Haizebegi 2019 : Journal du CNRS « La musique ouvre sur tous les univers de la culture » (10/10/2019, par Fabien Trécourt)

À Bayonne en 2017, la fondation Tumac est l’invitée d’honneur du festival Haizebegi. En Colombie, elle œuvre à la socialisation des enfants en utilisant la musique et la facture instrumentale, la danse et la couture, comme armes face aux guérillas.
La sixième édition du festival Haizebegi, consacré aux « mondes de la musique » et aux sciences sociales, s’ouvre aujourd’hui à Bayonne. Pour son directeur, l’anthropologue Denis Laborde, l’étude des œuvres et des façons de faire de la musique offre un éclairage crucial sur les rapports sociaux.

Vous avez créé en 2014 à Bayonne un centre de recherche sur les musiques du monde (ARI) et le festival Haizebegi, qui mélange musique et recherche. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce festival ?
Denis Laborde1 : En langue basque, « haize begi » signifie « regard du vent ». La musique, comme le vent, ignore les frontières et porte témoignage. Elle dit quelque chose de celles et ceux qui la font, et elle constitue une magnifique porte d’entrée sur tous les univers de culture. Ce festival, que nous avons créé avec mes doctorants de l’EHESS, est unique en son genre. Il conjugue les sciences sociales (conférences, débats, colloques, publications) et la musique (concerts, films, expositions, danse).

Pour cette sixième édition, qui se déroulera jusqu’au 20 octobre, nous accueillons des musiciens syriens, cubains, argentins, kanaks, et des créateurs basques qui seront à l’honneur avec Rain of Music, un invraisemblable opéra pour robots, à la pointe des nouvelles technologies et composé dans le cadre d’un projet scientifique international2. Nous accueillons aussi des Selk’nam et des Yagán de l’extrême sud de la Patagonie, grâce à l’ethnomusicologue Lauriane Lemasson qui leur consacre sa thèse. Ils viennent d’Ushuaïa, de Puerto Williams et du Cap Horn ; leurs ancêtres ont été exhibés dans des « zoos humains » lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889, ou encore vendus aux enchères à Punta Arenas en 1895.

Pour évoquer cette mémoire douloureuse, nous organisons le 12 octobre une cérémonie de résilience : Lars Christian Koch, qui dirige le Phonogramm-Archiv de Berlin, leur remettra solennellement des copies des enregistrements sonores qui furent réalisés entre 1907 et 1923, par des missions ethnographiques allemandes en Terre de Feu. C’est une manière très symbolique de leur rendre la voix de leurs ancêtres.

Des Selk’nam ont été exhibés durant l’Exposition universelle de Paris en 1889.

Le festival, tel que nous le concevons, ne considère pas du tout la musique comme un instrument de divertissement : c’est un outil d’intelligibilité des sociétés humaines, qui fait de l’art de l’écoute une attitude de connaissance qui s’étend bien au-delà de la musique. C’est pourquoi un festival organisé par des chercheurs n’est pas la même chose qu’un festival organisé par des opérateurs culturels, ne serait-ce que parce que nous y associons un « programme » de 332 pages en forme de revue scientifique. 

En quoi l’anthropologie de la musique consiste-t-elle ?
D. L. : C’est une manière spécifique de saisir les « faits de musique ». Tout est parti d’une curiosité, d’une libido sciendi, et d’un désir de sauvetage, à quoi s’est ajouté un outil providentiel : l’écriture musicale sur portée de cinq lignes. Pendant plusieurs siècles, les transcriptions musicales permettent de « sauver » les musiques des autres ; les recueils et les chansonniers en portent témoignage. 

Un festival organisé par des chercheurs n’est pas la même chose qu’un festival organisé par des opérateurs culturels.

Mais lorsque Thomas Edison invente son phonographe à cylindre, ce sont les sons que l’on conserve, et ce dès 1889. Que faire alors de ces rouleaux de cire ? On leur dédie de grandes phonothèques : à Vienne, Berlin ou encore Paris, avec les Archives de la paroles, créées par Ferdinand Brunot et Émile Pathé en 

Les études sur les musiques de tradition orale se développent donc dans les musées. C’est une manière de préserver ce que l’on nommerait aujourd’hui un « patrimoine de l’humanité ». Puis les ethnomusicologues se posent des questions passionnantes : comment les répertoires s’inventent-ils, se stabilisent-ils, se diffusent-ils, s’influencent-ils ? Comment les transcrire, quelles sont leurs propriétés ? Comment peuvent-ils résonner en nous, susciter des pensées, des émotions, des états d’âme ? Comment mettent-ils les corps en mouvement dans la danse ou dans la transe ? Au-delà, nous pouvons analyser la façon dont des personnes se réunissent, font de la musique ensemble ; découvrir les significations culturelles qui leur sont attachées et la vie sociale de ceux qui fabriquent ces musiques.

Préparation des robots pour le spectacle Rain of Music, un opéra pour robots créé par les artistes et les informaticiens de l’Université du Pays basque, du Scrime et de l’ESTIA.

La musique a-t-elle une dimension universelle ou des significations diverses selon les cultures et les peuples ?
D. L. : La musique a ceci en commun avec le langage qu’elle est une capacité de l’espèce humaine. Tous les êtres humains peuvent parler et faire de la musique. Il n’empêche que l’humanité parle des langues très différentes et joue des musiques distinctes. Les capacités humaines sont « phylogénétiquement déterminées et culturellement déterminantes », nous dit Dan Sperber3. C’est cela, l’universalisme de la musique. Mon chien Mugi essaie de parler, de chanter même. Je sens bien qu’il progresse, mais ça ne vient pas. J’ai dû renoncer : il lui manque une détermination phylogénétique.

Donc pour répondre à votre question : oui, la musique a une dimension universelle en ce sens que c’est une capacité commune à l’espèce humaine. Pour autant, être universaliste ne signifie pas que l’on cherche à construire une théorie générale de la musique qui vaudrait de tout temps et en tous lieux. Chaque occasion de musique est unique et nous l’étudions en tant que telle. Ensuite, nous mettons en série tous les cas étudiés, et nous voyons si nous pouvons généraliser, ou pas. Mais le souci de généralisation n’intervient qu’après les analyses in situ, sinon le regard est biaisé.

(…) Les personnes en déshérence peuvent être des porteuses de traditions qu’elles mettent en partage.

Pourriez-vous donner une illustration concrète, d’une étude que vous mèneriez actuellement par exemple ? 
D. L. : Depuis 2015, je m’intéresse aux pratiques musicales des personnes qui se trouvent en situation de migration forcée. Il y a désormais un fort afflux de migrants au Pays basque. Ils traversent la péninsule Ibérique et se retrouvent à Bayonne, où l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS vient d’installer notre institut ARI (pour Anthropological Research Institute on Music)4.

Cet afflux est remarquablement géré par la ville et par les bénévoles regroupés en associations. Il faut que cela se sache : le centre Pausa a accueilli 10 000 migrants en moins d’un an dans une dynamique extrêmement positive. Dans le cadre de l’institut, nous développons un programme pour comprendre ce qui se joue lorsque des migrants font de la musique dans ces lieux de répit.

Festival Haizebegi 2017, Ritos de la Tunda

À l’automne 2015 par exemple, le village de Baïgorry a accueilli pendant trois mois cinquante migrants venus de Calais : à la fin de l’hiver, ces migrants veulent remercier ce village qu’ils s’apprêtent à quitter. Ils demandent des instruments, on leur apporte un violon, une flûte, des percussions… Et cette « fête interculturelle » du 31 janvier va devenir pour les habitants un moment de sidération : chacun découvre que ces personnes en déshérence peuvent être des porteuses de traditions qu’elles mettent en partage. Cela change radicalement le regard que l’on porte sur elles. C’est à cela que nous nous intéressons, avec l’appui de l’Institut Convergences Migrations dont nous sommes partie intégrante.

Mais nous voulons aller plus loin. Si l’expression musicale transforme les représentations que nous nous faisons des migrants, pourquoi les chercheurs ne travailleraient-ils pas avec les institutions culturelles pour faire de la musique l’instrument d’une dignité retrouvée, voire un outil d’intégration ? C’est tout l’enjeu de l’extension aux pratiques artistiques du Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil (Pause) du Collège de France, auquel nous sommes associés. L’expertise acquise à Bayonne montre que cet enjeu est tout à fait considérable.

Une large partie de vos travaux portent aussi sur la création musicale et l’improvisation…
D. L. : Cela me passionne ! On associe les musiques traditionnelles à la répétition à l’identique de schémas dont « la tradition » interdirait de sortir. Or, c’est tout le contraire ! L’histoire des traditions musicales est faite de moments de stabilisation des répertoires, puis de gestes déviants produits par des musiciens inventifs. La plupart de ces gestes passent inaperçus, d’autres créent des polémiques, d’autres enfin sont implémentés et modifient durablement les manières de faire. C’est de cette manière qu’une tradition reste elle-même, en changeant au fil du temps. Le cas de l’improvisation est un cas extrême. On a tendance à penser que tout se passe spontanément, qu’il suffit de laisser libre cours à son inspiration. Or, on ne s’improvise pas improvisateur…

Dans La Mémoire et l’Instant5j’ai montré que ces poètes basques qu’on appelle bertsulari (faiseurs de vers) rencontrent peu de succès lorsqu’ils s’enferment dans leur paysage mental. Les meilleurs improvisateurs et les meilleures improvisatrices – car les femmes sont aujourd’hui les championnes – sont celles ou ceux qui entrent en communication avec le public. Ils intègrent ses réactions dans leurs improvisations et chaque spectateur a le sentiment d’en devenir un coauteur. 

Haizebegi 2017

Vous étiez musicien avant de basculer dans la recherche. Comment avez-vous bifurqué ?

D. L. : J’ai fait mes études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. J’ai donc grandi dans ce monde très concurrentiel de la musique savante occidentale, un monde dans lequel on est déjà trop vieux à 14 ans ! Mon dernier engagement comme chef d’orchestre fut la direction des Crystal Psalms d’Alvin Curran à Radio France pour New Albion Records, une firme de San Francisco. Puis ce fut l’anthropologie. Je me suis alors départi de ces jugements de valeurs que j’avais intégrés à mesure de ces années, et le monde est devenu plus vaste. 

Haizebegi 2015

 

Depuis, je cherche à investir dans la recherche scientifique les capacités créatives développées dans la pratique artistique. Dans ma pratique de l’anthropologie, je m’inspire de Bach qui envisageait la composition musicale par l’action. Bach n’était pas un théoricien en ce sens qu’il n’a jamais écrit de traité de fugue. Mais il a composé L’Art de la Fugue… auquel tous les traités se réfèrent comme à un chef-d’œuvre de l’esprit humain. C’est dans cette approche active que s’inscrit le festival Haizebegi.

Je suis de ceux qui cherchent à réinventer le métier de chercheur en sciences sociales. Je ne travaille donc pas à construire une théorie universelle de la musique, mais je fais de mon engagement dans le monde un exemplum. Alors non, je ne joue plus de piano, je ne compose plus, ni ne fabrique de musique. Mais c’est parce que nous sommes en situation d’urgence. L’anthropologie exige un engagement total. Ça vous prend la vie. 

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Festival Haizebegi, les mondes de la musique, du 10 au 20 octobre 2019 à Bayonne. Consulter le programme.
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À écouter : https://lejournal.cnrs.fr/audios/les-chants-des-peuples

Notes

  • 1.Ethnologue, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, Denis Laborde est spécialiste d’anthropologie de la musique.
  • 2.Ce projet fait collaborer les artistes de l’Université du Pays basque (Bilbao), les informaticiens du Scrime (LaBRI, unité CNRS/Université de Bordeaux, Bordeaux INP) et de Estia-Recherche à Bidart.
  • 3.D. Sperber, Le Symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974.
  • 4.Basque Anthropological Research Institute on Music, Emotion and Human Societies. Équipe du Centre Georg Simmel (unité CNRS/EHESS).
  • 5.La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Donostia, Elkar, 2005, 349 p.

 

https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-musique-ouvre-sur-tous-les-univers-de-culture 

Jean Raspail, membre d’honneur de l’association Karukinka, nous répond

Compte-tenu de l’attention portée à nos projets par le Consul Général de Patagonie, nous avons officiellement nommé l’écrivain Jean Raspail membre d’honneur de notre association lors de notre assemblée générale du 3 juin 2014. Il en a été informé dans notre lettre du 6 juin 2014.

Ci-dessous, la lettre de réponse de Jean Raspail à Karukinka, ici représentée par Lauriane Lemasson. Vous ne manquerez pas la petite allusion à nos expéditions futures dont il sera informé régulièrement.

Lettre_JeanRaspail_26062014

L’écrivain Jean Raspail place Karukinka sous le haut-patronage du Consulat Général de Patagonie

Le 18 mai 2014, l’écrivain français Jean Raspail a officiellement placé les projets de Karukinka sous le haut-patronage du Consulat Général de Patagonie. Toute notre équipe est très heureuse de partager cette nouvelle avec vous.

Explorateur, journaliste, écrivain… C’est un homme fasciné par le Grand Sud qui nous fait l’honneur de soutenir nos projets.

De 1951 à 1952, alors âgé de 26 ans, Jean Raspail  rallia la Terre de Feu à l’Alaska en voiture et rédigea un premier récit d’aventure en 1952. Une cinquantaine d’années plus tard, il retourna sur les traces de son périple, en terre fuégienne, à la recherche des souvenirs de sa jeunesse et du passé perdu de la Patagonie des années 50. En résulte alors un témoignage fascinant et riche de références historiques sur ce bout du monde balayé par les vents (Adios Tierra del Fuego, 2001).

Parmi ses oeuvres, nous ne pouvons trop vous conseiller la lecture de Qui se souvient des hommes… (Editions Robert Laffont, Paris, 1986 – Prix Chateaubriand, Charles-Oulmont, Gutenberg et Livre Inter), Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie (Editions Albin Michel, Paris, 1981 – Grand prix du roman de l’Académie française) et Adios Tierra del Fuego (Albin Michel, Paris, 2001 –  Prix Jean Giono).

Qui se souvient des hommes moi-antoine-de-tounens-roi-de-patagonie AdiosTierradelFuego

Nous remercions chaleureusement Monsieur Jean Raspail, Monsieur Tulli et le Consulat Général de Patagonie pour l’attention portée à notre association. Comme demandé, nous les tiendrons régulièrement informés de l’avancement de nos projets.

Le récit de la quatrième partie de l’expédition Terre de Feu 2013 est en ligne sur le blog du Leica Store de Paris

http://leicastoreparis.org/expedition-explorasons-4eme-partie/

 

Face à nous Lëm se couche et Hanuxa fait son entrée, devant le regard de Watauineiwa résidant sous nos pieds…

Au réveil, le soleil fait monter la température à 25°C à l’intérieur de la tente, 18°C relevés à l’extérieur et à l’abri, avec des rafales de vent de 4 km/h en moyenne, 6km/h maximum relevé à onze heures. La pression atmosphérique est de bonne augure : 1000 hPa ! Les choses s’annoncent bien. Nous contemplons l’immense baie d’Ushuaia jusqu’à sa disparition complète de notre champs de vision après avoir repris notre chemin en direction des estancias Punta Segunda et Encajonado.

Les paysages se suivent, toujours grandioses, sous un soleil fidèle et de nombreux et beaux nuages. Vers 17h30, nous arrivons à l’estancia Encajonado. Des troupeaux de vaches, moutons et chevaux entourent cette exploitation et sont répartis sur plusieurs centaines de mètres de clôtures. Nous rencontrons un homme d’une trentaine d’années occupé à retirer la selle de son alezan et qui nous indique où passer dans ce labyrinthe. Une route rarement empruntée par son pickup se dessine sur le littoral du canal. Elle serpente en direction de la préfecture maritime de Puerto Almanza.

Sur cette route verdoyante, toute l’immensité de la Terre de Feu s’exprime : la plaine interminable ponctuée de sombres buissons d’épineux d’une quarantaine de centimètres, la largeur du canal au courant peu prononcé, et les sommets tachetés de neige de la sierra Sorondo faisant face aux sommets de l’île chilienne… Au beau milieu de cet environnement grandiose, nous finissons par trouver un lieu de bivouac juste à côté d’un ruisseau, à quelques mètres du canal et tourné vers l’ouest.

Le ciel est dégagé et progressivement le soleil descend face à nous. J’enregistre, prends des notes, photographie et contemple cet ancien territoire indien. Le coucher de soleil de ce jour restera pour longtemps dans nos mémoires. Face à nous, la chaleur du feu solaire rencontre les miroitements argentés du canal et du ruisseau. Les nuages vaporeux donnent à voir toutes les nuances de gris possibles, laissant passer peu de lumière sur les sombres montagnes des chaînes environnantes. Lëm (le dieu du Soleil) part se coucher et sa belle-sœur, la déesse Hanuxa (la Lune) arrive, sous le regard du dieu suprême des Indiens Yahgans : Watauineiwa, la Terre.

Nous restons assis, silencieux, jusqu’à la disparition complète de Lëm et les premières apparitions des étoiles du Sud derrière nous, doucement accompagnés par les cris des goélands et des ibis (manifestations de la déesse Lexuwa), le léger flux et reflux du canal et le débit régulier du ruisseau s’écoulant de manière imperturbable à quelques mètres de notre tente.

Le récit de la troisième partie de l’expédition Terre de Feu 2013 est en ligne sur le blog du Leica Store de Paris

http://leicastoreparis.org/expedition-explorasons-3eme-partie/

 

Départ d’Ushuaia, estancias Rio Olivia, Túnel, bivouac au bord du canal de Beagle.

Ce matin nous partons d’Ushuaia en taxi pour atteindre l’estancia Rio Olivia, le point de départ de notre expédition de 8 jours. Ce nouveau terrain d’investigation sonore et visuel se situe sur le littoral nord du canal de Beagle, d’anciens territoires Yahgans appelés Wakimaala et Inalumaala (plus à l’est de la péninsule Mitre).

A une dizaine de kilomètres d’Ushuaia, au bout d’une route gravillonnée, le chauffeur de taxi s’arrête. Les sacs sur le dos, nous avançons le dos tourné vers la ville la plus australe du monde. A quelques centaines de mètres du point de départ, nous entrons dans un bois où d’innombrables perruches australes se répondent. Chaque arbre abrite un couple qui répond au couple voisin et ainsi de suite, dans un brouhaha de cris et de battements d’ailes. L’enregistreur et le micro font alors leur première sortie, bien à l’abri dans le creux des racines sinueuses et profondes d’un arbre plusieurs fois centenaire. Pendant ce temps, nous nous éloignons pour ne pas avoir d’impact sur l’enregistrement et pour réaliser quelques photographies du littoral du canal de Beagle situé en contrebas. En face de nous se dressent les sommets enneigés du nord de l’île Navarino. De fins liserais noirs se dessinent à la surface de l’eau miroitante et délicatement salée du canal de Beagle, rendant visible le léger flux et reflux des vagues venant de l’océan Pacifique.

La majeure partie du temps ici, le vent souffle  vers l’ouest. La vue est dégagée vers les îles Bridges (juste avant la scission en deux bras du canal) et nous permet de voir venir les intempéries. Aujourd’hui le ciel est relativement épuré. Des percées de ciel bleu font leur apparition et seuls de gros nuages gris s’accrochent à la pointe des montagnes. Une fine pluie apparaît par intermittence et il ne fait pas froid en marchant, autour de 12°C à l’abri avec un peu de vent (maximum relevé : 15 km/h).

Depuis quelques heures nous évoluons au cœur d’un paysage sauvage démesuré où la présence humaine se traduit seulement par le son des avions survolant le canal et des bateaux de croisière, très nombreux à cette période la plus touristique de l’année.

Après avoir dépassé l’estancia Túnel, un important lieu de recherche archéologique situé sur un territoire où communiquaient les Indiens Selk’nam et Yahgan, le sentier descend peu à peu vers les plages de galets. Nous finissons par nous retrouver au beau milieu d’un ancien lieu de campement indien.

Le récit de la deuxième partie de l’expédition Terre de Feu 2013 est en ligne sur le blog du Leica Store de Paris

http://leicastoreparis.org/expedition-explorasons-deuxieme-partie/

 

Le courage de l’aventurier

Réveil vers 6h au son de la pluie  et des rafales de vent qui déferlent sur la tente. Attente. Si ça ne se calme pas nous risquons de passer plus de temps que prévu sous la tente. Vers 7h30 tout s’arrête et une demi-heure plus tard, le soleil fait son entrée. Pas de doute, nous sommes bien en Terre de Feu. Nous voici au bord d’une rivière, le vent souffle à 28km/h. Le Nagra enregistre, alimenté en direct par le panneau solaire.

Pliage de la tente et passage à gué dans l’eau glacée que nous traversons. Le courant est relativement fort et l’eau atteint nos hanches. Nous nous enfonçons ensuite dans des buissons épineux. Pas la moindre trace de chemin. Toute la journée nous alternerons les forêts denses quasi-impénétrables, les tourbières, et les mousses dans lesquelles nous nous enlisons d’une bonne vingtaine de centimètres à chaque pas. Notre trajet s’avère beaucoup plus long que nous l’imaginions. Vers 17h30-18h, l’heure où s’amplifient les brusques changements climatiques, nous nous résignons à trouver un lieu de bivouac au plus vite. Encore un ruisseau trop large à traverser pour atteindre la rive souhaitée. Quelques minutes plus tard nous trouvons enfin un emplacement privilégié pour la nuit, à l’abri du vent.

Cette deuxième journée a été rude. Nous avons peiné à nous frayer un chemin sur ce terrain accidenté garni de broussailles, marécages, épineux et forêts ravagées par les castors et les tempêtes. Notre journée a été également marquée par de brutaux changements de température, vent et précipitations qui ne facilitaient en rien notre évolution.

Je réalise qu’une télécommande externe pour le Nagra LB me permettrait de déclencher les enregistrements plus facilement sans avoir à sortir l’appareil du sac à dos. Pour le moment, je charge et décharge le matériel du sac en fonction des conditions climatiques, ce qui ne facilite pas mon entreprise. Je devrai donc chercher des solutions plus ergonomiques pour assurer un rendu optimal sans avoir à m’imposer de telles manœuvres récurrentes.

Faire le choix de la sagesse

Le lendemain matin, nous nous réveillons sous le crachin puis le grésil fuégien… Je réalise quelques enregistrements avant que la pluie me contraigne à tout ranger à l’abri. Nousreprenons notre marche sur les mousses rouges gorgées d’eau qui recouvrent l’immensité du fond de la vallée Carrabajal. Aucune trace, pas le moindre semblant de chemin. Les sommets disparaissent progressivement sous une chape de plomb de nuages gris foncé.

Après deux heures de marche, nous avançons à l’aveugle et nous enfonçons de plus en plus dans une dense forêt de lengas(hêtres fuégiens). Le terrain est glissant et pentu, les troncs cèdent sous le pied, rongés par l’humidité et/ou un champignon en plein cœur.

Après plus de trois heures trente de marche, nous nous arrêtons plus longuement pour faire le point. Depuis notre départ nous recherchons inlassablement l’ouverture menant à la vallée suivante, afin d’atteindre en soirée la baie des Reines (Bahia de Los Renos). Je ne vois aucun passage favorable parmi cet enfer vert, sombre, humide, froid et épuisant. Les obstacles ne font que s’amplifier et nous perdons les repères précieux des sommets environnants pour avancer. Si nous ne parvenons pas le soir même au deuxième lac de la partie nord de notre périple, nous risquons de ne pas avoir assez de nourriture.

Soudain, un renard de Magellan fait discrètement son apparition. Il se rapproche de nous, remplie de curiosité à l’égard d’humains qu’il ne voit plus depuis longtemps. Il reste à proximité, intrigué. Je réalise que je suis en tête à tête avec un animal sauvage, complètement isolé et étranger à l’être humain.

Après son départ, c’est avec regrets que nous prenons la décision de faire demi-tour, en privilégiant notre sécurité. Les heures suivantes seront encore pires que les autres. Lugubre, hostile, inhospitalière, la vallée Carrabajal nous fait une terrible démonstration. Cette fois, je saisis pleinement la teneur des témoignages de Charles Darwin, Francisco Coloane et Pedro Sarmiento de Gamboa lus auparavant.

À 15h30 nous trouvons un endroit propice où planter notre tente. Il est tôt et il fait 6°C. La faune se fait entendre : perruches australes (Enicognathus ferrugineus), oies communes, hirondelles, canards vapeur, rapaces et autres oiseaux de taille moyenne.

Vers 19h30, après de nombreux relevés et quelques longs moments passés dans la tente à l’abri des intempéries, nous dînons. Il fait 4°C. Le vent fait régulièrement descendre la température ressentie autour de 0°C. Nous avons perdu plus de 10°C en moins de vingt-quatre heures et nous ne pouvons pas nous fier au baromètre, conscients que pour lui aussi tout change trop vite. La pluie déferle au loin, poussée par les violentes bourrasques.

Après une bonne nuit la tente a pu sécher un peu. Il fait beau pour la région : pluie fine par intermittence et percées de rayons de soleil à travers de grosses nappes de nuages gris multi-tons. Je réalise quelques clichés et enregistrements avant que nous reprenions notre route.

Les différents acteurs du temps estival fuégien jouent avec nos panoplies d’aventuriers : soleil, rafales de vent, pluie, grésil, disparition suivie de réapparition du vent pour de courts laps de temps… Nous n’en finissons pas de nous habiller et déshabiller. À 23h le ciel est clair et dégagé, il n’y a pas de vent et il fait 7°C. Je découvre alors pour la première fois les étoiles de l’hémisphère sud qui apparaissent progressivement au-dessus des sommets vierges de cette vallée sauvage. Les oiseaux nocturnes et le crépitement du feu interrompent le mouvement ininterrompu du flot de la rivière toute proche. Nous sommes conscients de vivre un moment unique : au coin du feu, dans l’un des endroits les plus inhospitaliers de la planète. Je pense très fort aux Indiens Selk’nam pour qui le feu aussi était si important. Sa chaleur, son odeur et sa douce lumière apportent un véritable apaisement, une sorte de bonheur primitif que j’imagine universellement perçu. Dans les contrées hostiles où la nature se montre rarement clémente, la solitude n’a pas sa place sur de longs termes.

Le jour suivant, la température est surprenante. Il fait 35°C dans la tente mais le vent et la pluie nous force à rester durant toute la matinée dans l’abside avant de la tente. Je dessine et rédige le récit de la journée précédente dans mon carnet.

Dans l’après-midi je m’installe calmement dans un coin pour réaliser des relevés, enregistrements et photographies dans les environs et reécouter des enregistrements d’archives de chants chamaniques selk’nam. En soirée les conditions climatiques changent à nouveau, le vent augmente sensiblement et fait tournoyer les étincelles du feu. Nous relevons des rafales à plus de 40km/h « à l’abri ». Les nuages se regroupent sur les sommets face à nous, une véritable tempête se prépare.

À la tombée de la nuit nous fermons la tente, accompagnés du son des violentes rafales. Les oiseaux nocturnes restent silencieux, pas un seul ne s’exprimera ce soir. Les arbres proches grincent, prêts à céder.

Au réveil nous découvrons avec surprise un énorme tronc d’arbre tombé à une vingtaine de mètres de notre tente. Perçu en bonne santé, son cœur était pourtant ravagé par le fameux champignon doué d’une discrétion totale. Impossible de prévoir sa chute. Il fait beau, plutôt chaud (12°C) et le vent chasse les nuages.

Le campement levé, des photographies, phonographies et relevés réalisés, nous prenons la direction de Mosca Loca, à 3 heures de marche. Le chemin se réalise sans peine. Nous traversons l’estancia et arrivons enfin au bord de la Ruta 3 qui nous menera de nouveau à Ushuaia.

La prochaine étape

Lors de ce second trek de 8 jours d’autonomie, nous sillonnerons dans un premier temps d’anciens territoires yahgan (Wakimaala puis Utamaala) en reliant Ushuaia et l’estancia Harberton, par la côte nord du canal de Beagle. L’estancia Harberton a été fondée par Thomas Bridges, l’auteur du dictionnaire anglais-yahgan et qui fût l’un des porte-paroles majeur des Indiens Yahgan. Il sera également le premier à établir des contacts amicaux avec les Indiens Selk’nam résidant plus au nord, après les montagnes de la Sierra Lucas Bridges. C’est donc sur ses pas que nous réaliserons la traversée de la Sierra Bridges pour arriver à l’estancia la Porfiada située au bord du lac Fagnano, autrefois appelé Kami par les Indiens Selk’nam.