« Climbing Through », vous n’en avez jamais entendu parler ? Il s’agit d’un récit publié sur le blog de la marque Arc’teryx, où la guide de montagne et thérapeute Julia Niles revient sur une expédition singulière qu’elle a vécu dans la vallée de Cochamó, au Chili. Plus qu’un simple retour à l’escalade, cette aventure marque pour elle une forme de renaissance. Avec ses mots, elle nous raconte comment l’escalade, longtemps mise entre parenthèses, est redevenue un point d’ancrage dans sa vie. Une histoire intime, avec en toile de fond une grimpe qui aide à retrouver son équilibre.
Retrouver la falaise après des années d’éloignement
Lorsque Julia accepte l’invitation de la grimpeuse pro Émilie Pellerin à la rejoindre pour une expédition en Patagonie, elle ne s’est pas préparée à l’impact que ce retour en falaise allait avoir sur elle. Ancienne grimpeuse très expérimentée, Julia avait depuis longtemps troqué les grandes voies pour une vie bien remplie : celle d’une mère célibataire et d’une femme pleinement investie dans sa vie professionnelle. Une vie à cent à l’heure où l’escalade était devenue un lointain souvenir, un passé qu’elle pensait avoir rangé dans un coin de sa tête. Mais Cochamó, avec ses parois de granite imposantes, ses marches d’approches sauvages et son ambiance brute, aura réveillé en elle quelque chose de profond.
L’escalade m’avait déjà sauvée par le passé ; elle pouvait peut-être me sauver à nouveau. | Julia Niles
Une aventure portée par la solidarité féminine
Ce qui marque Julia au cours de cette expédition, c’est la composition inédite de l’équipe : un groupe presque entièrement féminin, une première dans son parcours. Cette configuration génère une dynamique singulière, loin des modèles parfois dominés par la recherche de performance ou la rivalité. L’ambiance qui s’installe est faite de bienveillance, d’écoute et de respect. Chacune peut exprimer ses doutes, ses émotions, ou sa fatigue sans crainte d’être jugée. Une atmosphère rare, où la vulnérabilité devient une force partagée.
C’était une mission hors du commun. Pour la première fois, parmi tous les tournages, séances photo et expéditions auxquels j’avais participé, nous étions plus de femmes que d’hommes. | Julia Niles
Pour Julia, cette cohésion entre femmes joue un rôle central dans sa redécouverte de l’escalade. Elle y retrouve une pratique attentive aux ressentis et aux besoins de chacune. Ce climat de confiance transforme l’expédition en une expérience marquante, où le lien humain compte autant que la grimpe en elle même.
La montagne comme outil thérapeutique
En tant que psychothérapeute, Julia fait rapidement le lien entre les émotions traversées en paroi et les mécanismes psychologiques mis en oeuvre dans un parcours de reconstruction personnelle.
Là-haut sur la paroi, j’étais plongée dans mes pensées. Tandis que mes yeux absorbaient le paysage magnifique, j’examinais ma vie en démêlant mes problèmes. Je me suis aperçue que j’avais profondément besoin de ça. | Julia Niles
À Cochamó, chaque mouvement, chaque prise, chaque décision engage des ressources mentales importantes — confiance, résilience, gestion de la peur, capacité à accepter l’imprévu. Dans son récit, elle nous rappelle également que la grimpe exige une grande concentration: paradoxalement, loin de s’ajouter à la charge mentale, elle offre au contraire un soulagement, une bouffée d’air frais face à la pression constante du quotidien.
Ralentir pour mieux ressentir
Une autre dimension du récit de Julia tient à la lenteur imposée par l’environnement de Cochamó. Ici, pas de chrono, pas de course à la cotation. L’approche se fait à pied, parfois sur plusieurs jours. Les longues fissures de granite se méritent, les bivouacs en paroi demandent de la patience, beaucoup de patience. Ce rythme ralenti tranche net avec l’agitation du quotidien, et met en avant une pratique de l’escalade plus épurée, presque proche de la méditation.
Je me suis immergée dans le rythme qu’inspire la nature. Au soir, descendant en rappel dans le ciel pourpre, je me suis fondue dans le paysage, comblée, en paix, n’ayant plus besoin de rien d’autre. | Julia Niles
Dans ce retour à l’essentiel, Julia redécouvre le plaisir simple de grimper pour elle-même, sans attente de performance. Une grimpe qui apaise, qui recentre, qui donne du sens. Dans un monde où tout va vite, l’escalade devient pour elle un espace rare où le temps reprend sa juste place.
Une histoire personnelle sans exploit ni paillettes
Climbing Through n’est ni un récit d’exploit, ni un palmarès de performances. C’est une histoire humaine et sincère, ancrée dans la réalité d’une femme qui cherche à concilier passion, travail, maternité et équilibre personnel. C’est également un beau témoignage sur le rôle que peut jouer l’escalade dans les parcours de vie, y compris les plus intimes.
En revenant à l’escalade, Julia Niles nous démontre que la grimpe ne se limite pas à l’effort physique : elle ouvre un espace intérieur, fait de remises en question, d’instants de joie et de reconquête de soi.
Une épidémie de grippe aviaire en 2023 a frappé une colonie d’éléphants de mer du sud dans la région de la Terre de Feu au Chili, entraînant une baisse de 50 % de sa population.
Mais au cours de la saison de reproduction 2024-2025, la population de la colonie s’est rétablie, avec 33 petits nés.
Une alliance entre la branche chilienne de la Wildlife Conservation Society et le département régional de l’environnement surveille cette colonie depuis des années, bravant l’isolement et les conditions météorologiques extrêmes à la pointe sud des Amériques.
Les experts avancent que le site, la baie Jackson, pourrait servir de refuge naturel contre la grippe aviaire grâce à son isolement géographique en tant que fjord.
D’année en année, une colonie d’éléphants de mer arrive dans la baie Jackson, sur les rives de la Terre de Feu à l’extrême sud du Chili, pour muer et se reproduire. Cependant, en 2023, une épidémie de grippe aviaire a dévasté la région, et la population de la colonie a chuté de moitié.
En 2020, lorsque la grippe aviaire a causé des pertes dévastatrices dans les colonies d’oiseaux marins en Europe et en Afrique australe, les experts pensaient initialement que la propagation du virus aux mammifères se limiterait aux carnivores terrestres. Cependant, lors de l’épidémie de 2021 et 2022, le virus a touché des phoques et des baleines en Europe et en Amérique du Nord. En 2023, lorsque le virus est arrivé sur la côte sud-américaine, l’agent pathogène a montré qu’il pouvait causer une mortalité massive chez les mammifères marins. L’éléphant de mer du sud (Mirounga leonina) a été l’une des espèces les plus touchées.
Mais une bonne nouvelle est arrivée en avril 2025, lorsque des chercheurs ont constaté que la population d’éléphants de mer dans la baie Jackson avait doublé pour atteindre 200 individus, dont 33 petits.
« C’est une excellente nouvelle pour la conservation de l’espèce, car Jackson [Bay], du fait qu’elle se trouve dans les eaux intérieures des fjords et des canaux, peut agir comme une barrière protectrice contre les pandémies », déclare Cristóbal Arredondo, vétérinaire et coordinateur du programme terrestre pour la Wildlife Conservation Society (WCS) du Chili. Depuis 2008, WCS Chili surveille cette colonie aux côtés du département de l’environnement de la région de Magallanes, qui englobe la Terre de Feu.
Éléphants de mer dans la baie Jackson. Image avec l’aimable autorisation de Francisco Brañas.
Un refuge contre le virus
La baie Jackson abrite « la plus grande colonie d’éléphants de mer du Chili », selon Javiera Constanzo, vétérinaire et responsable de l’approche One Health pour WCS Chili. La baie est située entre deux aires protégées : la zone marine et côtière protégée à usages multiples Seno Almirantazgo (ou Admiralty Sound), administrée par le ministère de l’Environnement, et le parc naturel Karukinka, une initiative privée de conservation gérée par WCS Chili.
Le parc naturel Karukinka est un vaste refuge naturel qui s’étend sur environ 300 000 hectares (741 000 acres) de divers écosystèmes. Admiralty Sound, qui entoure les côtes de Karukinka, reçoit de l’eau douce de plusieurs glaciers de la cordillère Darwin, une chaîne de montagnes couverte de glace. Comme Admiralty Sound est un grand fjord — une vallée profonde et étroite d’origine glaciaire remplie d’eau de mer — son mélange d’eau douce et d’eau salée le rend très productif. Et en tant que zone protégée par le gouvernement, Admiralty Sound est vital pour la population d’éléphants de mer, explique Constanzo, en interdisant les activités qui pourraient affecter l’espèce.
Surtout, l’isolement de la baie Jackson pourrait en faire un refuge pour la colonie d’éléphants de mer. Cette hypothèse est encore à l’étude, mais « ce que l’on observe est très positif pour la conservation de l’espèce », affirme Constanzo.
Au cours de la saison la plus récente, 33 petits sont nés. Image avec l’aimable autorisation de la WCS
Surveillance réussie après la grippe aviaire de 2023
Les données des émetteurs satellites montrent que certains éléphants de mer de la baie Jackson restent sur place tandis que d’autres migrent depuis d’autres endroits, venant de l’océan Pacifique ou voyageant dans l’Atlantique jusqu’à la péninsule Valdés, au centre de la Patagonie argentine.
En 2023, lors de l’épidémie de grippe aviaire hautement pathogène, il y a eu une mortalité massive d’éléphants de mer en Argentine : selon une étude publiée dans Nature Communications, environ 17 000 animaux sont morts.
À la baie Jackson, les chercheurs n’ont enregistré qu’environ 100 individus dans la colonie cette année-là, soit moins de la moitié du nombre enregistré les années précédentes.
« Nous espérions vivement qu’au cours de la saison suivante, les effectifs de la colonie se rétabliraient », déclare Arredondo. Et c’est ce qui s’est produit. La saison 2024-2025 a dissipé tout doute : 200 éléphants de mer ont été observés dans la baie Jackson en décembre, le mois où la population de la colonie atteint normalement son maximum. Les chercheurs ont également enregistré la naissance de plus de 30 petits éléphants de mer, soit le même nombre qu’en 2023.
Des chercheurs de WCS Chili et du département régional de l’environnement de Magallanes dans la baie Jackson. Image avec l’aimable autorisation de Francisco Brañas
La colonie de la baie Jackson a « maintenant retrouvé ses effectifs après la grippe aviaire », selon Constanzo.
Les experts attribuent le rétablissement rapide de la colonie d’éléphants de mer de la baie Jackson à plusieurs facteurs. D’une part, sa localisation dans les eaux intérieures des fjords et des canaux, loin des autres colonies touchées, a pu servir de barrière naturelle contre la grippe aviaire, réduisant le risque de contagion.
Les chercheurs suggèrent que les éléphants de mer ayant contracté le virus de la grippe aviaire hautement pathogène n’ont probablement pas réussi à revenir à la baie Jackson, mourant probablement avant d’atteindre leur destination.
Environ 200 éléphants de mer ont été vus dans la baie Jackson en décembre 2024. Image avec l’aimable autorisation de la WCS
Surveillance dans une zone extrême
Les vents dans la baie Jackson peuvent atteindre jusqu’à 120 kilomètres par heure, ce qui représente un défi important pour les chercheurs lors du débarquement. Cela n’a cependant pas empêché la biologiste marine Marina Maritza Sepúlveda de se rendre dans la baie Jackson en 2023 avec une équipe de scientifiques chiliens et britanniques. Ils ont équipé plusieurs éléphants de mer de la baie Jackson d’émetteurs satellites, dans le cadre d’un projet en cours soutenu par WCS Chili.
Sepúlveda explique que les émetteurs aident les scientifiques à suivre la colonie alors qu’elle voyage le long du courant du Cap Horn, l’un des courants « les moins étudiés et connus du Chili », et qui est « extrêmement important à comprendre ».
WCS Chili s’est également joint à l’équipe pour surveiller la colonie d’éléphants de mer. Étant donné le coût logistique élevé pour atteindre la zone, chaque occasion de collecter des données est exploitée.
« La présence des animaux sur place nous permet de maximiser les chances de recueillir des données scientifiques précieuses », explique Sepúlveda. Par exemple, des vétérinaires comme Arredondo et Constanzo prélèvent des écouvillons nasaux et anaux pour étudier le microbiome des éléphants de mer, y compris leur charge bactérienne et virale.
La baie Jackson est située dans une zone où la vitesse du vent peut dépasser les 120 km/h. Image avec l’aimable autorisation de la WCS.
Les chercheurs recueillent également des données à l’aide d’une échographie pour mesurer l’épaisseur de la couche de graisse des éléphants de mer, ce qui permet d’évaluer leur condition physique. Ils prélèvent des moustaches et des poils pour analyser l’écologie trophique des phoques et vérifier la présence de métaux lourds, et collectent des excréments pour rechercher des parasites.
Au cours de la saison la plus récente, les chercheurs ont également prélevé des échantillons pour confirmer la présence de la grippe aviaire dans la colonie. Ces échantillons sont actuellement en cours d’analyse.
« Le travail d’équipe nous permet d’optimiser les ressources, de partager les connaissances et de garantir la collecte de données précieuses qui contribuent à la compréhension et à la conservation de cette colonie d’éléphants de mer », explique Arredondo.
Les chercheurs surveillent la colonie d’éléphants de mer de la baie Jackson dans le cadre d’un projet de long terme depuis plus de 16 ans.
Chaque année, entre octobre et avril, une petite équipe parcourt toute la plage et la zone côtière. Lors de ces inspections, les chercheurs classent les éléphants de mer par âge et par sexe, ce qui les aide à comprendre la composition de la population de la colonie. Cependant, selon la position d’un phoque au sol, certains individus ne peuvent pas être identifiés ; dans ces cas, les scientifiques les placent dans la catégorie « sexe non déterminé », explique Constanzo.
Chaque année entre octobre et avril une petite équipe de chercheurs parcourt toute la plage et la zone côtière pour recueillir des informations sur les éléphants de mer. Image avec l’aimable autorisation de la WCS
Les éléphants de mer passent la majeure partie de leur vie dans l’eau et ne viennent à terre que pour se reproduire et muer, un processus qui dure environ un mois. Pendant cette période, ils ne retournent pas à l’eau pour se nourrir. Cela signifie que tout changement qui augmente leur consommation d’énergie est problématique, selon Arredondo. C’est pourquoi les chercheurs veillent à garder une distance de sécurité avec les phoques afin de « ne pas perturber » leur comportement.
En plus de compter les éléphants de mer en personne, ils utilisent également des drones pour cartographier la zone. Cela aide les chercheurs à obtenir des images détaillées de l’emplacement des éléphants de mer.
Francisco Brañas, expert à l’unité des aires protégées du département régional de l’environnement, explique que le traitement de ces images permet aux chercheurs d’obtenir des informations supplémentaires, telles que les mesures individuelles. Les chercheurs peuvent estimer le poids corporel des éléphants de mer et évaluer leur condition physique pour déterminer s’ils disposent de suffisamment de nourriture, selon Brañas.
« Les images capturées par les drones nous offrent une vue plus complète et précise de la colonie », dit-il. La surveillance régulière a été essentielle pour évaluer le rétablissement de la colonie, qui a été décrite pour la première fois en 2006. Cette année-là, 46 individus ont été recensés. Depuis, les effectifs ont globalement augmenté.
L’augmentation spectaculaire de la population d’éléphants de mer dans la baie Jackson témoigne non seulement de la résilience de l’espèce, mais aussi des efforts de collaboration essentiels à la réalisation de ce suivi dans une zone isolée et soumise à des conditions météorologiques extrêmes.
Les éléphants de mer passent la majeure partie de leur vie dans l’eau et ne viennent à terre que pour se reproduire et muer. Image avec l’aimable autorisation de Pablo Lloncón.
Elle avait 56 ans. Virginia Choquintel est décédée à Río Grande. Elle avait souffert du déracinement, de la solitude, de l’alcoolisme et de la contradiction d’être la descendante d’un père et d’une mère selk’nam tout en ignorant l’histoire et la culture de son peuple.
Le décès de Virginia Choquintel à Río Grande à l’âge de 56 ans marque la fin d’une vie marquée par le déracinement et la quête d’identité. Née en 1942, à une époque où la population Selk’nam était décimée par la violence et les maladies, Choquintel incarna la paradoxale condition d’être descendante d’un peuple autochtone qu’elle ne connaissait pourtant pas.
Elle ne gardait que quelques souvenirs flous de son père, durant son enfance à la Mission salésienne : « Tous les après-midis, il venait me chercher et m’emmenait faire des promenades à cheval », mais elle ne se souvenait pas « si nous parlions ». Sa mère succomba à une épidémie : « De ma mère, je me souviens à peine… elle est morte quand j’étais toute petite » (entretien avec l’auteur en mai 1994).
Son enfance s’est déroulée dans une mission salésienne, où ses liens culturels se sont affaiblis. Ses souvenirs de ses parents étaient fragmentaires, et l’histoire de son peuple lui était étrangère. Les informations sur les massacres d’indigènes, qu’elle n’apprit que tardivement, la plongèrent dans l’angoisse.
Après des années de travail comme employée domestique à Buenos Aires, une rencontre fortuite favorisa son retour à Río Grande en 1989. Là, elle commença à reconstruire son passé et à renouer avec ses racines. Son histoire attira l’attention d’étudiants et de chercheurs, bien qu’elle reconnaissait elle-même sa connaissance limitée de la culture Selk’nam.
« On me demande si je sais comment les Indiens faisaient du feu, je ne savais pas… eux me disaient que c’était avec des pierres, maintenant je le sais. Ils me posaient beaucoup de questions, au final ils en savaient plus que moi… »
Dans ses dernières années, Choquintel connut la reconnaissance tardive d’une société tentant d’atténuer sa culpabilité face au génocide. Cependant, ces hommages ne parvinrent pas à dissiper le sentiment de solitude et d’oubli qui l’accompagnait. Tourmentée par les contradictions, elle se sentit à la fois reconnue comme « la dernière Selk’nam » et profondément étrangère à son propre héritage. Sa vie fut un témoignage éloquent de l’impact dévastateur de la perte culturelle et de la difficulté à retrouver une identité arrachée.
La Pacification de l’Araucanie : analyse exhaustive de l’invasion, de la dépossession et du génocide Mapuche
L’histoire du Chili comporte un chapitre écrit avec des euphémismes et du sang : la mal nommée « Pacification de l’Araucanie ». Cet article plonge dans les détails de ce processus (1861-1883), déconstruisant le récit officiel pour révéler une opération complexe de conquête militaire, de dépossession légale et de colonisation forcée qui a redéfini le destin de l’État chilien et du peuple Mapuche, laissant un héritage de conflit qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
Pacification de l’Araucanie ou ¿Génocide Mapuche? (01/06/2025, conociendo.cl)
Contexte historique : Le Wallmapu autonome et l’État chilien expansionniste
Les acteurs clés du conflit
Le plan de l’État : La proposition d’occupation de Cornelio Saavedra
L’exécution militaire : Phases d’une guerre asymétrique
4.1. Première phase (1861-1868) : Avancée et fortification
4.2. Deuxième phase (1869-1881) : Pause diplomatique et consolidation
4.3. Troisième phase (1881-1883) : L’offensive finale
La dépossession légale : Comment les lois ont anéanti la propriété mapuche
5.1. La loi de radication de 1866 : L’arme juridique
5.2. Les « titres de merced » : Le confinement dans les réductions
La colonisation dirigée : Terres pour certains, dépossession pour d’autres
La catastrophe humaine et le débat sur le génocide
7.1. Génocide et ethnocide : Le débat conceptuel
7.2. Perspectives historiographiques en débat
7.3. Éléments de la dévastation démographique
L’impact total : La désarticulation de la société mapuche
Résistance et résilience mapuche
Héritage et dette historique : Les racines du conflit actuel
Analyse comparative : Araucanie, le « désert » argentin et l’Ouest américain
1. Contexte historique : Le Wallmapu autonome et l’État chilien expansionniste
Au milieu du XIXe siècle, la frontière sud du Chili était clairement délimitée par le fleuve Biobío. Au sud s’étendait le Wallmapu, territoire ancestral du peuple Mapuche, nation indépendante de facto ayant résisté à la conquête espagnole pendant plus de 300 ans. La société Mapuche était organisée en une structure sociale et politique complexe basée sur le lof (clan familial), l’ayllarewe (fédération de lofs) et les butalmapus (grandes alliances territoriales).
Pour l’État chilien, consolidé après les guerres d’indépendance et sous l’influence des idées européennes de progrès, cette autonomie était un problème. Les élites politiques et économiques, sous les présidences de Manuel Montt (1851-1861) puis José Joaquín Pérez (1861-1871), ont vu l’occupation comme une nécessité pour :
S’approprier les ressources : les terres de l’Araucanie étaient considérées comme le « grenier du Chili ».
Unifier le territoire : relier la zone centrale aux colonies de Valdivia et Llanquihue.
Affirmer la souveraineté : éliminer la frontière intérieure et projeter une image de nation moderne.
2. Les acteurs clés du conflit
Ce processus historique a été mené par des figures et groupes aux intérêts radicalement opposés.
Catégorie
Acteurs principaux
Rôle dans le conflit
État chilien (officiels)
José Joaquín Pérez, Federico Errázuriz Z., Aníbal Pinto, Domingo Santa María
Présidents ayant impulsé la politique d’occupation
Colons chiliens et européens, Orélie Antoine de Tounens
Occupé les terres, prétexte pour la conquête
3. Le plan de l’État : La proposition de Cornelio Saavedra
En 1861, le colonel Cornelio Saavedra Rodríguez a présenté au Congrès chilien un plan détaillé de « Pacification de l’Araucanie ». Il proposait d’abandonner la politique des traités pour une occupation matérielle, fondée sur trois axes :
Avancer la frontière militaire du Biobío au Malleco, avec des forts.
Subdiviser et vendre les terres « sécurisées ».
Promouvoir l’installation de colons chiliens et étrangers pour « chileniser » la région.
Le plan a suscité débat, mais a été approuvé par le Congrès, déclenchant l’invasion.
4. L’exécution militaire : Phases d’une guerre asymétrique
La conquête militaire s’est déroulée en plusieurs phases, interrompues par des soulèvements Mapuche et la Guerre du Pacifique.
Première phase (1861-1868) : Avancée et fortification Fondation de forts (Angol, Mulchén, etc.), résistance Mapuche immédiate, tactique de « terre brûlée » appliquée par l’armée.
Deuxième phase (1869-1881) : Pause diplomatique et consolidation Ralentissement de l’avancée, consolidation territoriale, introduction du télégraphe et du chemin de fer.
Troisième phase (1881-1883) : L’offensive finale Dernier grand soulèvement Mapuche en 1881, répression militaire massive, fondation de Temuco, fin militaire de la « Pacification ».
5. La dépossession légale : Comment les lois ont anéanti la propriété Mapuche
La conquête militaire fut indissociable d’une conquête juridique. Loi de Radication de 1866 :
Définition de « terres vacantes » : toute terre non « occupée continuellement » par les indigènes devient propriété de l’État.
Imposition de la propriété privée individuelle, étrangère à la culture Mapuche.
Création de commissions de radication, processus entaché d’abus et de corruption.
Les « Titres de Merced » : Confinement dans des réductions
Attribution de petites portions de terres (environ 6 hectares/personne), insuffisantes pour l’économie traditionnelle.
Perte de plus de 90% du territoire Mapuche.
Fragmentation sociale et isolement des communautés.
6. La colonisation dirigée : Terres pour certains, dépossession pour d’autres
Traitement du peuple Mapuche : confinement dans des réductions, absence de soutien étatique, statut de « mineurs » sous tutelle. Traitement des colons européens/chiliens : grandes parcelles, soutien étatique (voyages, outils, animaux, assistance médicale), statut de citoyens à part entière.
7. La catastrophe humaine et le débat sur le génocide
La « Pacification » fut une catastrophe humaine ayant décimé la population Mapuche, alimentant un débat sur le terme « génocide » selon la définition de l’ONU (1948).
Destruction de l’économie, dépossession des terres, confinement dans des zones invivables, famines et épidémies massives.
Etnocide : destruction de la culture par interdiction de la langue, de la religion, de l’éducation propre.
Perspectives historiographiques
Traditionnelle : processus inévitable pour l’unification du Chili.
Révisionniste : conquête impérialiste, violence systématique, étiquette d’etnocide ou génocide.
Mapuche : invasion d’un pays souverain, début d’une relation coloniale persistante.
Effondrement démographique
Entre 20 000 et 30 000 Mapuche morts de faim et de maladies entre 1881 et le début du XXe siècle.
La population Mapuche, estimée à un demi-million avant la conquête, a subi un effondrement démographique dont elle ne s’est remise qu’après plus d’un siècle.
8. L’impact total : Désarticulation de la société Mapuche
La « Pacification » a provoqué une rupture structurelle dans tous les aspects de la vie Mapuche :
Politique : perte d’autorité des lonkos.
Économique : passage d’une société prospère à la pauvreté.
Sociale : fragmentation et migration forcée vers les villes.
Culturelle : assimilation forcée, menace sur la langue et la vision du monde Mapuche.
9. Résistance et résilience Mapuche
Malgré la dévastation, la résistance Mapuche a perduré, se transformant en luttes politiques et juridiques au XXe siècle. La mémoire et l’identité culturelle ont survécu clandestinement, témoignant d’une résilience remarquable.
10. Héritage et dette historique : Les racines du conflit actuel
La « Pacification de l’Araucanie » est à l’origine directe du conflit actuel au Chili. Les revendications territoriales et d’autonomie du mouvement Mapuche s’appuient sur cette dépossession historique. La « dette historique » est centrale dans le débat public, et les recommandations de réparation restent largement non appliquées.
11. Analyse comparative : Araucanie, le « désert » argentin et l’Ouest américain
Le processus chilien n’est pas isolé :
Conquête du Désert (Argentine, 1878-1885) : justification idéologique similaire, tactiques de guerre totale, objectif de libération des terres pour l’élevage.
Guerres indiennes (États-Unis, XIXe siècle) : expansion vers l’ouest, réserves, dépossession et violence similaires.
Dans tous les cas, les États-nations ont utilisé leur supériorité militaire et un cadre légal pour déposséder les peuples autochtones, laissant un legs de traumatisme et de lutte pour la justice.
Conclusion : Une histoire à revendiquer
La « Pacification de l’Araucanie » fut une guerre de conquête qui a dépossédé un peuple de son territoire et cherché à anéantir sa culture. La comprendre dans toute sa complexité est un devoir pour toute société aspirant à la justice. Reconnaître ce passé n’est pas rouvrir des blessures, mais commencer à les guérir sur la base de la vérité et de la réparation.
Le cinéma documentaire chilien trouve en “La última huella” (2001, trad. La dernière trace) de Paola Castillo l’un de ses témoignages les plus poignants et urgents. Ce film de 63 minutes fait partie de nos recommandations et constitue bien plus qu’un simple documentaire ethnographique : il s’agit d’un véritable testament visuel d’une culture millénaire devenue vulnérable, celle du peuple yagan, à travers le regard de ses deux dernières locutrices connues de la langue yagan, les sœurs Úrsula et Cristina Calderón. Dans une démarche cinématographique à la fois intime et universelle, Castillo parvient à saisir les fragments d’une civilisation qui a vécu pendant plus de 7000 ans dans l’une des régions les plus inhospitalières de la planète : l’extrême sud de la Patagonie.
Paola Castillo : parcours d’une documentariste engagée
Paola Castillo Villagrán incarne parfaitement la nouvelle génération de documentaristes chiliens qui ont émergé dans les années 1990 et 2000. Formée à l’Université Catholique du Chili en journalisme, elle a ensuite complété sa formation cinématographique à la prestigieuse École Internationale de Cine y Televisión de San Antonio de los Baños à Cuba. Cette double formation, journalistique et cinématographique, se retrouve dans son approche documentaire qui conjugue la rigueur investigatrice et la sensibilité artistique.
Sa trajectoire professionnelle témoigne d’un engagement pour le documentaire de création. En 2009, elle devient la première latino-américaine sélectionnée pour le prestigieux programme EuroDoc, formation européenne de référence pour la production documentaire internationale.
Paola Castillo occupe également des positions stratégiques dans l’écosystème documentaire chilien, en tant que directrice exécutive de la Corporación Chilena del Documental (CCDoc) et de la marque sectorielle ChileDoc, deux initiatives qu’elle a contribué à fonder pour promouvoir la production documentaire nationale.
Une filmographie tournée vers l’humain et reconnue internationalement
La filmographie de Paola Castillo révèle une préoccupation constante pour les sujets sociaux, les droits humains et la préservation de la mémoire. Après “La última huella” (2001), elle réalise “74 m2” (2012), documentaire sur l’habitat social qui remporte le Prix Feisal au Festival de Rosario. Son film “Genoveva” (2014) poursuit cette exploration des marges de la société chilienne, tandis que “Frontera” (2020) interroge les questions territoriales et identitaires.
En tant que productrice, elle accompagne des projets documentaires majeurs comme “El Salvavidas” (2011), “Allende mi abuelo Allende” (2015) – Prix du Meilleur Documentaire au Festival de Cannes – ou encore “Malqueridas” (2023), distingué à la Mostra de Venise.
Le peuple Yagan : sept mille ans d’histoire au bout du monde
Les nomades des mers australes
Le peuple yagan, également appelé à tort yámana, représente l’une des cultures les plus remarquables d’adaptation à un environnement extrême. Pendant plus de 7000 ans, ces nomades canoeros ont habité seuls l’archipel de la Terre de Feu, naviguant dans les eaux tourmentées qui s’étendent du canal Beagle au cap Horn. Leur territoire ancestral couvre la côte méridionale de l’île Grande de Terre de Feu, les côtes du canal Beagle et les îles Hoste, Navarino, Picton et Wollaston.
Traditional Yagan dugout canoe with indigenous people navigating calm waters in Tierra del Fuego
L’organisation sociale yagan se structurait autour de cinq parcialités territoriales correspondant à des variations dialectales : les Wakimaala, occupant le district le plus favorable autour du canal Beagle ; les Utumaala, canoeros de l’est depuis Puerto Williams jusqu’aux îles Picton, Lennox et Nueva ; les Inalumaala, chasseurs de l’ouest ; les Ilalumaala, habitants du secteur océanique sud-occidental ; et les Yeskumaala, peuplant l’archipel du cap Horn. Cette répartition géographique témoigne d’une organisation sociale complexe et adaptée à la diversité des écosystèmes fuégiens.
Un mode de vie en harmonie avec l’environnement
La culture yagan se caractérise par une adaptation remarquable aux conditions climatiques extrêmes de la région australe. Ces chasseurs-cueilleurs marins maîtrisaient parfaitement leur environnement, connaissant les cycles saisonniers et sachant où et quand trouver phoques, crustacés, poissons et certains oiseaux. Leur mode de vie nomade s’organisait autour de la navigation en canoës d’écorce, embarcations d’une sophistication technique remarquable qui leur permettaient de sillonner les eaux tumultueuses des canaux fuégiens.
L’élément central de leur culture était le feu, maintenu perpétuellement allumé dans les canoës lors de leurs déplacements. Cette maîtrise du feu, dans un environnement où les températures oscillent entre -12°C et 12°C et avec un climat très humide dans certaines parties de l’archipel, constituait un besoin crucial. Les navigateurs européens qui découvraient la région étaient souvent frappés par ces feux nocturnes visibles depuis leurs navires.
Cristina et Úrsula Calderón : les gardiennes d’un patrimoine linguistique millénaire
Cristina Calderón : Trésor humain vivant
Cristina Calderón Harban (1928-2022) incarne tragiquement le destin d’un pan culturel en voie d’extinction. Née à Puerto Róbalo sur l’île Navarino, elle grandit auprès de ses tantes et de son grand-père Alapainch, apprenant ainsi les divers aspects de sa culture ancestrale, notamment la langue yagankuta. Elle vécut dans diverses zones de l’archipel fuégien, notamment à Caleta Eugenia, Puerto Navarino et l’île Picton, avant de s’installer définitivement à Villa Ukika près de Puerto Williams.
En 2009, Cristina Calderón fut officiellement reconnue comme “Trésor Humain Vivant” par le Conseil National de la Culture et des Arts du Chili, dans le cadre de la Convention pour la Sauvegarde du Patrimoine Immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003. Cette distinction reconnaissait son rôle crucial comme dépositaire et transmettrice d’une langue et d’une conception du monde propre à ce peuple.
La langue yagan, dont Cristina était la dernière locutrice native après le décès de sa sœur Úrsula en 2003, comptait 32400 vocables – une richesse lexicale extraordinaire qui témoigne de la sophistication linguistique de ce peuple. Tragiquement, malgré ses sept enfants et quatorze petits-enfants, aucun ne maîtrise commme elle et ses ancêtres la langue yagan. “Quand ma sœur Úrsula est décédée, je suis restée toute seule, sans personne avec qui parler“, confiait-elle en 2016.
Portrait des deux protagonistes, les sœurs Cristina et Úrsula Calderón (capture d’écran du film la Ultima Huella)
Une transmission sporadique
Le destin de Cristina Calderón illustre dramatiquement les processus d’extinction linguistique et culturelle. “J’ai appris l’espagnol à neuf ans. Le père d’une nièce était gringo, et ils m’ont enseigné petit à petit“, se souvenait-elle. Cette transition linguistique forcée résume à elle seule l’histoire de la colonisation et de l’acculturation des peuples autochtones. “À cette époque, tout le monde parlait yagan, mais ensuite ils ont commencé à mourir, et je suis restée seule. Les enfants n’ont pas voulu apprendre. Ils avaient honte. Les gens blancs se moquaient d’eux“.
La mort de Cristina Calderón le 16 février 2022 à l’âge de 93 ans marque symboliquement la fin d’un monde. Sa fille Lidia González Calderón, l’une des constituantes chargées de rédiger la nouvelle Constitution chilienne, écrivait sur Twitter : “Tout ce que je ferai dans le travail où je suis sera en ton nom. Et en lui, se reflétera aussi ton peuple“. L’une de ses petites filles, Cristina Zarraga, continue de s’investir dans la sauvegarde des mémoires de sa grand-mère et la revitalisation de la culture yagan, grâce à une présence conjointe au Chili et en Allemagne (où se trouvent entre autres les archives de Martin Gusinde).
Analyse filmique : une poétique de la vulnérabilité
Une narration ponctuée d’archives
“La última huella” se distingue par une approche narrative innovante qui épouse parfaitement son sujet. Le film développe une progression narrative fragmentée, pleine de réminiscences, qui permet de construire progressivement l’histoire d’un peuple à travers les témoignages de ses dernières représentantes. Cette structure narrative reflète la nature même de la transmission orale yagan, faite de récits éclatés, de mythes et de souvenirs personnels qui s’entrelacent pour former la trame d’une mémoire collective.
La réalisatrice Paola Castillo fait appel à un dispositif visuel sophistiqué qui articule plusieurs temporalités. L’utilisation d’images d’archives en noir et blanc à la fin de chaque séquence crée un lien avec le passé et les représentations photographiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Ces archives proviennent notamment de le Mission Scientifique française du Cap Horn (1882-83), des travaux de Martin Gusinde (1918-24) et d’Alberto de Agostini (1910-30).
Le montage comme pont entre passé et présent
Le travail de montage de Coti Donoso établit un contrepoint entre les images d’archives et les séquences contemporaines. Grâce au montage, nous observons un dialogue visuel entre les images du passé et le présent des sœurs Calderón, soulignant la continuité et les ruptures de l’histoire yagan. Cette technique permet à Paola Castillo de créer une connexion entre le présent et l’absent/le vide, dichotomie structurelle qui traverse tout le documentaire.
Les séquences consacrées à la recherche du pigment Imi (rouge) illustrent parfaitement cette approche. Les archives filmiques montrent les cérémonies traditionnelles de peinture faciale, tandis que les images contemporaines suivent Cristina dans sa quête pour retrouver les gisements de sédiments colorés. Cette juxtaposition révèle à la fois la persistance de certaines pratiques et l’érosion progressive de savoirs traditionnels.
Une bande sonore mêlant tradition et modernité
La musique de Sergio “Tilo” González contribue de manière décisive à l’atmosphère du film. La tonalité musicale accompagne les différentes séquences en créant une ambiance qui oscille entre mélancolie et célébration de la beauté culturelle yagan. L’usage du son direct, notamment les passages en langue yagan, confère au documentaire une authenticité et une intimité particulières.
La bande sonore intègre également les sons naturels de l’environnement austral : vents, ressac, cris d’oiseaux marins. Ces éléments sonores replacent constamment les témoignages dans leur contexte géographique et climatique, rappelant les conditions d’existence extraordinaires dans lesquelles s’est épanouie la culture yagan.
La casa cultural de la communauté yagan de la baie Mejillones (photographie d’Alicia Santa Cruz, 2025)
Contexte historique : de la résistance au bord de l’extinction
L’impact de la colonisation européenne
L’arrivée de l’homme blanc en 1624 sur les côtes yagan marque le début d’un processus ayant frôlé l’extinction qui s’étalera sur près de quatre siècles. Les premiers contacts avec les navigateurs européens, bien que souvent décrits comme “amicaux” par les témoignages de l’époque, inaugurent une période de transformations irréversibles pour les sociétés fuégiennes.
L’établissement de missions anglicanes au XIXe siècle constitue un tournant décisif dans l’histoire yagan. Si ces missions apportent certains éléments de “protection” face aux violences coloniales, abstraction faite de certaines dérives peu à peu documentées et présentes dans la mémoire collective, elles contribuent simultanément au processus d’acculturation en imposant de nouveaux modes de vie, de nouvelles croyances et de nouveaux rapports sociaux. Le processus de sédentarisation forcée, l’abandon du nomadisme canoero traditionnel et l’adoption progressive de l’espagnol comme langue de communication transforment radicalement la société yagan.
Les mécanismes de l’extinction culturelle
Le fait que le peuple yagan ait été proche de l’extinction illustre les mécanismes complexes qui président à la disparition des cultures minoritaires. Contrairement aux génocides brutaux qui ont affecté d’autres peuples autochtones américains, l’extinction yagan résulte d’un processus plus insidieux de transformation culturelle, de métissage et d’assimilation progressive.
La création de Villa Ukika dans les années 1960 symbolise cette dernière étape de l’histoire yagan. Cette installation près de Puerto Williams, si elle assure une certaine sécurité matérielle aux derniers membres de la communauté, consacre définitivement l’abandon du mode de vie traditionnel nomade. Les descendants yagan deviennent sédentaires, scolarisés dans le système éducatif chilien, progressivement intégrés dans l’économie de marché régionale.
Le film dans le contexte du cinéma documentaire chilien
L’Héritage du Nuevo Cine Chileno
“La última huella” s’inscrit dans la tradition du documentaire social chilien qui trouve ses origines dans le Nuevo Cine Chileno des années 1960. Cette école cinématographique, influencée par les travaux de Joris Ivens et de ses collaborateurs chiliens comme Sergio Bravo, développait déjà une approche documentaire attentive aux réalités sociales et aux cultures populaires.
Le film de Paola Castillo hérite de cette tradition d’engagement social tout en développant une approche plus intimiste et poétique. Contrairement aux documentaires militants de la période d’Unité Populaire ou de résistance à la dictature de Pinochet, “La última huella” privilégie l’approche ethnographique et la dimension mémorielle.
Une nouvelle génération de documentaristes
Le début des années 2000 voit émerger au Chili une nouvelle génération de documentaristes. Ces réalisateurs, formés après la dictature, développent une approche plus personnelle du documentaire, moins directement politique mais tout aussi engagée dans l’exploration des questions sociales et identitaires. Paola Castillo appartient pleinement à cette génération qui renouvelle les formes et les sujets du documentaire chilien.
Cette nouvelle école documentaire chilienne se caractérise par une attention particulière aux processus mémoriels, aux identités périphériques et aux transformations sociales contemporaines. “La última huella” illustre parfaitement cette évolution en traitant de l’extinction culturelle, un fait qui interroge directement les fondements de l’identité nationale chilienne.
Entrée à Ukika, depuis Puerto Williams (photographie d’Alicia Santa Cruz, 2025)
Réception de la critique et impact
Reconnaissance nationale et internationale
“La última huella” reçoit dès sa sortie une reconnaissance critique importante. Le film obtient notamment le LASA Award of Merit in Film au Film Festival LASA en 2004 et une mention honorifique au premier Festival de Cine para la Infancia y la Juventud en 2001. Ces récompenses soulignent la qualité artistique du documentaire ainsi que sa portée pédagogique et culturelle.
Utilisation pédagogique et culturelle
Le documentaire trouve rapidement sa place dans les circuits éducatifs et culturels chiliens. La fiche pédagogique établie par la Corporación Chilena del Documental identifie plusieurs thématiques d’enseignement : culture et ethnie yagan, témoignage de la parole, mémoire culturelle, Patagonie, acculturation, transculturation et extinction des peuples originaires.
Cette dimension pédagogique s’avère particulièrement importante dans le contexte chilien où la connaissance des cultures autochtones reste limitée. Le film contribue à sensibiliser le public chilien – et international – à l’existence du peuple yagan. Il participe ainsi d’une démarche plus large de reconnaissance et de valorisation du patrimoine culturel autochtone.
Projections et diffusion contemporaine
“La última huella” continue d’être programmé dans les festivals et institutions culturelles chiliennes. Sa présentation au Festival Internacional BioBioCine en 2022 témoigne de sa pertinence continue vingt ans après sa réalisation.
La mise à disposition du film sur des plateformes de streaming et dans des cinémathèques assure sa transmission aux nouvelles générations. Cette accessibilité est cruciale pour un documentaire qui porte un témoignage désormais irremplaçable, les principales protagonistes du film ayant disparu. Le décès d’Úrsula Calderón en 2003, puis de Cristina en 2022, font de ce film l’un des derniers témoignages directs de locuteurs natifs yagan.
Un documentaire contre la montre
“La última huella” s’inscrit dans une démarche urgente. Au moment du tournage en 2001, Úrsula et Cristina Calderón représentent déjà les ultimes témoins linguistiques d’une culture millénaire. Cette situation confère au film une dimension testamentaire particulière. Cette urgence temporelle influence directement l’approche filmique. Plutôt que de développer une analyse anthropologique exhaustive, Castillo privilégie l’enregistrement des gestes, des paroles et des savoirs : préparation du pigment Imi, techniques de navigation, récits mythologiques, expressions linguistiques yagan.
Vingt ans après sa réalisation, “La última huella” a acquis le statut de document historique de première importance. Ce film constitue un témoignage anthropologique précieux sur les modalités de transmission culturelle dans un contexte de grande vulnérabilité. Les interactions entre les deux sœurs, leurs façons de se remémorer le passé, leurs gestes techniques, leurs expressions linguistiques offrent aux chercheurs et au public des informations irremplaçables sur la culture yagan.
Influence sur la réalisation documentaire chilienne actuelle
“La última huella” exerce une influence durable sur la production documentaire chilienne. Le film ouvre la voie à une série de documentaires consacrés aux cultures autochtones et aux processus mémoriels. Cette approche respectueuse et poétique des sujets ethnographiques inspire d’autres réalisateurs chiliens et vingt ans après sa réalisation, “La última huella” continue d’être étudié dans les écoles de cinéma chiliennes comme un modèle de documentaire social engagé.
L’engagement de Paola Castillo dans la structuration de l’industrie documentaire chilienne, à travers CCDoc et ChileDoc, prolonge l’impact de “La última huella” au-delà du seul registre artistique. Le film devient ainsi le symbole d’une conception du documentaire comme outil de préservation patrimoniale et de transformation sociale.
L’empreinte laissée par ce film, comme celle du peuple yagan qu’il évoque, continue de résonner bien au-delà de sa propre existence, nous rappelant que chaque culture qui disparaît emporte avec elle une part irremplaçable de l’humanité commune.
Le titre du film prend ainsi tout son sens métaphorique : “La última huella” n’est pas seulement la dernière trace du peuple yagan, elle est aussi l’empreinte indélébile que laisse ce documentaire dans l’histoire du cinéma chilien et dans la mémoire collective de l’humanité. En filmant la disparition, Paola Castillo a paradoxalement assuré une forme de pérennité à ce qu’elle documentait.