Un jour comme aujourd’hui décédait Virginia Choquintel, “la dernière Selk’nam” (02/06/2025, La Contra  Tapa)

Un jour comme aujourd’hui décédait Virginia Choquintel, “la dernière Selk’nam” (02/06/2025, La Contra Tapa)

Elle avait 56 ans. Virginia Choquintel est décédée à Río Grande. Elle avait souffert du déracinement, de la solitude, de l’alcoolisme et de la contradiction d’être la descendante d’un père et d’une mère selk’nam tout en ignorant l’histoire et la culture de son peuple.


virginia choquintel

Le décès de Virginia Choquintel à Río Grande à l’âge de 56 ans marque la fin d’une vie marquée par le déracinement et la quête d’identité. Née en 1942, à une époque où la population Selk’nam était décimée par la violence et les maladies, Choquintel incarna la paradoxale condition d’être descendante d’un peuple autochtone qu’elle ne connaissait pourtant pas.

Elle ne gardait que quelques souvenirs flous de son père, durant son enfance à la Mission salésienne : « Tous les après-midis, il venait me chercher et m’emmenait faire des promenades à cheval », mais elle ne se souvenait pas « si nous parlions ». Sa mère succomba à une épidémie : « De ma mère, je me souviens à peine… elle est morte quand j’étais toute petite » (entretien avec l’auteur en mai 1994).

Son enfance s’est déroulée dans une mission salésienne, où ses liens culturels se sont affaiblis. Ses souvenirs de ses parents étaient fragmentaires, et l’histoire de son peuple lui était étrangère. Les informations sur les massacres d’indigènes, qu’elle n’apprit que tardivement, la plongèrent dans l’angoisse.

Après des années de travail comme employée domestique à Buenos Aires, une rencontre fortuite favorisa son retour à Río Grande en 1989. Là, elle commença à reconstruire son passé et à renouer avec ses racines. Son histoire attira l’attention d’étudiants et de chercheurs, bien qu’elle reconnaissait elle-même sa connaissance limitée de la culture Selk’nam.

« On me demande si je sais comment les Indiens faisaient du feu, je ne savais pas… eux me disaient que c’était avec des pierres, maintenant je le sais. Ils me posaient beaucoup de questions, au final ils en savaient plus que moi… »

Dans ses dernières années, Choquintel connut la reconnaissance tardive d’une société tentant d’atténuer sa culpabilité face au génocide. Cependant, ces hommages ne parvinrent pas à dissiper le sentiment de solitude et d’oubli qui l’accompagnait. Tourmentée par les contradictions, elle se sentit à la fois reconnue comme « la dernière Selk’nam » et profondément étrangère à son propre héritage. Sa vie fut un témoignage éloquent de l’impact dévastateur de la perte culturelle et de la difficulté à retrouver une identité arrachée.

Source: https://lacontratapatdf.com/nota/30841/un-dia-como-hoy-fallecia-virginia-choquintel–la-ultima-selk–039-nam/ traduit de l’espagnol par l’association Karukinka. Pour découvrir d’autres articles liés aux peuples autochtones de Patagonie, rendez vous sur la page dédiée.

Génocide Mapuche ou Pacification de l’Araucanie ? (01/06/2025, article et podcast Conociendo.cl)

Génocide Mapuche ou Pacification de l’Araucanie ? (01/06/2025, article et podcast Conociendo.cl)


La Pacification de l’Araucanie : analyse exhaustive de l’invasion, de la dépossession et du génocide Mapuche

L’histoire du Chili comporte un chapitre écrit avec des euphémismes et du sang : la mal nommée « Pacification de l’Araucanie ». Cet article plonge dans les détails de ce processus (1861-1883), déconstruisant le récit officiel pour révéler une opération complexe de conquête militaire, de dépossession légale et de colonisation forcée qui a redéfini le destin de l’État chilien et du peuple Mapuche, laissant un héritage de conflit qui perdure jusqu’à aujourd’hui.

genocide mapuche pacification araucanie
Pacification de l’Araucanie ou ¿Génocide Mapuche? (01/06/2025, conociendo.cl)

(source : https://conociendo.cl/pacificacion-de-la-araucania-o-genocidio-mapuche/ et un podcast disponible sur SPOTIFY (en espagnol), l’article lié à ce podcast est traduit de l’espagnol par l’association Karukinka)

Table des Matières

  1. Contexte historique : Le Wallmapu autonome et l’État chilien expansionniste
  2. Les acteurs clés du conflit
  3. Le plan de l’État : La proposition d’occupation de Cornelio Saavedra
  4. L’exécution militaire : Phases d’une guerre asymétrique
    • 4.1. Première phase (1861-1868) : Avancée et fortification
    • 4.2. Deuxième phase (1869-1881) : Pause diplomatique et consolidation
    • 4.3. Troisième phase (1881-1883) : L’offensive finale
  5. La dépossession légale : Comment les lois ont anéanti la propriété mapuche
    • 5.1. La loi de radication de 1866 : L’arme juridique
    • 5.2. Les « titres de merced » : Le confinement dans les réductions
  6. La colonisation dirigée : Terres pour certains, dépossession pour d’autres
  7. La catastrophe humaine et le débat sur le génocide
    • 7.1. Génocide et ethnocide : Le débat conceptuel
    • 7.2. Perspectives historiographiques en débat
    • 7.3. Éléments de la dévastation démographique
  8. L’impact total : La désarticulation de la société mapuche
  9. Résistance et résilience mapuche
  10. Héritage et dette historique : Les racines du conflit actuel
  11. Analyse comparative : Araucanie, le « désert » argentin et l’Ouest américain

1. Contexte historique : Le Wallmapu autonome et l’État chilien expansionniste

Au milieu du XIXe siècle, la frontière sud du Chili était clairement délimitée par le fleuve Biobío. Au sud s’étendait le Wallmapu, territoire ancestral du peuple Mapuche, nation indépendante de facto ayant résisté à la conquête espagnole pendant plus de 300 ans. La société Mapuche était organisée en une structure sociale et politique complexe basée sur le lof (clan familial), l’ayllarewe (fédération de lofs) et les butalmapus (grandes alliances territoriales).

Pour l’État chilien, consolidé après les guerres d’indépendance et sous l’influence des idées européennes de progrès, cette autonomie était un problème. Les élites politiques et économiques, sous les présidences de Manuel Montt (1851-1861) puis José Joaquín Pérez (1861-1871), ont vu l’occupation comme une nécessité pour :

  • S’approprier les ressources : les terres de l’Araucanie étaient considérées comme le « grenier du Chili ».
  • Unifier le territoire : relier la zone centrale aux colonies de Valdivia et Llanquihue.
  • Affirmer la souveraineté : éliminer la frontière intérieure et projeter une image de nation moderne.

2. Les acteurs clés du conflit

Ce processus historique a été mené par des figures et groupes aux intérêts radicalement opposés.

CatégorieActeurs principauxRôle dans le conflit
État chilien (officiels)José Joaquín Pérez, Federico Errázuriz Z., Aníbal Pinto, Domingo Santa MaríaPrésidents ayant impulsé la politique d’occupation
État chilien (militaires)Cnel. Cornelio Saavedra, Gral. Gregorio Urrutia, Cnel. Basilio UrrutiaDirigé les campagnes militaires
Peuple Mapuche (chefs)Lonko Mañilwenü, Lonko Külapang, Lonko Esteban RomeroDirigé la résistance militaire et diplomatique
AutresColons chiliens et européens, Orélie Antoine de TounensOccupé les terres, prétexte pour la conquête

3. Le plan de l’État : La proposition de Cornelio Saavedra

En 1861, le colonel Cornelio Saavedra Rodríguez a présenté au Congrès chilien un plan détaillé de « Pacification de l’Araucanie ». Il proposait d’abandonner la politique des traités pour une occupation matérielle, fondée sur trois axes :

  • Avancer la frontière militaire du Biobío au Malleco, avec des forts.
  • Subdiviser et vendre les terres « sécurisées ».
  • Promouvoir l’installation de colons chiliens et étrangers pour « chileniser » la région.

Le plan a suscité débat, mais a été approuvé par le Congrès, déclenchant l’invasion.


4. L’exécution militaire : Phases d’une guerre asymétrique

La conquête militaire s’est déroulée en plusieurs phases, interrompues par des soulèvements Mapuche et la Guerre du Pacifique.

  • Première phase (1861-1868) : Avancée et fortification Fondation de forts (Angol, Mulchén, etc.), résistance Mapuche immédiate, tactique de « terre brûlée » appliquée par l’armée.
  • Deuxième phase (1869-1881) : Pause diplomatique et consolidation Ralentissement de l’avancée, consolidation territoriale, introduction du télégraphe et du chemin de fer.
  • Troisième phase (1881-1883) : L’offensive finale Dernier grand soulèvement Mapuche en 1881, répression militaire massive, fondation de Temuco, fin militaire de la « Pacification ».

5. La dépossession légale : Comment les lois ont anéanti la propriété Mapuche

La conquête militaire fut indissociable d’une conquête juridique.
Loi de Radication de 1866 :

  • Définition de « terres vacantes » : toute terre non « occupée continuellement » par les indigènes devient propriété de l’État.
  • Imposition de la propriété privée individuelle, étrangère à la culture Mapuche.
  • Création de commissions de radication, processus entaché d’abus et de corruption.

Les « Titres de Merced » : Confinement dans des réductions

  • Attribution de petites portions de terres (environ 6 hectares/personne), insuffisantes pour l’économie traditionnelle.
  • Perte de plus de 90% du territoire Mapuche.
  • Fragmentation sociale et isolement des communautés.

6. La colonisation dirigée : Terres pour certains, dépossession pour d’autres

Traitement du peuple Mapuche : confinement dans des réductions, absence de soutien étatique, statut de « mineurs » sous tutelle.
Traitement des colons européens/chiliens : grandes parcelles, soutien étatique (voyages, outils, animaux, assistance médicale), statut de citoyens à part entière.


7. La catastrophe humaine et le débat sur le génocide

La « Pacification » fut une catastrophe humaine ayant décimé la population Mapuche, alimentant un débat sur le terme « génocide » selon la définition de l’ONU (1948).

  • Destruction de l’économie, dépossession des terres, confinement dans des zones invivables, famines et épidémies massives.
  • Etnocide : destruction de la culture par interdiction de la langue, de la religion, de l’éducation propre.

Perspectives historiographiques

  • Traditionnelle : processus inévitable pour l’unification du Chili.
  • Révisionniste : conquête impérialiste, violence systématique, étiquette d’etnocide ou génocide.
  • Mapuche : invasion d’un pays souverain, début d’une relation coloniale persistante.

Effondrement démographique

  • Entre 20 000 et 30 000 Mapuche morts de faim et de maladies entre 1881 et le début du XXe siècle.
  • La population Mapuche, estimée à un demi-million avant la conquête, a subi un effondrement démographique dont elle ne s’est remise qu’après plus d’un siècle.

8. L’impact total : Désarticulation de la société Mapuche

La « Pacification » a provoqué une rupture structurelle dans tous les aspects de la vie Mapuche :

  • Politique : perte d’autorité des lonkos.
  • Économique : passage d’une société prospère à la pauvreté.
  • Sociale : fragmentation et migration forcée vers les villes.
  • Culturelle : assimilation forcée, menace sur la langue et la vision du monde Mapuche.

9. Résistance et résilience Mapuche

Malgré la dévastation, la résistance Mapuche a perduré, se transformant en luttes politiques et juridiques au XXe siècle. La mémoire et l’identité culturelle ont survécu clandestinement, témoignant d’une résilience remarquable.


10. Héritage et dette historique : Les racines du conflit actuel

La « Pacification de l’Araucanie » est à l’origine directe du conflit actuel au Chili. Les revendications territoriales et d’autonomie du mouvement Mapuche s’appuient sur cette dépossession historique. La « dette historique » est centrale dans le débat public, et les recommandations de réparation restent largement non appliquées.


11. Analyse comparative : Araucanie, le « désert » argentin et l’Ouest américain

Le processus chilien n’est pas isolé :

  • Conquête du Désert (Argentine, 1878-1885) : justification idéologique similaire, tactiques de guerre totale, objectif de libération des terres pour l’élevage.
  • Guerres indiennes (États-Unis, XIXe siècle) : expansion vers l’ouest, réserves, dépossession et violence similaires.

Dans tous les cas, les États-nations ont utilisé leur supériorité militaire et un cadre légal pour déposséder les peuples autochtones, laissant un legs de traumatisme et de lutte pour la justice.


Conclusion : Une histoire à revendiquer

La « Pacification de l’Araucanie » fut une guerre de conquête qui a dépossédé un peuple de son territoire et cherché à anéantir sa culture. La comprendre dans toute sa complexité est un devoir pour toute société aspirant à la justice. Reconnaître ce passé n’est pas rouvrir des blessures, mais commencer à les guérir sur la base de la vérité et de la réparation.


Partagé par l’association à but non lucratif Karukinka, basée en France et dédiée à la Patagonie.

La Última Huella (2001) : témoignage cinématographique de la culture fragile d’un peuple austral

La Última Huella (2001) : témoignage cinématographique de la culture fragile d’un peuple austral

Le cinéma documentaire chilien trouve en “La última huella” (2001, trad. La dernière trace) de Paola Castillo l’un de ses témoignages les plus poignants et urgents. Ce film de 63 minutes fait partie de nos recommandations et constitue bien plus qu’un simple documentaire ethnographique : il s’agit d’un véritable testament visuel d’une culture millénaire devenue vulnérable, celle du peuple yagan, à travers le regard de ses deux dernières locutrices connues de la langue yagan, les sœurs Úrsula et Cristina Calderón. Dans une démarche cinématographique à la fois intime et universelle, Castillo parvient à saisir les fragments d’une civilisation qui a vécu pendant plus de 7000 ans dans l’une des régions les plus inhospitalières de la planète : l’extrême sud de la Patagonie.

Il est possible de le visionner (location de 24h) sur Vimeo : https://vimeo.com/ondemand/laultimahuella et voici une présentation de ce film dédié à la mère (Ursula) et à la tante (Cristina) de José German Gonzalez Calderon, yagan et membre d’honneur de l’association Karukinka.

La réalisatrice du documentaire

Paola Castillo : parcours d’une documentariste engagée

Paola Castillo Villagrán incarne parfaitement la nouvelle génération de documentaristes chiliens qui ont émergé dans les années 1990 et 2000. Formée à l’Université Catholique du Chili en journalisme, elle a ensuite complété sa formation cinématographique à la prestigieuse École Internationale de Cine y Televisión de San Antonio de los Baños à Cuba. Cette double formation, journalistique et cinématographique, se retrouve dans son approche documentaire qui conjugue la rigueur investigatrice et la sensibilité artistique.

Sa trajectoire professionnelle témoigne d’un engagement pour le documentaire de création. En 2009, elle devient la première latino-américaine sélectionnée pour le prestigieux programme EuroDoc, formation européenne de référence pour la production documentaire internationale.

Paola Castillo occupe également des positions stratégiques dans l’écosystème documentaire chilien, en tant que directrice exécutive de la Corporación Chilena del Documental (CCDoc) et de la marque sectorielle ChileDoc, deux initiatives qu’elle a contribué à fonder pour promouvoir la production documentaire nationale.

Une filmographie tournée vers l’humain et reconnue internationalement

La filmographie de Paola Castillo révèle une préoccupation constante pour les sujets sociaux, les droits humains et la préservation de la mémoire. Après “La última huella” (2001), elle réalise “74 m2” (2012), documentaire sur l’habitat social qui remporte le Prix Feisal au Festival de Rosario. Son film “Genoveva” (2014) poursuit cette exploration des marges de la société chilienne, tandis que “Frontera” (2020) interroge les questions territoriales et identitaires.

En tant que productrice, elle accompagne des projets documentaires majeurs comme “El Salvavidas” (2011), “Allende mi abuelo Allende” (2015) – Prix du Meilleur Documentaire au Festival de Cannes – ou encore “Malqueridas” (2023), distingué à la Mostra de Venise.

Le peuple Yagan : sept mille ans d’histoire au bout du monde

Les nomades des mers australes

Le peuple yagan, également appelé à tort yámana, représente l’une des cultures les plus remarquables d’adaptation à un environnement extrême. Pendant plus de 7000 ans, ces nomades canoeros ont habité seuls l’archipel de la Terre de Feu, naviguant dans les eaux tourmentées qui s’étendent du canal Beagle au cap Horn. Leur territoire ancestral couvre la côte méridionale de l’île Grande de Terre de Feu, les côtes du canal Beagle et les îles Hoste, Navarino, Picton et Wollaston.

Traditional Yagan dugout canoe with indigenous people navigating calm waters in Tierra del Fuego 

L’organisation sociale yagan se structurait autour de cinq parcialités territoriales correspondant à des variations dialectales : les Wakimaala, occupant le district le plus favorable autour du canal Beagle ; les Utumaala, canoeros de l’est depuis Puerto Williams jusqu’aux îles Picton, Lennox et Nueva ; les Inalumaala, chasseurs de l’ouest ; les Ilalumaala, habitants du secteur océanique sud-occidental ; et les Yeskumaala, peuplant l’archipel du cap Horn. Cette répartition géographique témoigne d’une organisation sociale complexe et adaptée à la diversité des écosystèmes fuégiens.

Un mode de vie en harmonie avec l’environnement

La culture yagan se caractérise par une adaptation remarquable aux conditions climatiques extrêmes de la région australe. Ces chasseurs-cueilleurs marins maîtrisaient parfaitement leur environnement, connaissant les cycles saisonniers et sachant où et quand trouver phoques, crustacés, poissons et certains oiseaux. Leur mode de vie nomade s’organisait autour de la navigation en canoës d’écorce, embarcations d’une sophistication technique remarquable qui leur permettaient de sillonner les eaux tumultueuses des canaux fuégiens.

L’élément central de leur culture était le feu, maintenu perpétuellement allumé dans les canoës lors de leurs déplacements. Cette maîtrise du feu, dans un environnement où les températures oscillent entre -12°C et 12°C et avec un climat très humide dans certaines parties de l’archipel, constituait un besoin crucial. Les navigateurs européens qui découvraient la région étaient souvent frappés par ces feux nocturnes visibles depuis leurs navires.

Cristina et Úrsula Calderón : les gardiennes d’un patrimoine linguistique millénaire

Cristina Calderón : Trésor humain vivant

Cristina Calderón Harban (1928-2022) incarne tragiquement le destin d’un pan culturel en voie d’extinction. Née à Puerto Róbalo sur l’île Navarino, elle grandit auprès de ses tantes et de son grand-père Alapainch, apprenant ainsi les divers aspects de sa culture ancestrale, notamment la langue yagankuta. Elle vécut dans diverses zones de l’archipel fuégien, notamment à Caleta Eugenia, Puerto Navarino et l’île Picton, avant de s’installer définitivement à Villa Ukika près de Puerto Williams.

En 2009, Cristina Calderón fut officiellement reconnue comme “Trésor Humain Vivant” par le Conseil National de la Culture et des Arts du Chili, dans le cadre de la Convention pour la Sauvegarde du Patrimoine Immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003. Cette distinction reconnaissait son rôle crucial comme dépositaire et transmettrice d’une langue et d’une conception du monde propre à ce peuple.

La langue yagan, dont Cristina était la dernière locutrice native après le décès de sa sœur Úrsula en 2003, comptait 32400 vocables – une richesse lexicale extraordinaire qui témoigne de la sophistication linguistique de ce peuple. Tragiquement, malgré ses sept enfants et quatorze petits-enfants, aucun ne maîtrise commme elle et ses ancêtres la langue yagan. “Quand ma sœur Úrsula est décédée, je suis restée toute seule, sans personne avec qui parler“, confiait-elle en 2016.

film la ultima huella yagan peuple autochtone patagonie chili
Portrait des deux protagonistes, les sœurs Cristina et Úrsula Calderón (capture d’écran du film la Ultima Huella)

Une transmission sporadique

Le destin de Cristina Calderón illustre dramatiquement les processus d’extinction linguistique et culturelle. “J’ai appris l’espagnol à neuf ans. Le père d’une nièce était gringo, et ils m’ont enseigné petit à petit“, se souvenait-elle. Cette transition linguistique forcée résume à elle seule l’histoire de la colonisation et de l’acculturation des peuples autochtones. “À cette époque, tout le monde parlait yagan, mais ensuite ils ont commencé à mourir, et je suis restée seule. Les enfants n’ont pas voulu apprendre. Ils avaient honte. Les gens blancs se moquaient d’eux“.

La mort de Cristina Calderón le 16 février 2022 à l’âge de 93 ans marque symboliquement la fin d’un monde. Sa fille Lidia González Calderón, l’une des constituantes chargées de rédiger la nouvelle Constitution chilienne, écrivait sur Twitter : “Tout ce que je ferai dans le travail où je suis sera en ton nom. Et en lui, se reflétera aussi ton peuple“. L’une de ses petites filles, Cristina Zarraga, continue de s’investir dans la sauvegarde des mémoires de sa grand-mère et la revitalisation de la culture yagan, grâce à une présence conjointe au Chili et en Allemagne (où se trouvent entre autres les archives de Martin Gusinde).

Analyse filmique : une poétique de la vulnérabilité

Une narration ponctuée d’archives

La última huella” se distingue par une approche narrative innovante qui épouse parfaitement son sujet. Le film développe une progression narrative fragmentée, pleine de réminiscences, qui permet de construire progressivement l’histoire d’un peuple à travers les témoignages de ses dernières représentantes. Cette structure narrative reflète la nature même de la transmission orale yagan, faite de récits éclatés, de mythes et de souvenirs personnels qui s’entrelacent pour former la trame d’une mémoire collective.

La réalisatrice Paola Castillo fait appel à un dispositif visuel sophistiqué qui articule plusieurs temporalités. L’utilisation d’images d’archives en noir et blanc à la fin de chaque séquence crée un lien avec le passé et les représentations photographiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Ces archives proviennent notamment de le Mission Scientifique française du Cap Horn (1882-83), des travaux de Martin Gusinde (1918-24) et d’Alberto de Agostini (1910-30).

photographie d'hommes yagan prise par Martin Gusinde

Le montage comme pont entre passé et présent

Le travail de montage de Coti Donoso établit un contrepoint entre les images d’archives et les séquences contemporaines. Grâce au montage, nous observons un dialogue visuel entre les images du passé et le présent des sœurs Calderón, soulignant la continuité et les ruptures de l’histoire yagan. Cette technique permet à Paola Castillo de créer une connexion entre le présent et l’absent/le vide, dichotomie structurelle qui traverse tout le documentaire.

Les séquences consacrées à la recherche du pigment Imi (rouge) illustrent parfaitement cette approche. Les archives filmiques montrent les cérémonies traditionnelles de peinture faciale, tandis que les images contemporaines suivent Cristina dans sa quête pour retrouver les gisements de sédiments colorés. Cette juxtaposition révèle à la fois la persistance de certaines pratiques et l’érosion progressive de savoirs traditionnels.

Une bande sonore mêlant tradition et modernité

La musique de Sergio “Tilo” González contribue de manière décisive à l’atmosphère du film. La tonalité musicale accompagne les différentes séquences en créant une ambiance qui oscille entre mélancolie et célébration de la beauté culturelle yagan. L’usage du son direct, notamment les passages en langue yagan, confère au documentaire une authenticité et une intimité particulières.

La bande sonore intègre également les sons naturels de l’environnement austral : vents, ressac, cris d’oiseaux marins. Ces éléments sonores replacent constamment les témoignages dans leur contexte géographique et climatique, rappelant les conditions d’existence extraordinaires dans lesquelles s’est épanouie la culture yagan.

Maison culturelle yagan (photo Alicia Santa Cruz)
La casa cultural de la communauté yagan de la baie Mejillones (photographie d’Alicia Santa Cruz, 2025)

Contexte historique : de la résistance au bord de l’extinction

L’impact de la colonisation européenne

L’arrivée de l’homme blanc en 1624 sur les côtes yagan marque le début d’un processus ayant frôlé l’extinction qui s’étalera sur près de quatre siècles. Les premiers contacts avec les navigateurs européens, bien que souvent décrits comme “amicaux” par les témoignages de l’époque, inaugurent une période de transformations irréversibles pour les sociétés fuégiennes.

L’établissement de missions anglicanes au XIXe siècle constitue un tournant décisif dans l’histoire yagan. Si ces missions apportent certains éléments de “protection” face aux violences coloniales, abstraction faite de certaines dérives peu à peu documentées et présentes dans la mémoire collective, elles contribuent simultanément au processus d’acculturation en imposant de nouveaux modes de vie, de nouvelles croyances et de nouveaux rapports sociaux. Le processus de sédentarisation forcée, l’abandon du nomadisme canoero traditionnel et l’adoption progressive de l’espagnol comme langue de communication transforment radicalement la société yagan.

Les mécanismes de l’extinction culturelle

Le fait que le peuple yagan ait été proche de l’extinction illustre les mécanismes complexes qui président à la disparition des cultures minoritaires. Contrairement aux génocides brutaux qui ont affecté d’autres peuples autochtones américains, l’extinction yagan résulte d’un processus plus insidieux de transformation culturelle, de métissage et d’assimilation progressive.

La création de Villa Ukika dans les années 1960 symbolise cette dernière étape de l’histoire yagan. Cette installation près de Puerto Williams, si elle assure une certaine sécurité matérielle aux derniers membres de la communauté, consacre définitivement l’abandon du mode de vie traditionnel nomade. Les descendants yagan deviennent sédentaires, scolarisés dans le système éducatif chilien, progressivement intégrés dans l’économie de marché régionale.

Le film dans le contexte du cinéma documentaire chilien

L’Héritage du Nuevo Cine Chileno

La última huella” s’inscrit dans la tradition du documentaire social chilien qui trouve ses origines dans le Nuevo Cine Chileno des années 1960. Cette école cinématographique, influencée par les travaux de Joris Ivens et de ses collaborateurs chiliens comme Sergio Bravo, développait déjà une approche documentaire attentive aux réalités sociales et aux cultures populaires.

Le film de Paola Castillo hérite de cette tradition d’engagement social tout en développant une approche plus intimiste et poétique. Contrairement aux documentaires militants de la période d’Unité Populaire ou de résistance à la dictature de Pinochet, “La última huella” privilégie l’approche ethnographique et la dimension mémorielle.

Une nouvelle génération de documentaristes

Le début des années 2000 voit émerger au Chili une nouvelle génération de documentaristes. Ces réalisateurs, formés après la dictature, développent une approche plus personnelle du documentaire, moins directement politique mais tout aussi engagée dans l’exploration des questions sociales et identitaires. Paola Castillo appartient pleinement à cette génération qui renouvelle les formes et les sujets du documentaire chilien.

Cette nouvelle école documentaire chilienne se caractérise par une attention particulière aux processus mémoriels, aux identités périphériques et aux transformations sociales contemporaines. “La última huella” illustre parfaitement cette évolution en traitant de l’extinction culturelle, un fait qui interroge directement les fondements de l’identité nationale chilienne.

Entrée à Ukika, depuis Puerto Williams (photographie d’Alicia Santa Cruz, 2025)

Réception de la critique et impact

Reconnaissance nationale et internationale

La última huella” reçoit dès sa sortie une reconnaissance critique importante. Le film obtient notamment le LASA Award of Merit in Film au Film Festival LASA en 2004 et une mention honorifique au premier Festival de Cine para la Infancia y la Juventud en 2001. Ces récompenses soulignent la qualité artistique du documentaire ainsi que sa portée pédagogique et culturelle.

Utilisation pédagogique et culturelle

Le documentaire trouve rapidement sa place dans les circuits éducatifs et culturels chiliens. La fiche pédagogique établie par la Corporación Chilena del Documental identifie plusieurs thématiques d’enseignement : culture et ethnie yagan, témoignage de la parole, mémoire culturelle, Patagonie, acculturation, transculturation et extinction des peuples originaires.

Cette dimension pédagogique s’avère particulièrement importante dans le contexte chilien où la connaissance des cultures autochtones reste limitée. Le film contribue à sensibiliser le public chilien – et international – à l’existence du peuple yagan. Il participe ainsi d’une démarche plus large de reconnaissance et de valorisation du patrimoine culturel autochtone.

Projections et diffusion contemporaine

La última huella” continue d’être programmé dans les festivals et institutions culturelles chiliennes. Sa présentation au Festival Internacional BioBioCine en 2022 témoigne de sa pertinence continue vingt ans après sa réalisation.

La mise à disposition du film sur des plateformes de streaming et dans des cinémathèques assure sa transmission aux nouvelles générations. Cette accessibilité est cruciale pour un documentaire qui porte un témoignage désormais irremplaçable, les principales protagonistes du film ayant disparu. Le décès d’Úrsula Calderón en 2003, puis de Cristina en 2022, font de ce film l’un des derniers témoignages directs de locuteurs natifs yagan.

Un documentaire contre la montre

La última huella” s’inscrit dans une démarche urgente. Au moment du tournage en 2001, Úrsula et Cristina Calderón représentent déjà les ultimes témoins linguistiques d’une culture millénaire. Cette situation confère au film une dimension testamentaire particulière. Cette urgence temporelle influence directement l’approche filmique. Plutôt que de développer une analyse anthropologique exhaustive, Castillo privilégie l’enregistrement des gestes, des paroles et des savoirs : préparation du pigment Imi, techniques de navigation, récits mythologiques, expressions linguistiques yagan.

Vingt ans après sa réalisation, “La última huella” a acquis le statut de document historique de première importance. Ce film constitue un témoignage anthropologique précieux sur les modalités de transmission culturelle dans un contexte de grande vulnérabilité. Les interactions entre les deux sœurs, leurs façons de se remémorer le passé, leurs gestes techniques, leurs expressions linguistiques offrent aux chercheurs et au public des informations irremplaçables sur la culture yagan.

Influence sur la réalisation documentaire chilienne actuelle

La última huella” exerce une influence durable sur la production documentaire chilienne. Le film ouvre la voie à une série de documentaires consacrés aux cultures autochtones et aux processus mémoriels. Cette approche respectueuse et poétique des sujets ethnographiques inspire d’autres réalisateurs chiliens et vingt ans après sa réalisation, “La última huella” continue d’être étudié dans les écoles de cinéma chiliennes comme un modèle de documentaire social engagé.

L’engagement de Paola Castillo dans la structuration de l’industrie documentaire chilienne, à travers CCDoc et ChileDoc, prolonge l’impact de “La última huella” au-delà du seul registre artistique. Le film devient ainsi le symbole d’une conception du documentaire comme outil de préservation patrimoniale et de transformation sociale.

L’empreinte laissée par ce film, comme celle du peuple yagan qu’il évoque, continue de résonner bien au-delà de sa propre existence, nous rappelant que chaque culture qui disparaît emporte avec elle une part irremplaçable de l’humanité commune.

Le titre du film prend ainsi tout son sens métaphorique : “La última huella” n’est pas seulement la dernière trace du peuple yagan, elle est aussi l’empreinte indélébile que laisse ce documentaire dans l’histoire du cinéma chilien et dans la mémoire collective de l’humanité. En filmant la disparition, Paola Castillo a paradoxalement assuré une forme de pérennité à ce qu’elle documentait.

Quel rôle joue le nouveau voilier de 20m dans la réalisation des activités de Karukinka ?

Quel rôle joue le nouveau voilier de 20m dans la réalisation des activités de Karukinka ?

Un camp de base flottant polyvalent en Patagonie insulaire

Milagro est un voilier d’expédition acquis par l’association Karukinka en 2023 grâce au soutien de ses membres. C’est un ketch Bruce Roberts de 20 mètres en acier qui joue un rôle fondamental dans la réalisation de nos activités associatives. Ce navire, construit en Suède et ayant déjà effectué deux tours du monde, est un véritable “camp de base flottant” permettant d’accueillir diverses initiatives qu’elles soient artistiques, scientifiques ou sportives. #voilier patagonie

Avec ses caractéristiques techniques adaptées (longueur de 20m, maître-bau de 5m25, tirant d’eau de 2m30, motorisation Cummins 180CV, voilure 180m² au près et 295m² au portant), le Milagro offre une plateforme robuste et adaptée pour nos expéditions en régions polaires et subpolaires, domaines d’activité privilégiés de Karukinka.

voilier patagonie croisière canaux de patagonie
Le voilier Milagro au pied d’un glacier de la Cordillère Darwin, Tierra del Fuego, canaux de Patagonie, Chili (Photographie: Diego Quiroga, du voilier Pic La Lune, Ushuaia)

Un navire support pour la logistique de nos expéditions scientifiques, sportives et artistiques

Une infrastructure adaptée aux recherches de terrain

Le Milagro constitue un support logistique essentiel pour les expéditions scientifiques et artistiques menées par Karukinka. Entièrement équipé et isolé, ce navire permet d’accueillir jusqu’à 12 personnes (10 personnes pour les projets de plus d’une semaine) grâce à ses cinq cabines (quatre doubles et une quadruple). Cette capacité d’accueil importante facilite la constitution d’équipes pluridisciplinaires, conformément à l’approche de notre association qui réunit des compétences sportives, artistiques et scientifiques.

L’autonomie considérable du navire (1500L de gasoil, 1000L d’eau + dessalinisateur, groupe électrogène, panneaux solaires…) lui permet d’atteindre des zones reculées et d’y séjourner suffisamment longtemps pour mener à bien nos travaux. Le navire est également équipé pour les télécommunications en zone A4 et d’un accès à internet, garantissant la sécurité et la connectivité même dans les régions les plus isolées comme les canaux de Patagonie (Terre de Feu, Cordillère Darwin, cap Horn, Antarctique…).

glaciers patagonie canaux de patagonie expedition
Exploration d’un fjord de la Cordillère Darwin (Terre de Feu) où vèle l’un des nombreux glaciers de Patagonie (voilier Milagro, canaux de Patagonie, Chili, mars 2025)

Un outil pour les projets ambitieux

Grâce au Milagro, Karukinka a pu élargir considérablement ses actions et mettre en place des expéditions et résidences de recherches scientifiques et artistiques en toute indépendance. Le navire est mené par un équipage professionnel bénévole composé de deux à trois personnes diplômées du Brevet d’État Voile et de la Marine Marchande française.

L’acquisition de ce voilier a notamment permis la réalisation de l’expédition Cap Nord – Cap Horn (2023-2025), un projet majeur soutenu par le programme “Mondes Nouveaux” du Ministère de la Culture. Cette expédition, qui relie à la voile le cap Nord en Norvège au cap Horn en Patagonie, s’est conclut par une arrivée en Terre de Feu le 24 janvier 2025, après un voyage de plus de 15 000 milles nautiques et par le passage du cap Horn à la voile en mars et avril 2025.

cap horn voilier expepedition patagonie fjords chili
Milagro au mouillage dans une des nombreuses baies de la Réserve de Biosphère du Cap Horn (2025)

Financement des activités de l’association

Une section voile pour l’autofinancement

Depuis 2023, Karukinka dispose d’une section voile affiliée à la Fédération Française de Voile. L’association propose des stages de voile réservés à ses membres, ce qui permet de financer ses actions en faveur des peuples autochtones et de garantir la réalisation de projets ambitieux.

Compte tenu du budget nécessaire à la maintenance et à l’utilisation d’un voilier de 20 mètres, et de l’ampleur des projets à long terme de l’association (digitalisation de documents/archives, création de bases de données en ligne, financement de séjours en Europe pour des membres des communautés autochtones), Karukinka définit chaque année en Assemblée Générale la cotisation nécessaire pour participer aux différentes activités de navigation et ainsi pérenniser ses actions.


Un soutien pour la recherche indépendante

Consciente des difficultés rencontrées par les laboratoires et chercheurs pour obtenir des financements en milieux polaires et subpolaires, Karukinka met tout en œuvre pour soutenir des projets scientifiques, artistiques, sportifs et humanistes. Le voilier Milagro joue ainsi un rôle crucial dans cette stratégie d’autofinancement et de soutien à la recherche indépendante.

Pêche artisanale dans les canaux de Patagonie avec José Germán Gonzalez Calderón (patron de pêche et artisan yagan, membre d’honneur de Karukinka et parrain du navire)

L’association propose également ses services pour la réalisation de missions de terrain à bord du Milagro pour des laboratoires, instituts et groupes de chercheurs et/ou artistes. Cette approche permet de mutualiser les ressources et de rendre accessibles des terrains d’étude difficiles d’accès.

Un outil de liberté pour les projets futurs

L’acquisition du Milagro a considérablement élargi les horizons de notre association. Grâce à ce navire nous avons désormais toute la liberté de poursuivre nos actions et recherches au sud du détroit de Magellan, pour commencer de 2025 à 2030 !

Le voilier permet à l’association de mener des projets pluridisciplinaires dans des régions difficiles d’accès, comme les canaux de Patagonie, l’Antarctique, la Géorgie du Sud… Il facilite également la poursuite des travaux avec les peuples autochtones selk’nam, haush et yagan du sud de la Patagonie, qui constituent l’un des axes principaux de travail de l’association.

Arrivée du voilier Milagro dans le canal Beagle, Patagonie, après 15 000mn (photographie de José Germán González Calderón, à côte de Puerto Williams, île Navarino, région du Cap Horn, Chili, 2025)

Le voilier Milagro représente bien plus qu’un simple moyen de transport et n’est pas une fin sinon un moyen. Il constitue un véritable outil stratégique qui permet à l’association de réaliser pleinement sa mission d’exploration, de recherche scientifique et de création artistique en régions polaires et subpolaires.

Grâce à ce navire, Karukinka peut mener des projets ambitieux, autofinancer ses activités, soutenir la recherche indépendante et poursuivre son travail avec les peuples autochtones. Le Milagro incarne ainsi la philosophie de l’association : indépendance, bienveillance et engagement au service de la connaissance et de la préservation des cultures et des environnements des régions extrêmes de notre planète.

Départ du voilier Milagro au port de pêche de Puerto Williams avec un équipage international (Argentine, Chili et France) Aude, Lauriane, Sébastien, Clément, Alejandro, Shenü, Damien, Mirtha (marraine du navire), Alicia, Maria et Vaïna, filmé par José, le parrain de Milagro (janvier 2025)
Quel est l’historique du géant français [Total Eren] qui veut exporter de l’ammoniac depuis la Patagonie ? (Polar Comunicaciones, Chili, 10/05/2025)

Quel est l’historique du géant français [Total Eren] qui veut exporter de l’ammoniac depuis la Patagonie ? (Polar Comunicaciones, Chili, 10/05/2025)

​Une filiale de la multinationale TotalEnergies vient de soumettre une étude d’impact environnemental au SEA Magallanes, afin d’évaluer le plus grand projet énergétique d’Amérique du Sud et le troisième plus grand du monde. Quel a été son comportement d’entreprise au cours d’un siècle d’existence ? En accédant uniquement à des informations publiques, nous avons découvert des antécédents qui méritent d’être connus de toute la communauté.

un guanaco en patagonie
Guanacos à Pali Aike (Photo Luna Pérez)

Source : https://www.radiopolar.com/cual-historial-gigante-frances-exportar-amoniaco-patagonia / Traduit de l’espagnol par l’association Karukinka

Total Eren est une entreprise française spécialisée dans les énergies renouvelables. Depuis 2021, elle porte le projet H2 Magallanes, un projet de production et d’exportation d’hydrogène et d’ammoniac à grande échelle, qu’elle souhaite implanter à l’estancia Cañadón Grande, à 3,5 km du parc national Pali Aike, dans la région de Magallanes, au Chili.

Cette société est une filiale de TotalEnergies, multinationale au riche passé de dénonciations pour pratiques extractives dans des territoires vulnérables, alliances avec des dictatures, greenwashing d’entreprise, influence disproportionnée sur les politiques publiques et désastres socio-environnementaux. Ces antécédents, associés à l’ampleur de son mégaprojet, obligent à porter un regard critique et rigoureux sur ses intentions en Patagonie.

La société mère [TotalEnergies]

TotalEnergies est un groupe mondial du secteur pétrochimique et énergétique, qui produit et commercialise du pétrole, des biocarburants, du gaz naturel, des gaz verts, des énergies renouvelables et de l’électricité. Elle a été créée en 1924 sous le nom de Compagnie française des pétroles, s’attribuant la mission de « garantir l’indépendance énergétique de la France ».

Connue tout au long de son histoire comme la compagnie pétrolière Total, elle a décidé en mai 2021 de changer de nom pour « la production et la fourniture d’énergies de plus en plus abordables, fiables et propres ». C’est ainsi qu’elle a intégré des entreprises dédiées aux énergies renouvelables, comme Total Eren, acquise à 100 % en 2023.

En un siècle d’histoire, la multinationale a fait l’objet de graves accusations.

1. Conflits avec les populations autochtones et les communautés

En Afrique, l’oléoduc East African Crude Oil Pipeline (EACOP), qui traverse l’Ouganda et la Tanzanie, a été remis en question par des organisations telles que Human Rights Watch. Sur la base de plus de 90 entretiens avec des familles déplacées, un rapport a documenté les impacts dévastateurs sur les moyens de subsistance des familles, en raison du processus d’acquisition des terres.

Total a acquis une participation significative dans l’entreprise Suncor en 1997, pour exploiter des sables bitumineux sur des territoires ancestraux au Canada, jusqu’à ce qu’en octobre 2023, elle vende ses opérations à la même entreprise. Une enquête publiée dans Science a révélé que la pollution atmosphérique de ces sables bitumineux dépasse les émissions déclarées par l’industrie sur les sites étudiés, de 1 900 % à plus de 6 300 %. Pendant des décennies, les communautés autochtones de la région se sont plaintes de l’impact sur la santé de l’air toxique causé par ces opérations.

En Birmanie, au début des années 1990, Total s’est associée à la compagnie pétrolière Unocal et au régime militaire birman pour construire le gazoduc de Yadana. Le régime a créé un corridor de gazoducs hautement militarisé, dans lequel il a violemment réprimé la dissidence, forcé la population locale à construire l’infrastructure du gazoduc et à fournir du carburant à l’armée, obligé des villages entiers à se relocaliser, et commis des actes de torture, des viols et des exécutions sommaires. La plainte déposée par des villageois birmans a obligé Unocal à un accord en 2005, marquant la première fois qu’une plainte pour droits humains contre une multinationale aboutissait.

2. Désastres industriels et gestion des risques

En 1999, le naufrage du navire Erika – affrété par Total – a provoqué une marée noire dévastatrice pour la vie marine, terrestre et l’économie locale, sur plus de 400 kilomètres de côtes en France. En 2001, dans son usine chimique AZF à Toulouse, 300 tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé, causant 31 morts, plus de 2 500 blessés, un cratère de près de 30 mètres de profondeur et 200 de diamètre, et une ville marquée par la tragédie. En 2012, une fuite de gaz incontrôlée sur la plateforme Elgin, en mer du Nord, a libéré 300 000 tonnes de méthane dans l’atmosphère, générant une crise environnementale et de sécurité dont les effets persistent aujourd’hui.

3. Sanctions judiciaires pour corruption

En 2013, la Securities and Exchange Commission (SEC) et le Département de la Justice des États-Unis ont infligé une amende à Total pour avoir soudoyé des fonctionnaires iraniens entre 1995 et 2004, afin d’obtenir des contrats d’exploitation d’un gisement de gaz naturel dans le golfe Persique. En 2018, un tribunal de Paris l’a sanctionnée pour la même affaire.

En 2023, le Tribunal de Strasbourg l’a condamnée pour avoir enfreint le programme « Pétrole contre nourriture », créé en 1996 pour l’achat de nourriture, de médicaments et de produits à des fins humanitaires pour la population irakienne, qui subissait les sanctions imposées par l’ONU après l’invasion militaire du Koweït. Une enquête menée par l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, Paul Volcker, a détecté des détournements de fonds pour conclure des contrats secrets avec le gouvernement de Saddam Hussein.

4. Actions en justice avec de nouveaux outils juridiques

Un groupe d’organisations a poursuivi Total devant les tribunaux pour ne pas avoir élaboré et mis en œuvre son plan de vigilance environnementale et de droits humains, exigé en France par une loi de 2017 visant à lutter contre la négligence des entreprises. Cela concerne un mégaprojet pétrolier qu’elle souhaite installer dans un parc naturel protégé en Ouganda, pour forer plus de 400 puits, extraire près de 200 000 barils de pétrole par jour et construire un oléoduc de 1 445 km.

En 2024, une plainte pénale inédite a été déposée contre elle, l’accusant d’avoir contribué à l’aggravation de catastrophes naturelles en toute connaissance de cause, de saper la transition énergétique et de s’enrichir au détriment du changement climatique.

Aujourd’hui en Patagonie [Parc éolien, électrolyse, dessalinisateur, terminal maritime…]

La compagnie pétrolière française arrive au sud du continent avec un nouveau nom, et des niveaux d’intervention pour la phase 1 de son projet qui sont inimaginables, non seulement pour tout le continent, mais aussi pour la majorité du monde, puisqu’il s’agit du troisième plus grand projet d’hydrogène de la planète. Sur une surface foncière disponible de 72 000 ha, elle prévoit d’installer :

  • un parc éolien de 5 GW avec 616 éoliennes de 8 MW,
  • sept centres d’électrolyse totalisant 3,85 GW pour la production d’hydrogène,
  • une usine de dessalement permanente d’une capacité de 1 300 litres par seconde,
  • une usine d’ammoniac qui produira jusqu’à 10 800 tonnes par jour,
  • un terminal maritime pour l’importation d’équipements et l’exportation d’ammoniac,
  • une centrale à gaz et des ouvrages auxiliaires.

Tout cela serait situé à côté de l’un des patrimoines touristiques, archéologiques, géologiques et naturels les plus importants de la steppe australe : le parc national Pali Aike, caractérisé par la forte présence de vestiges des premières occupations humaines, des paysages lunaires, des cônes volcaniques, des cratères, des grottes et des champs de lave, où vit une grande variété de faune et de flore, dont de nombreuses espèces menacées.

Connaissons-nous les véritables implications sur le territoire et nos modes de vie qu’aura l’arrivée de ce géant français, dont les ambitions sont d’atteindre une capacité de production annuelle de 1,9 million de tonnes d’ammoniac, pour approvisionner énergétiquement les pays développés ? Que ce soit pour ce projet ou d’autres en cours d’évaluation ou à l’étude, nous ne le savons pas. Nous n’avons pas non plus de clarté sur la façon dont leur fonctionnement simultané nous affectera, une question que nous avons soulevée en août 2023, par le biais d’une lettre envoyée au gouvernement régional et à d’autres autorités locales, au milieu du processus de promotion de cette méga-industrie en Patagonie.

Lire plus sur la Patagonie sur Karukinka.eu