de Magellan et les constellations de l’hémisphère Sud semblent à portée de main depuis le grand large et c’est un des luxes qu’offre la navigation hauturière.
Et une bougie pour Milagro, Damien, Lauriane et Toupie : il y a un an tout juste ils arrivaient à Nantes ! Que de chemin parcouru depuis ! Vous remarquerez que, comme pour le cap Nord (Nordkapp, Norvège), le pâté Hénaff était de sortie…
Mon quart de fin de nuit se déroule dans un grand calme et la nouvelle journée s’annonce aussi belle que la précédente ! Les conditions sont toujours incroyablement clémentes alors que nous approchons du 49ème degré Sud ! La faune australe commence à bien se manifester : nous croisons nos premiers lions de mer parfois réunis autour d’un radeau improvisé de branchages et observons de magnifiques albatros qui survolent Milagro. Dans le lointain nous apercevons le souffle d’une baleine, une première qui, espérons le, en appellera beaucoup d’autres ! Nous filons toutes voiles dehors, toujours plus au sud pour quitter les Quarantièmes Rugissants et entrer dans les Cinquantièmes Hurlants.
Rencontre entre un lion de mer et une océaniteAlbatros sur bâbord !
La nuit suivante je suis réveillé par les mouvements du navire qui me secouent dans ma bannette. En prenant mon quart à 8h sur le pont, l’atmosphère a bien changée : une forte houle s’est installée et les crêtes des vagues commencent à se briser et blanchir. Force 7-8 et des creux d’environ 2,50m. L’océan nous rappelle que nous approchons les 50èmes. Ça ne me fait pas du tout la même impression que la Manche par force 7, c’est plus hostile, plus rude. Ici il n’y a personne pour nous aider rapidement en cas d’urgence, d’où la vigilance accrue de l’équipage lors des manœuvres et l’importance de veiller les uns sur les autres. Je ressens vraiment l’immensité et la dureté de cette région réputée inhospitalière, sensation contrebalancée par la carcasse massive et rassurante de Milagro qui semble trouver toute sa mesure dans ces conditions un peu plus exigeantes.
Avec le bateau ballotté par l’océan ça va être pour moi une après-midi de repos et farniente à écouter de la musique sous la couette car ça bouge et il commence à faire frais. Toupie la mascotte corgi est quant à elle fidèle à ses habitudes, drôle et imperturbable quelles que soient les conditions. Elle se prélasse dans sa douillette niche du carré tout en veillant sur les entrées et sorties de “son” équipage, réclame jeux, biscuits et câlins. Par contre à l’heure des croquettes plus rien d’autre n’existe : elle intègre le rythme de la houle et attend patiemment, en équilibre avant-arrière et gauche-droite sur ses pattes, le moment opportun pour traverser dans la foulée du carré jusqu’à la cuisine et sa gamelle.
Toupie, marin expérimentée et welsh corgi mascotte du bord !
Nous sommes à moins de 50 milles nautiques du détroit de Magellan et 150mn de Rio Grande, la grande ville argentine du Nord-Est de la Grande Île de Terre de Feu. Dans la soirée nous laissons sur notre tribord l’embouchure Est du détroit de Magellan pour continuer notre descente de l’Argentine en voilier et atteindre progressivement les eaux fuégiennes.
L’agitation de la mer diminue durant la nuit, la houle tombe à 1,5-2m et le vent faiblit à 20/25 nœuds. Nous avançons à >7 nœuds avant le retour de la pétole, d’une mer d’huile et du ronronnement du moteur. Aujourd’hui c’est ma fête, la Saint Sébastien et notre maîtrise du timing est telle que nous arrivons ce même jour au large de la baie… San Sebastián ! Cette immense baie du Nord de l’île de Terre de Feu est partiellement protégée par une longue langue de terre : la Punta Páramo. J’avais exploré ces environs avec Lauriane en 2013 et y revenir 12 ans après à la voile est toujours synonyme d’aventure et de grands espaces.
Petits pétrels de l’Atlantique Sud
A la mi-journée nous arrivons enfin en vue des côtes de cette terre mythique. Comme le dit Lauriane, on ne se lasse pas de la Terre de Feu, plus on l’explore plus on se rend compte de sa richesse, les amis deviennent une deuxième famille, et revenir devient un véritable besoin car, bien au-delà des recherches scientifiques menées, une part de soi est désormais là-bas.
Aude, Sébastien et Clément à la proue du voilier Milagro, à l’approche de la Caleta Misión (Rio Grande, côte Atlantique de l’île de Terre de Feu argentine)
Il est 15h lorsque Milagro jette son ancre pour la première fois en Terre de Feu, plus précisément dans la Caleta Misión, petite échancrure dans cette côte parsemée de récifs et située à proximité du Cabo Domingo. Il nous faut anticiper les changements de marées car le marnage nous rappelle celui de la Bretagne nord : entre 6 et 12m !
Face à nous une immense plage de sable précède les étendues fuégiennes : la pampa et ses herbes jaunies par le vent et le froid, que seuls les lointains reliefs de la Cordillère Darwin interrompent à l’horizon. Près de nous, au sud, une digue délabrée depuis plusieurs décennies, le “futur” port de Rio Grande et au loin la ville. Un petit ilot voisin du navire héberge ses colonies d’animaux : au « rez de chaussée » les lions de mer et dans les « étages » des couples de cormorans et quelques manchots de Magellan (les fameux “pingüinos”).
le Cap Domingo, la jetée du “futur” port de Rio Grande et Milagro au mouillage (c) Maria LokvicicLe voilier Milagro au mouillage à Rio Grande (c) Maria LokvicicNous y sommes ! Le voilier Milagro sur la côte atlantique de Tierra del Fuego argentine (c) Maria Lokvicic
Les conditions sont aussi idylliques qu’inespérées : depuis des semaines les conditions étaient dantesques et il aurait été inenvisageable de faire escale ici. A notre arrivée c’est mer d’huile et grand soleil. Nous sortons la pavillonnerie : les pavillons breton et français sont remplacés par de nouveaux et le drapeau de la province de Terre de Feu argentine prend place, celui-là même qui avait été offert à l’association lors de la venue en France de Mirtha Salamanca, en 2019. Comme elle le dira plus tard : “Vous êtes les bienvenus et la Terre de Feu vous accueille comme il se doit, comme vous le méritez”.
Les drapeaux Breton, de Karukinka, argentin et de la province de Terre de Feu sont tous de sortie pour l’occasion !
L’arrivée de Milagro fait sensation dans cette ville de >100000 habitants qui ne voit jamais de voilier (le dernier en date, un voilier russe, avait fait naufrage sur les plages du quartier de la Margen Sur en 2014…). Il n’y a pas le moindre petit port et c’était un véritable défi pour nous d’y faire escale pour fêter notre arrivée à Karukinka, la Terre de Feu en langue selk’nam. De nombreuses voitures s’arrêtent pour prendre des images, des vétérans de la guerre des Malouines sont aux abois et nous aurons même les honneurs des informations de la radio locale !
Le voilier Milagro filmé depuis le Cap Domingo par un habitant de Rio Grande (Tierra del Fuego, Argentine)
En soirée c’est au tour des retrouvailles sur la plage avec les amis de longue date : Mirtha, Alejandro, Maria, Ezequiel dit “Vaina”, José et sa compagne Adriana. Maté, facturas et embrassades… l’émotion est palpable car depuis des années Lauriane leur disait qu’elle reviendrait un jour à la voile. Les années passaient et c’était presque devenu une blague à chacun de ses retours en avion… et là… c’est avec une certaine stupéfaction que s’exprime “Lo hiciste boluda !”… Car oui, c’est sa marque de fabrique : contre vents et marées elle ne cesse de travailler et n’abandonne jamais ses rêves, nous embarquant de près ou de loin tous dedans !
Retrouvailles en Terre de Feu, pas même le temps de retirer le gilet pour la photo pendant que Damien gère l’annexe! (plage de Rio Grande, Patagonie argentine) (c) Maria Lokvicic
Tout ce petit monde prend donc place dans l’annexe, grâce à une méthode de portage que seul Damien maîtrise dans sa tenue de Casimir (à cheval sur son dos !). Après visite de notre chaleureux Milagro, nous fêtons tous ensemble et dignement notre arrivée en Terre de Feu, qui plus est le jour des 30 ans de Clément ! Le retour sur la plage sera lui aussi inoubliable, par une nuit sans Lune et avec la houle qui va bien pour remplir les bottes au moment de débarquer sur la plage.
Damien et Mirtha (Caleta Misión, Rio Grande, Tierra del Fuego)Damien, Maria et Mirtha (Caleta Misión, Rio Grande, Tierra del Fuego)Vaina contemple le cap Domingo depuis le voilier Milagro (Terre de Feu argentine)Alejandro Pinto et Vaina, dans le cockpit de Milagro
Au petit matin nous devrons reprendre notre route pour contourner la péninsule Mitre, les prévisions météo sont parfaites. A croire que les divinités fuégiennes nous ouvrent grand les bras pour ce retour dans les canaux de Patagonie.