Notre départ de Camarones se fait sous voile, nous permettant une bonne moyenne de vitesse jusqu’à ce que le vent faiblisse trop fortement, nous obligeant à un peu de moteur en fin d’après-midi. Naviguer en Patagonie c’est toujours faire l’expérience de conditions changeantes !
Nous accompagnent pendant plusieurs dizaines de milles nautiques des goélands faisant de la patinette sur les panneaux solaires. Nous nous amusons de ce petit groupe aux mouvements synchronisés avec ceux du navire et de leurs prises de bec (au sens propre et figuré!). Le caïd de la bande, au bec déformé par les affrontements, se fait respecter et conservera lui la meilleure place tout du long !
Réunion de goélands sur les panneaux solaires (descente de l’Argentine, Patagonie en voilier)
Le vent revient dans la soirée et pour le quart de début de nuit, 25/30 nœuds, Milagro file à 7/8 nœuds. Avec ses 45 tonnes, le « Gro » aime la brise. Force 6-7 pour lui (et pour nous) c’est parfait : sa masse et son inertie lui permettent d’écraser la houle et de conserver sa vitesse. Le crépuscule est magnifique : Vénus, Mars et la Lune se lèvent sous l’œil de la Croix du Sud, tandis que le vent, parfaitement régulier, permet de ne pas toucher aux réglages des voiles pendant plusieurs heures.
[Cap au Sud #12] de Buenos Aires (Argentine) à Puerto Williams (Chili) Troisième partie 23Coucher de soleil sur le phare de Puerto Deseado (Patagonie argentine)
En fin de nuit le vent retombe mais la journée est magnifique : pas un nuage de la journée et en t-shirt dans les 40e Sud ! Une troupe (20 à 30 individus) de dauphins de Commerson nous escorte cap au 180° et régulièrement se joignent à eux des dauphins Lagénorhynchus australis (aussi appelés Dauphins de Peale), plus grands et tout aussi joueurs avec Milagro. Ils sautent hors de l’eau et se croisent de la proue à la poupe.
Dauphin de Commerson jouant à la proue du voilier en Patagonie (Atlantique Sud)
Cette journée de calme nous fait alterner voile et moteur et se termine par un superbe coucher de soleil. Cette descente de l’Atlantique Sud nous permet de contempler des nuits étoilées inoubliables, avec pour seule pollution lumineuse les feux de navigation du navire. La Voie Lactée, le nuage de Magellan et les constellations de l’hémisphère Sud semblent à portée de main depuis le grand large et c’est un des luxes qu’offre la navigation hauturière.
Et une bougie pour Milagro, Damien, Lauriane et Toupie : il y a un an tout juste ils arrivaient à Nantes ! Que de chemin parcouru depuis ! Vous remarquerez que, comme pour le cap Nord (Nordkapp, Norvège), le pâté Hénaff était de sortie…
Mon quart de fin de nuit se déroule dans un grand calme et la nouvelle journée s’annonce aussi belle que la précédente ! Les conditions sont toujours incroyablement clémentes alors que nous approchons du 49ème degré Sud ! La faune australe commence à bien se manifester : nous croisons nos premiers lions de mer parfois réunis autour d’un radeau improvisé de branchages et observons de magnifiques albatros qui survolent Milagro. Dans le lointain nous apercevons le souffle d’une baleine, une première qui, espérons le, en appellera beaucoup d’autres ! Nous filons toutes voiles dehors, toujours plus au sud pour quitter les Quarantièmes Rugissants et entrer dans les Cinquantièmes Hurlants.
Rencontre entre un lion de mer et une océaniteAlbatros sur bâbord !
La nuit suivante je suis réveillé par les mouvements du navire qui me secouent dans ma bannette. En prenant mon quart à 8h sur le pont, l’atmosphère a bien changée : une forte houle s’est installée et les crêtes des vagues commencent à se briser et blanchir. Force 7-8 et des creux d’environ 2,50m. L’océan nous rappelle que nous approchons les 50èmes. Ça ne me fait pas du tout la même impression que la Manche par force 7, c’est plus hostile, plus rude. Ici il n’y a personne pour nous aider rapidement en cas d’urgence, d’où la vigilance accrue de l’équipage lors des manœuvres et l’importance de veiller les uns sur les autres. Je ressens vraiment l’immensité et la dureté de cette région réputée inhospitalière, sensation contrebalancée par la carcasse massive et rassurante de Milagro qui semble trouver toute sa mesure dans ces conditions un peu plus exigeantes.
Avec le bateau ballotté par l’océan ça va être pour moi une après-midi de repos et farniente à écouter de la musique sous la couette car ça bouge et il commence à faire frais. Toupie la mascotte corgi est quant à elle fidèle à ses habitudes, drôle et imperturbable quelles que soient les conditions. Elle se prélasse dans sa douillette niche du carré tout en veillant sur les entrées et sorties de « son » équipage, réclame jeux, biscuits et câlins. Par contre à l’heure des croquettes plus rien d’autre n’existe : elle intègre le rythme de la houle et attend patiemment, en équilibre avant-arrière et gauche-droite sur ses pattes, le moment opportun pour traverser dans la foulée du carré jusqu’à la cuisine et sa gamelle.
Toupie, marin expérimentée et welsh corgi mascotte du bord !
Nous sommes à moins de 50 milles nautiques du détroit de Magellan et 150mn de Rio Grande, la grande ville argentine du Nord-Est de la Grande Île de Terre de Feu. Dans la soirée nous laissons sur notre tribord l’embouchure Est du détroit de Magellan pour continuer notre descente de l’Argentine en voilier et atteindre progressivement les eaux fuégiennes.
L’agitation de la mer diminue durant la nuit, la houle tombe à 1,5-2m et le vent faiblit à 20/25 nœuds. Nous avançons à >7 nœuds avant le retour de la pétole, d’une mer d’huile et du ronronnement du moteur. Aujourd’hui c’est ma fête, la Saint Sébastien et notre maîtrise du timing est telle que nous arrivons ce même jour au large de la baie… San Sebastián ! Cette immense baie du Nord de l’île de Terre de Feu est partiellement protégée par une longue langue de terre : la Punta Páramo. J’avais exploré ces environs avec Lauriane en 2013 et y revenir 12 ans après à la voile est toujours synonyme d’aventure et de grands espaces.
Petits pétrels de l’Atlantique Sud
A la mi-journée nous arrivons enfin en vue des côtes de cette terre mythique. Comme le dit Lauriane, on ne se lasse pas de la Terre de Feu, plus on l’explore plus on se rend compte de sa richesse, les amis deviennent une deuxième famille, et revenir devient un véritable besoin car, bien au-delà des recherches scientifiques menées, une part de soi est désormais là-bas.
[Cap au Sud #12] de Buenos Aires (Argentine) à Puerto Williams (Chili) Troisième partie 24Aude, Sébastien et Clément à la proue du voilier Milagro, à l’approche de la Caleta Misión (Rio Grande, côte Atlantique de l’île de Terre de Feu argentine)
Il est 15h lorsque Milagro jette son ancre pour la première fois en Terre de Feu, plus précisément dans la Caleta Misión, petite échancrure dans cette côte parsemée de récifs et située à proximité du Cabo Domingo. Il nous faut anticiper les changements de marées car le marnage nous rappelle celui de la Bretagne nord : entre 6 et 12m !
[Cap au Sud #12] de Buenos Aires (Argentine) à Puerto Williams (Chili) Troisième partie 25[Cap au Sud #12] de Buenos Aires (Argentine) à Puerto Williams (Chili) Troisième partie 26
Face à nous une immense plage de sable précède les étendues fuégiennes : la pampa et ses herbes jaunies par le vent et le froid, que seuls les lointains reliefs de la Cordillère Darwin interrompent à l’horizon. Près de nous, au sud, une digue délabrée depuis plusieurs décennies, le « futur » port de Rio Grande et au loin la ville. Un petit ilot voisin du navire héberge ses colonies d’animaux : au « rez de chaussée » les lions de mer et dans les « étages » des couples de cormorans et quelques manchots de Magellan (les fameux « pingüinos »).
le Cap Domingo, la jetée du « futur » port de Rio Grande et Milagro au mouillage (c) Maria LokvicicLe voilier Milagro au mouillage à Rio Grande (c) Maria LokvicicNous y sommes ! Le voilier Milagro sur la côte atlantique de Tierra del Fuego argentine (c) Maria Lokvicic
Les conditions sont aussi idylliques qu’inespérées : depuis des semaines les conditions étaient dantesques et il aurait été inenvisageable de faire escale ici. A notre arrivée c’est mer d’huile et grand soleil. Nous sortons la pavillonnerie : les pavillons breton et français sont remplacés par de nouveaux et le drapeau de la province de Terre de Feu argentine prend place, celui-là même qui avait été offert à l’association lors de la venue en France de Mirtha Salamanca, en 2019. Comme elle le dira plus tard : « Vous êtes les bienvenus et la Terre de Feu vous accueille comme il se doit, comme vous le méritez ».
Les drapeaux Breton, de Karukinka, argentin et de la province de Terre de Feu sont tous de sortie pour l’occasion !
L’arrivée de Milagro fait sensation dans cette ville de >100000 habitants qui ne voit jamais de voilier (le dernier en date, un voilier russe, avait fait naufrage sur les plages du quartier de la Margen Sur en 2014…). Il n’y a pas le moindre petit port et c’était un véritable défi pour nous d’y faire escale pour fêter notre arrivée à Karukinka, la Terre de Feu en langue selk’nam. De nombreuses voitures s’arrêtent pour prendre des images, des vétérans de la guerre des Malouines sont aux abois et nous aurons même les honneurs des informations de la radio locale !
Le voilier Milagro filmé depuis le Cap Domingo par un habitant de Rio Grande (Tierra del Fuego, Argentine)
En soirée c’est au tour des retrouvailles sur la plage avec les amis de longue date : Mirtha, Alejandro, Maria, Ezequiel dit « Vaina », José et sa compagne Adriana. Maté, facturas et embrassades… l’émotion est palpable car depuis des années Lauriane leur disait qu’elle reviendrait un jour à la voile. Les années passaient et c’était presque devenu une blague à chacun de ses retours en avion… et là… c’est avec une certaine stupéfaction que s’exprime « Lo hiciste boluda ! »… Car oui, c’est sa marque de fabrique : contre vents et marées elle ne cesse de travailler et n’abandonne jamais ses rêves, nous embarquant de près ou de loin tous dedans !
Retrouvailles en Terre de Feu, pas même le temps de retirer le gilet pour la photo pendant que Damien gère l’annexe! (plage de Rio Grande, Patagonie argentine) (c) Maria Lokvicic
Tout ce petit monde prend donc place dans l’annexe, grâce à une méthode de portage que seul Damien maîtrise dans sa tenue de Casimir (à cheval sur son dos !). Après visite de notre chaleureux Milagro, nous fêtons tous ensemble et dignement notre arrivée en Terre de Feu, qui plus est le jour des 30 ans de Clément ! Le retour sur la plage sera lui aussi inoubliable, par une nuit sans Lune et avec la houle qui va bien pour remplir les bottes au moment de débarquer sur la plage.
Damien et Mirtha (Caleta Misión, Rio Grande, Tierra del Fuego)Damien, Maria et Mirtha (Caleta Misión, Rio Grande, Tierra del Fuego)Vaina contemple le cap Domingo depuis le voilier Milagro (Terre de Feu argentine)Alejandro Pinto et Vaina, dans le cockpit de Milagro
Au petit matin nous devrons reprendre notre route pour contourner la péninsule Mitre, les prévisions météo sont parfaites. A croire que les divinités fuégiennes nous ouvrent grand les bras pour ce retour dans les canaux de Patagonie.
Un camp de base flottant polyvalent en Patagonie insulaire
Milagro est un voilier d’expédition acquis par l’association Karukinka en 2023 grâce au soutien de ses membres. C’est un ketch Bruce Roberts de 20 mètres en acier qui joue un rôle fondamental dans la réalisation de nos activités associatives. Ce navire, construit en Suède et ayant déjà effectué deux tours du monde, est un véritable « camp de base flottant » permettant d’accueillir diverses initiatives qu’elles soient artistiques, scientifiques ou sportives. #voilier patagonie
Avec ses caractéristiques techniques adaptées (longueur de 20m, maître-bau de 5m25, tirant d’eau de 2m30, motorisation Cummins 180CV, voilure 180m² au près et 295m² au portant), le Milagro offre une plateforme robuste et adaptée pour nos expéditions en régions polaires et subpolaires, domaines d’activité privilégiés de Karukinka.
Le voilier Milagro au pied d’un glacier de la Cordillère Darwin, Tierra del Fuego, canaux de Patagonie, Chili (Photographie: Diego Quiroga, du voilier Pic La Lune, Ushuaia)
Un navire support pour la logistique de nos expéditions scientifiques, sportives et artistiques
Une infrastructure adaptée aux recherches de terrain
Le Milagro constitue un support logistique essentiel pour les expéditions scientifiques et artistiques menées par Karukinka. Entièrement équipé et isolé, ce navire permet d’accueillir jusqu’à 12 personnes (10 personnes pour les projets de plus d’une semaine) grâce à ses cinq cabines (quatre doubles et une quadruple). Cette capacité d’accueil importante facilite la constitution d’équipes pluridisciplinaires, conformément à l’approche de notre association qui réunit des compétences sportives, artistiques et scientifiques.
L’autonomie considérable du navire (1500L de gasoil, 1000L d’eau + dessalinisateur, groupe électrogène, panneaux solaires…) lui permet d’atteindre des zones reculées et d’y séjourner suffisamment longtemps pour mener à bien nos travaux. Le navire est également équipé pour les télécommunications en zone A4 et d’un accès à internet, garantissant la sécurité et la connectivité même dans les régions les plus isolées comme les canaux de Patagonie (Terre de Feu, Cordillère Darwin, cap Horn, Antarctique…).
Exploration d’un fjord de la Cordillère Darwin (Terre de Feu) où vèle l’un des nombreux glaciers de Patagonie (voilier Milagro, canaux de Patagonie, Chili, mars 2025)
Un outil pour les projets ambitieux
Grâce au Milagro, Karukinka a pu élargir considérablement ses actions et mettre en place des expéditions et résidences de recherches scientifiques et artistiques en toute indépendance. Le navire est mené par un équipage professionnel bénévole composé de deux à trois personnes diplômées du Brevet d’État Voile et de la Marine Marchande française.
L’acquisition de ce voilier a notamment permis la réalisation de l’expédition Cap Nord – Cap Horn (2023-2025), un projet majeur soutenu par le programme « Mondes Nouveaux » du Ministère de la Culture. Cette expédition, qui relie à la voile le cap Nord en Norvège au cap Horn en Patagonie, s’est conclut par une arrivée en Terre de Feu le 24 janvier 2025, après un voyage de plus de 15 000 milles nautiques et par le passage du cap Horn à la voile en mars et avril 2025.
Milagro au mouillage dans une des nombreuses baies de la Réserve de Biosphère du Cap Horn (2025)
Financement des activités de l’association
Une section voile pour l’autofinancement
Depuis 2023, Karukinka dispose d’une section voile affiliée à la Fédération Française de Voile. L’association propose des stages de voile réservés à ses membres, ce qui permet de financer ses actions en faveur des peuples autochtones et de garantir la réalisation de projets ambitieux.
Compte tenu du budget nécessaire à la maintenance et à l’utilisation d’un voilier de 20 mètres, et de l’ampleur des projets à long terme de l’association (digitalisation de documents/archives, création de bases de données en ligne, financement de séjours en Europe pour des membres des communautés autochtones), Karukinka définit chaque année en Assemblée Générale la cotisation nécessaire pour participer aux différentes activités de navigation et ainsi pérenniser ses actions.
Navigation dans les canaux de Patagonie avec nos membres originaires d’Ecosse et Belgique : Norena, David, Morag et Morgan (Canal Beagle, Chili, février 2025)
Un soutien pour la recherche indépendante
Consciente des difficultés rencontrées par les laboratoires et chercheurs pour obtenir des financements en milieux polaires et subpolaires, Karukinka met tout en œuvre pour soutenir des projets scientifiques, artistiques, sportifs et humanistes. Le voilier Milagro joue ainsi un rôle crucial dans cette stratégie d’autofinancement et de soutien à la recherche indépendante.
Pêche artisanale dans les canaux de Patagonie avec José Germán Gonzalez Calderón (patron de pêche et artisan yagan, membre d’honneur de Karukinka et parrain du navire)
L’association propose également ses services pour la réalisation de missions de terrain à bord du Milagro pour des laboratoires, instituts et groupes de chercheurs et/ou artistes. Cette approche permet de mutualiser les ressources et de rendre accessibles des terrains d’étude difficiles d’accès.
Un outil de liberté pour les projets futurs
L’acquisition du Milagro a considérablement élargi les horizons de notre association. Grâce à ce navire nous avons désormais toute la liberté de poursuivre nos actions et recherches au sud du détroit de Magellan, pour commencer de 2025 à 2030 !
Le voilier permet à l’association de mener des projets pluridisciplinaires dans des régions difficiles d’accès, comme les canaux de Patagonie, l’Antarctique, la Géorgie du Sud… Il facilite également la poursuite des travaux avec les peuples autochtones selk’nam, haush et yagan du sud de la Patagonie, qui constituent l’un des axes principaux de travail de l’association.
Arrivée du voilier Milagro dans le canal Beagle, Patagonie, après 15 000mn (photographie de José Germán González Calderón, à côte de Puerto Williams, île Navarino, région du Cap Horn, Chili, 2025)
Le voilier Milagro représente bien plus qu’un simple moyen de transport et n’est pas une fin sinon un moyen. Il constitue un véritable outil stratégique qui permet à l’association de réaliser pleinement sa mission d’exploration, de recherche scientifique et de création artistique en régions polaires et subpolaires.
Grâce à ce navire, Karukinka peut mener des projets ambitieux, autofinancer ses activités, soutenir la recherche indépendante et poursuivre son travail avec les peuples autochtones. Le Milagro incarne ainsi la philosophie de l’association : indépendance, bienveillance et engagement au service de la connaissance et de la préservation des cultures et des environnements des régions extrêmes de notre planète.
Départ du voilier Milagro au port de pêche de Puerto Williams avec un équipage international (Argentine, Chili et France) Aude, Lauriane, Sébastien, Clément, Alejandro, Shenü, Damien, Mirtha (marraine du navire), Alicia, Maria et Vaïna, filmé par José, le parrain de Milagro (janvier 2025)
Mi-novembre, nous voici au mouillage dans la baie de Praia, la capitale de l’archipel du Cap Vert, pays indépendant depuis 1971. La descente vers le sud est déjà bien entamée puisque nous sommes désormais à la latitude de Dakar (Sénégal).
L’arrivée s’est faite de nuit en longeant les îles de part et d’autre sans les voir. Nous pensions croiser des pêcheurs ou apercevoir des phares mais rien, seuls de rares halos lumineux au loin nous donnaient l’indication de présences humaines et pas un nuage pour annoncer les îles. Nous en avons conclu que ces îles étaient préservées de la pollution lumineuse et peu habitées. Cette arrivée, aux lueurs de la ville endormie et dans le plus grand calme, s’est faite sans même réveiller les équipers calés dans leurs couchettes. Avant d’aller se reposer, nous jetons un oeil au grand drapeau du Cap Vert qui surplombe une falaise située face au navire. Quelques chiens se répondent dans le lointain, rappelant à Toupie qu’elle n’est maintenant plus seule à des milles à la ronde !
[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 59
Pendant la première journée, l’équipage reste à bord, après une grasse matinée bien méritée et en attendant les formalités d’entrée dans le pays accomplies. En début d’après-midi, sous une chaleur écrasante malgré le vent, un nouvel équipier nous rejoint : François. C’est la deuxième fois qu’il vient faire un stage à bord puisqu’il était de l’équipe Pornichet-Dublin en avril dernier. Cette fois avec des températures toutes autres, il est ravi de retrouver sa cabine tribord et l’équipage du Milagro ! Nous fêtons ça en improvisant des mojitos avec un rhum des Canaries.
[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 60[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 61
Puis il faut commencer à remettre en ordre le navire : gros ménage, lessives et avitaillement en nourriture. Damien et Lauriane se chargent des formalités administratives. Elles sont multiples puisqu’il faut se présenter à la police maritime, puis à l’immigration. Les bureaux n’étant pas toujours ouverts et aucun horaire indiqué, l’attente se fait parfois longue ! En rentrant de ces démarches, Lauriane nous trouve un improbable « taxi privé » qui simplifiera grandement nos déplacements : Djonni ! Entre musique à fond et conduite parfois en mode rallye dans les rues de Praia, il y a de l’ambiance !
Nous passons quelques jours à Praia pour se reposer et s’acclimater à la chaleur. Le spinnaker qui avait quelques égratignures suite à sa baignade imprévue est réparé (couture + scotch à voile) afin d’être à nouveau utilisé lors de la transatlantique. Deux équipiers rentrent en France avant qu’Etienne ne nous rejoigne depuis Bilbao.
[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 62
Juliane, la montagnarde du bord, grimpe à plusieurs reprises en haut du mât pour vérifier la poulie et la sortie de mât avant de passer une nouvelle drisse toute neuve en dyneema (encore merci Toni!). Ce qui s’avère simple présenté en quelques mots a quand même été plus pénible que prévu. Le mât de Milagro fait 21m et, la drisse précédente ayant cassé, le restant était retombé dans le mât sans pouvoir servir de guide à la nouvelle. D’où l’idée de faire descendre un petit bout avec un plomb à son extrémité. Sauf qu’à deux reprises le plomb bloque au niveau des barres de flèches et impossible de le remonter ou descendre. Après quelques essais la petite caméra du bord ne nous donne pas non plus de réponse au « pourquoi ça bloque » et finalement, après une petite sieste, Damien tente un énième passage et cette fois ça fonctionne : la nouvelle drisse est en place et pile dans les temps pour prendre l’annexe direction le petit bistrot de la plage afin de boire une Strela Kriola bien fraîche.
[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 63[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 64[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 65[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 66
Comme chaque soir nous débarquons les pieds dans l’eau (et parfois plus avec la houle) et sommes accueillis par le petit groupe d’hommes et leur meute de chiens qui vivent sur cette plage et veillent, contre petite rémunération, sur notre annexe. Le jour précédent l’arrivée d’Etienne nous aurons la chance de dîner avec une tourterelle blottie au calme dans les mains de Lauriane (elle et les oiseaux…) et au son de la musique cap-verdienne, dont vous pourrez écouter un petit extrait ici (pour les mélomanes exigeants, c’est une prise de son avec le téléphone…).
[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 67[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 68
Le lendemain nous partons au marché municipal, celui situé sur le Plateau et qui regorge de personnes, de bruits, de produits inconnus et de parfums. Les fruits et légumes sont exposés mais aucun prix n’est affiché ! Notre chauffeur de taxi privé ne nous ayant pas suivi et notre portugais étant plus que rudimentaire, le prix payé après calcul du change nous paraît totalement prohibitif, à nous l’étiquette de touristes ! Nous repartons les sacs remplis de produits locaux : maracuja, farine de manioc, fleurs d’hibiscus séchées (pour le bissap), graines de baobab, pommes-cannelle… Au retour, Djonni, notre chauffeur de taxi, viendra à bord et sera refait de pouvoir faire un réel Instagram depuis le pont du navire : la jeunesse ici a les mêmes préoccupations que sur le vieux continent! Comme à chaque aller-retour nous nettoyons méticuleusement tout pour éviter qu’un passager clandestin potentiellement envahissant ne prenne place : le cafard. Ils sont nombreux, à la nuit tombée, à se faufiler un peu partout autour de nous, d’où notre grande crainte d’en embarquer malencontreusement un à bord.
[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 69[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 70
Un dernier grand coup de ménage est fait pour nettoyer l’intégralité du bateau pendant que les formalités de sortie du territoire sont faites et nous levons l’ancre en direction du sud de l’île Santiago pour passer la nuit. Le lendemain matin, après baignade évidemment (l’eau est à 28 degrés…), nous partons en direction de l’île Brava (4000 habitants) pour un dernier stop avant le Brésil et en laissant dans notre sillage l’île volcanique Fogo.
[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 71[Cap au Sud #6] Escale au Cap Vert 72
Cette petite île est réputée pour être l’une des plus belles du Cap Vert et nous confirmons bien que la baie de Tantum est somptueuse avec ses barques colorées et le village de pêcheurs qui la surplombent. Après pêche d’une magnifique carangue par Etienne, nous nous mettons en route. L’arrivée dans le village se mérite, avec une descente de l’annexe à la nage (impossible de débarquer l’annexe avec la houle) et une montée sèche sous un soleil de plomb. De là nous nous rendons dans le centre du village et demandons comment rejoindre Nova Sintra, la « ville » principale, pour visiter et tenter de trouver quelques produits frais encore, ceux du marché pourrissant déjà les uns après les autres… En l’espace d’un quart d’heure nous nous retrouvons comme des sardines en boîte dans le minibus scolaire, entourés d’enfants étrangement silencieux : notre présence les rend muets ce qui fait bien rire le chauffeur. Nous voyons défiler les kilomètres sur des routes escarpées et pavées. Plus nous gagnons en altitude plus la végétation devient luxuriante, avec des manguiers, papayers, ipomées, yuccas, ficus et grands hibiscus. Nous arrivons à destination une demi-heure plus tard et découvrons LA boisson cap-verdienne : l’Actimalt. Bien frais sur le chemin du retour, c’est un régal ! Puis ce sera retour sur la plage chargés comme des mules et un chargement de l’annexe assez épique, tous en maillots et aidés par les pêcheurs pour passer un à un les sacs de nourriture. Après une bonne nuit nous levons l’ancre accompagnés par les voeux de bon voyage des pêcheurs que nous croisons au sortir de la baie et avec l’envie de revenir au Cap Vert plus longuement car entre les paysages et l’accueil des habitants, cette étape est vraiment à ne pas manquer.
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Rdv d’ici quelques jours depuis l’autre hémisphère : sous le soleil du Brésil à Salvador de Bahia!
De bon matin nous levons l’ancre au moment de l’étale et à quelques encablures du château Moy, dans le Loch Buie (île Mull). La nuit dans ce loch ouvert au sud-ouest a été moyennement agréable : en cause une petite houle du sud arrivée avant le vent prévu dans la même direction et qui fait que Milagro a eu la fâcheuse tendance à se maintenir travers à cette houle (et à nous bercer, certes, mais nous nous en serions passé!).
Entre le démarrage moteur, la levée du mouillage, le nettoyage du lot de graviers et vase qui maculait la chaîne et l’ancre, et l’envoi des voiles pour n’avancer que grâce à elles, nous établissons un nouveau record du temps d’utilisation minimale du moteur : 20 minutes ! C’est sous artimon et yankee que nous sortons du loch, au près à 5,5 noeuds : à quoi bon forcer ?
Les prévisions sont bonnes (Sud 3 à 5 évoluant 2 à 4 durant quelques heures, avant de passer 3 à 5 puis de changer de direction pour Nord-Ouest 4 à 6 au sud de l’île Mull. Nous profitons de la marée descendante pour rester à bonne distance de la côte sud malgré une allure travers. Cette partie de l’île située entre le Loch Scridain (au nord) et la fin du Firth of Lorn (au sud) forme une péninsule appelée Ross of Mull. Plus nous nous dirigeons vers l’ouest plus les fonds deviennent complexes, avec de nombreux récifs entre lesquels passer pour atteindre notre objectif : Iona.
Les falaises de basalte (encore des orgues!) ont par endroit pris la forme de grottes et d’arches sculptées par l’érosion, et sont entrecoupées de magnifiques cascades et de criques de couleur turquoise. Abstraction faite de la température de l’eau (14 dégrés), cette couleur nous inciterait à la baignade ! Interpelés par la beauté du paysage, nous changeons de cap pour nous approcher au portant de la cascade de Malcolm’s Point, avant de reprendre notre route vers l’ouest.
[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 91[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 92
Progressivement apparaissent les passages plus exigeants, dont ceux des Torran Rocks signalés par la cardinale Bogha nan Ramfhear et l’entrée vers le sud du Sound of Iona. Une fois encore, de nombreux moments de solitude (et de rire évidemment) ponctuent nos indications de noms des rochers, baies, écueils, îles et caps ! Nos rencontres avec des locaux ne parlant pas gaélique nous ont tout de suite rassurés quand nous avons évoqué ce point avec eux : ils bredouillent eux aussi ! Pour vous faire une petite idée, nous vous invitons à jeter un oeil à la carte de cette zone!
Carte extraite de la 3e édition du guide du Clyde Cruising Club, du Kintyre à Ardnamurchan (p.180)
Nous entrons dans le chenal séparant le Ross of Mull de Iona à la voile (au portant, 5,5 noeuds). Seul voilier à la voile dans le chenal en cette fin d’après-midi, nous nous refusons de gagner le nord à l’aide du moteur. Nous préférons prendre le temps de bien étudier la carte et de chercher les repères visuels à terre pour réaliser la traversée du chenal en nous basant exclusivement sur les alignements (cathédrale, Bull Hole,…) et indications du sondeur, plutôt que de suivre les écrans. Nous réalisons plusieurs relèvements au compas et manoeuvres d’empannage dans des passages relativement étroits pour contourner des sondes d’un grand banc de sable et rochers comprises entre 10cm et 1m60, puis l’île Eilean nam Ban et ses couleurs incroyables sur notre tribord. A la sortie l’espace s’ouvre à nouveau et nous rejoignons le mouillage de Port na Fraing et sa plage de sable blanc, rien que pour nous et sur 7m de fond ! (ceux de Martyrs’ Bay ou de Bull Hole sont plus fréquentés). Les 4 à 6 Beaufort prévus arrivent en fin de journée et nous sommes bien à l’abri dans le chenal, sous le vent d’Iona.
[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 93[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 94
Après une nuit reposante, nous partons en annexe vers le quai du ferry de Martyrs’ Bay pour visiter ce lieu sacré de l’histoire écossaise dont nous avait parlé Vicky Gunn, chercheuse en histoire médiévale que nous avions rencontré à Loch Melfort.
Iona est une petite île ouverte sur l’Atlantique avec pour seul terre émergée vers l’ouest à cette latitude les dangereux parages de Skerryvore (après eux c’est le Canada). Elle est bordée de récifs dont les noirs rochers contrastent avec des plages de sable blanc. Dotée d’un petit village comprenant tous les services essentiels (dont une petite école primaire) et plusieurs artisans (potiers, sculpteurs sur bois, joaillers, vanniers, tisseurs…), Iona est considérée comme l’un des principaux lieux spirituels d’Ecosse. Nombreux sont ceux qui y viennent en pèlerinage et/ou pour trouver le calme lors de retraites spirituelles.
Pourquoi cette petite île est-elle donc si importante ? C’est ce que nous allons vous partager plus en détails grâce aux informations transmises par Vicky, lors de notre visite puis des lectures et recherches qui s’en sont suivies.
Le premier constat est que l’importance culturelle et historique d’Iona est complètement disproportionnelle à sa taille. Habitée au moins depuis l’Âge du Bronze comme le montrent le site de Blàr Buidhe, ce n’est qu’à partir du VIe siècle que l’importance d’Iona est documentée. Plusieurs toponymes lui sont associés, dont “Ì”, “Ì Challuim Chille” (Iona de St Columba pour éviter les confusions), “Eilean Idhe” (l’île de Iona) et “Ì nam ban bòidheach” (Iona de la belle femme en gaélique), et ses habitants s’appellent les Idheach.
En 563 arrivèrent du nord de l’Irlande et à la voile Columba et ses douze disciples. Ils fondèrent la deuxième mission de christianisation de l’Ecosse, un siècle et demi après la précédente menée par Ninian sur l’île Whithorn en 397 et dont les préceptes auraient été diffusés jusqu’aux îles Shetlands. Le choix d’établir une église et un monastère sur Iona était stratégique puisque cette île était située sur une voie navigable permettant de relier Inverness et l’Irlande, mais aussi tout le monde celte. Comme Holy Island et Portmahomack, Iona devint rapidement un pôle de diffusion de la version celte de la religion chrétienne et de nouvelles idées et créations (dont enluminure/calligraphie, musique, peinture et artisanat d’art). Le faire depuis cet endroit était très efficace car il était situé sur un axe d’échanges culturels et commerciaux principal de l’époque. La petite communauté installée là développa également une économie de subsistance avec une importante activité agricole (cultures céréalières et élevage), de pêche et de construction. Ils n’étaient pas non plus complètement autonomes puisque pour un usage liturgique ils faisaient venir du vin, des pigments et des huiles du sud de la France ! Durant 34 ans, Columba développa des liens étroits avec la royauté, convertissant par exemple le roi Bruce et les Picts au christianisme, à la suite d’un combat spirituel qu’il gagna contre le référent de leur royaume. Columba aida également, jusqu’à sa mort en 597, à l’établissement d’un royaume indépendant en Ecosse de l’ouest : l’Argyll. La plupart de ces informations est parvenue jusqu’à nous grâce à Adomnàn, diplomate, successeur et biographe de St Columba ayant dirigé la mission durant 25 ans, au VIIe siècle. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages majeurs pour comprendre cette époque dont La Vie de Saint Columba (“Vita Sancti Columbae”, env. 690) et La Loi des Innocents (“Lex Innocentium” de 697).
Aux VIIIe et IXe siècles, les Vikings attaquèrent à plusieurs reprises Iona, attirés par les trésors du monastère. En 825 eu lieu l’un des pires raids viking : l’abbé Blathmac et les moines l’accompagnant furent torturés dans le but de leur faire avouer le lieu où étaient cachées les reliques de St Columba, un poème indiquant qu’ils reposeraient dans un coffre recouvert d’or et d’argent. Suite à l’absence d’aveux, ils furent massacrés dans une baie nommée ensuite Martyrs’ Bay. La peur de ces raids et leur répétition étaient telles que s’en était déjà suivit un exode de nombreux religieux qui avaient pris le soin d’emporter avec eux les plus importantes reliques (dont les os de St Columba) et un autre trésor: le Livre de Kells (créé à Iona 200 ans après la mort de St Columba, ce livre est considéré comme l’un des plus remarquables ouvrages religieux de l’époque et est désormais visible au Trinity College de Dublin). Malgré ces attaques continues, le monastère resta actif et ce n’est qu’au Xe siècle que la fréquence des raids diminua, lorsque les Vikings installés dans les Hébrides se convertirent au christianisme, adoptant St Columba comme leur saint patron. Plusieurs pierres tombales gravées et conservées dans le musée montrent l’influence viking avec des inscriptions runiques.
Au XIe siècle Iona et la plupart des îles de l’ouest écossais étaient sous le pouvoir du roi de Norvège. La distance compliquant grandement les possibilités de gouverner la région, ce dernier confia cette tâche à un guerrier gaélico-norvégien : Somerled. Ce dernier devint le premier Seigneur des Îles, prenant le contrôle d’une région s’étendant du Kintyre aux Hébrides extérieures et ayant pour descendants les MacDougalls of Lorn, MacDonalds of Islay et MacRuairis of Garmoran, plusieurs d’entre eux ayant joué un rôle essentiel dans les manoeuvres politiques et guerres d’indépendance du XIVe siècle.
Lors de notre excursion à terre et pour nous rendre à l’abbaye, nous avons traversé les ruines d’un couvent et suivi la rue des morts (“Sràid nam marbh”), une rue pavée de granit rose reliant la baie des Martyrs avec le tombeau de St Columba situé au centre de l’abbaye bénédictine construite au XVe siècle. Cet itinéraire n’est autre que celui emprunté par les pélerins et lors des processions dédiées aux sépultures d’acteurs importants du monde gaélique dans le cimetière Reilig Odhrain entourant la chapelle St Oran construite au XIIe siècle (la plus vieille structure intacte de l’île). Dans ce cimetière reposeraient 48 rois d’Ecosse (dont Macbeth / Mac Bethad), des membres du clan MacDonald Seigneur des Îles ayant pour certains des ascendants Norse (MacKinnons, MacLeans et Macleods) et, dans la petite chapelle d’une simplicité déconcertante, les corps des plus importants seigneurs et chefs de guerre des îles de l’ouest écossais. De nombreuses pierres tombales anciennes sculptées sont encore dans ce cimetière et d’autres ont été déplacées pour mieux les préserver dans le musée ou le cloître de l’abbaye. Les premières croix sur les tombes, assez conventionnelles aujourd’hui, seraient apparues à Iona aux environs de l’an 600, comme le montre les plus anciennes croix ornées de symboles sophistiqués et aux designs variés, comme le montrent les différents exemples vus dans le musée adjacent à l’abbaye.
Nous sortons ensuite de ce cimetière pour nous rendre sur le promontoire rocheux (“Torr an aba”) faisant face à l’abbaye et d’où Columba travaillait. Cet emplacement offre une vue imprenable sur le Sound of Iona, l’extrémité du Ross of Mull et la petite chapelle abritant le tombeau de St Columba située juste derrière la réplique d’une imposante croix en granit sculptée et dédiée à St Jean (l’originale est dans le musée). Cette abbaye a été construite après l’arrivée au XIIIe siècle de moines bénédictins et de soeurs augustiniennes invités par Ranald, Seigneur des Îles et descendant de Somerled, pour revitaliser la vie religieuse sur l’île et moyennant des moyens de subsistances plus conséquents. Plusieurs attaques armées vinrent saboter ce nouveau monastère, plusieurs chefs religieux irlandais n’acceptant pas de perdre leur connexion et leur influence sur Iona. A la suite du traité de Perth (1266) entre la Norvège et l’Ecosse, Iona revint au royaume d’Ecosse et devint progressivement un important lieu de pèlerinage, jusqu’à la Réformation de 1560 qui signa la fin des monastères en Ecosse.
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Plusieurs tentatives de restauration ont ensuite été menées, sans succès, conduisant progressivement les bâtiments à l’état de ruines à la fin du XIXe siècle, comme l’attestent plusieurs photographies prises avant d’importants travaux. Le 8e Duc d’Argyll, propriétaire de l’île, commissionna un architecte pour consolider les ruines puis céda l’abbaye, le cimetière et le couvent au Iona Cathedral Trust en 1899. D’importants travaux de rénovation furent lancés et 6 ans plus tard, un premier office pu déjà être réalisé dans l’église partiellement rénovée. Les décennies suivantes furent dédiées à la restauration du monastère et de toute la partie ouest du cloître, sous l’impulsion de la Iona Community, une communauté chrétienne travaillant pour la paix et la justice sociale et ayant des membres dispersés dans le monde entier. En 2000 le Iona Cathedral Trust finit par céder l’abbaye, le cimetière, l’église Saint Ronan et le couvent au monuments historiques d’Ecosse. La cathédrale est aujourd’hui en bon état et entretenue grâce aux fonds issus des visites et de dons.
Bref, vous l’aurez compris, Iona est le lieu à ne pas manquer lorsque vous vous rendez aux Hébrides, c’est un peu le “St Jacques de Compostelle” écossais et quitte à faire le pèlerinage, celui-ci se fait selon nous plutôt à la voile qu’à pieds. Même si vous n’êtes pas passionné.e d’histoire, la beauté du monument et de ses environs sont marquants, ils ouvrent une parenthèse qui vous transporte à différentes époques et permettent de porter ensuite un autre regard sur ces îles. Iona crée un véritable espace pour l’imaginaire, faisant finalement écho à ce que nous recherchons aussi dans la navigation et les longues déconnexion du tumulte qu’elle procure, en harmonie avec car dépendants des éléments. Cette sensation se retrouve aussi résumée dans les mots du compositeurs Felix Mendelssohn, en 1829, mentionnés sur l’un des murs de la sortie du cloître : “When in some future time I shall sit in a madly crowded assembly with music and dancing round me, and the wish arises to retire into the loneliest loneliness, I shall think of Iona.” (traduction : “Quand dans le futur je serai assis au sein d’une assemblée follement bondée, avec de la musique et des danses autour de moi, et que se fera sentir le désir de me retirer dans la solitude la plus solitaire, je penserai à Iona.”)
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N’ayant pas vu le temps passer, ce n’est que tard dans l’après-midi que nous rejoignons Milagro, grignotant rapidement quelque chose avant de lever l’ancre pour profiter des bonnes conditions pour rejoindre Staffa puis Ulva avant la tombée de la nuit.
Petit bonus : les lumières du couchant sur les récifs et embruns au sud de Iona quelques semaines plus tard, au retour des îles Treshnish.
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C’est après une superbe escale faite de rencontres aussi belles que les paysages environnant que nous quittons Loch Melfort pour nous diriger vers le sud de l’île Mull. Pour ce faire, plusieurs options existent et nous retenons celle du Cuan Sound, un chenal (assez) étroit séparant l’île Seil de ses voisines du sud, Luing et Torsa. Les conditions étant trop calmes pour avancer uniquement à la voile et arriver à temps pour le bon moment de marée, c’est avec un appui moteur que nous nous engageons dans le chenal. Les “eddies” (tourbillons) indiqués sur la carte sont bien là, accompagnés de veines de courant assez anarchiques au passage par le nord d’An Cléiteadh. L’équipage du petit ferry de Cuan, reliant Seil et Luing, nous salue et, passées quelques ruines en sortie de chenal où paissent ovins et bovins, nous entrons dans le Firth of Lorn intérieur (Ann Linne Latharnach en gaélique), hissons les voiles et éteignons le moteur pour traverser cette baie au portant et toutes voiles dehors, sous un grand ciel bleu sans nuages.
Le Firth of Lorn(e) est une baie située dans la continuité de la faille Great Glen (celle du canal Calédonien). Ce lieu est classée, compte tenu de la diversité des paysages et des espèces qui le peuplent, en tant qu’aire protégée depuis 2014. Comme le montrent les cartes bathymétriques du Firth of Lorn, le relief des fonds est semblables à celui de la surface : des falaises, des replats et des pics. Tout ceci participe à créer des conditions très diverses où se rencontrent des espèces atteignant respectivement leurs limites de migration nord ou sud. La morphologie des fonds et son ouverture vers l’Atlantique font qu’il vaut mieux s’y présenter par beau temps pour éviter les vagues statiques et les tourbillons. Les effets de la marée y sont forts, avec d’importants courants issus de la Great Race. En notre faveur lors de la traversée, ce courant nous accompagne vers le Loch Spelve.
Nous entrons sous voile en soirée, le long de falaises verdoyantes et nous révélant les premiers témoignages d’un volcanisme actif il y a plus de 40 millions d’années : des colonnes de basalte (issues de la lave) à l’est et au sud du loch et un mélange de granophyre (contenant du quartz) et de grès incrusté d’olivine (roche sédimentaire sableuse) à l’ouest et au nord.
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Nous laissons de chaque côté des fermes marines et jetons l’ancre au fond du loch ouest, au son des cris des huîtriers pies en vol et des bêlements des moutons. Le calme y est total et pas un remous ne rompt la quiétude nocturne.
Le lendemain nous partons à pieds pour le Loch Uisg, un grand lac situé dans l’axe de la faille Great Glen et entouré par Loch Spelve au nord-est et Loch Buie au sud-ouest. Tout le long du chemin nous nous émerveillons des rhododendrons qui, contrairement à chez nous où ils sont de taille arbustive, composent de véritable bois denses et richement colorés. L’église Kinlochspelve surplombe la rive est et s’ouvre devant nous l’horizon d’un plan d’eau sur lequel chacun imagine quel sport il pourrait y pratiquer : planche à voile, kayak, wingfoil, kite, dériveur… les idées ne manquent pas et le petit ponton voisin d’un lodge nous confirme que nous ne sommes vraiment pas les premiers à y penser !
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Nous continuons notre marche vers Loch Buie afin de visiter le château Moy du clan des MacLaine de Lochbuie. Construit en 1450 par Hector Reaganach Maclean, ce château de trois étages et directement alimenté en eau douce au rez de chaussée, a été reconnu par le roi d’Ecosse en 1494. Il a été érigé à deux pas de la rive afin de permettre aux navires d’y accéder aisément. Un arc de pierres toujours visible servait de piège à poissons et plusieurs gros blocs facilitent le débarquement depuis de petites embarcations. Il fût le théâtre d’affrontements comme lors de la révolte jacobite de 1689. Ce château a dû être restauré à l’issue de cette période et a aussi été modifié au fil des siècles pour en améliorer le confort (ex: installation d’une cheminée au XVIe sicèle). Ce n’est qu’en 1790 que le clan des MacLaine de Lochbuie le quitta au profit d’un habitat voisin plus confortable, une fois des temps plus paisibles revenus : la maison Moy. Durant plusieurs décennies l’utilisation du Moy Castle s’est retrouvée réduite à celle de son donjon en tant que prison.
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Le loch est tellement beau que nous nous décidons à y revenir avec Milagro et profitez d’une nouvelle excursion le lendemain vers les mégalithes. Au retour à Loch Spelve nous ne sommes plus seuls au mouillage et rencontrons le sympathique équipage voisin, un trio d’écossais impressionnés par la taille et la ligne de notre Milagro. Nous les invitons à bord pour le café du lendemain matin, avant de lever l’ancre vers Loch Buie.
La navigation se fait au travers (4-5 beaufort) sous le vent de l’île Mull. Nous nous approchons du Moy Castle et savourons une vue splendide sur le plus haut sommet du loch : Ben Buie (717m). Nous jetons l’ancre dans une échancrure du loch et débarquons pour aller voir ces fameuses mégalithes. Il fait si beau que des baigneurs profitent de la plage voisine et nous, nous ne tardons pas à quitter les coupe-vent et préférer les t-shirts. La ballade vers les mégalithes nous mène à la rencontre d’une réunion entre cervidés et ovins. Nous suivons les pierres blanches nous indiquant le chemin jusqu’au cercle de mégalithes. Avant l’arrivée, un autre site est repéré par Lauriane, à quelques centaines de mètres, semblable à certaines tombes de type tumuli visibles au sein du site mégalithique de Saint Just en Bretagne (composées de plusieurs chambres et d’un couloir d’entrée). La vue du cercle de mégalithes fascine : que signifie t’il ? L’absence de consensus scientifique sur le sujet permet à chacun d’y projeter son imaginaire et d’y voir un site rituel, un monument lié à l’alignement des astres ou encore un lieu de rassemblement pour faire la fête !
[#7 – Cap au Nord 2024] De Loch Melfort à l’île Mull, via le Firth of Lorn 121[#7 – Cap au Nord 2024] De Loch Melfort à l’île Mull, via le Firth of Lorn 122
Après un dîner au mouillage le ciel se charge et un peu de roulis apparaît pour nous bercer. Nous nous préparons pour la navigation suivante vers Iona, l’île sacrée.
D’ici peu nous publierons une petite vidéo résumant nos escales à Loch Spelve et Loch Buie et intégrant des images du cercle de mégalithes.