Haizebegi 2019 : Journal du CNRS « La musique ouvre sur tous les univers de la culture » (10/10/2019, par Fabien Trécourt)

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À Bayonne en 2017, la fondation Tumac est l’invitée d’honneur du festival Haizebegi. En Colombie, elle œuvre à la socialisation des enfants en utilisant la musique et la facture instrumentale, la danse et la couture, comme armes face aux guérillas.
La sixième édition du festival Haizebegi, consacré aux « mondes de la musique » et aux sciences sociales, s’ouvre aujourd’hui à Bayonne. Pour son directeur, l’anthropologue Denis Laborde, l’étude des œuvres et des façons de faire de la musique offre un éclairage crucial sur les rapports sociaux.

Vous avez créé en 2014 à Bayonne un centre de recherche sur les musiques du monde (ARI) et le festival Haizebegi, qui mélange musique et recherche. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce festival ?
Denis Laborde1 : En langue basque, « haize begi » signifie « regard du vent ». La musique, comme le vent, ignore les frontières et porte témoignage. Elle dit quelque chose de celles et ceux qui la font, et elle constitue une magnifique porte d’entrée sur tous les univers de culture. Ce festival, que nous avons créé avec mes doctorants de l’EHESS, est unique en son genre. Il conjugue les sciences sociales (conférences, débats, colloques, publications) et la musique (concerts, films, expositions, danse).

Pour cette sixième édition, qui se déroulera jusqu’au 20 octobre, nous accueillons des musiciens syriens, cubains, argentins, kanaks, et des créateurs basques qui seront à l’honneur avec Rain of Music, un invraisemblable opéra pour robots, à la pointe des nouvelles technologies et composé dans le cadre d’un projet scientifique international2. Nous accueillons aussi des Selk’nam et des Yagán de l’extrême sud de la Patagonie, grâce à l’ethnomusicologue Lauriane Lemasson qui leur consacre sa thèse. Ils viennent d’Ushuaïa, de Puerto Williams et du Cap Horn ; leurs ancêtres ont été exhibés dans des « zoos humains » lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889, ou encore vendus aux enchères à Punta Arenas en 1895.

Pour évoquer cette mémoire douloureuse, nous organisons le 12 octobre une cérémonie de résilience : Lars Christian Koch, qui dirige le Phonogramm-Archiv de Berlin, leur remettra solennellement des copies des enregistrements sonores qui furent réalisés entre 1907 et 1923, par des missions ethnographiques allemandes en Terre de Feu. C’est une manière très symbolique de leur rendre la voix de leurs ancêtres.

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Des Selk’nam ont été exhibés durant l’Exposition universelle de Paris en 1889.

Le festival, tel que nous le concevons, ne considère pas du tout la musique comme un instrument de divertissement : c’est un outil d’intelligibilité des sociétés humaines, qui fait de l’art de l’écoute une attitude de connaissance qui s’étend bien au-delà de la musique. C’est pourquoi un festival organisé par des chercheurs n’est pas la même chose qu’un festival organisé par des opérateurs culturels, ne serait-ce que parce que nous y associons un « programme » de 332 pages en forme de revue scientifique. 

En quoi l’anthropologie de la musique consiste-t-elle ?
D. L. : C’est une manière spécifique de saisir les « faits de musique ». Tout est parti d’une curiosité, d’une libido sciendi, et d’un désir de sauvetage, à quoi s’est ajouté un outil providentiel : l’écriture musicale sur portée de cinq lignes. Pendant plusieurs siècles, les transcriptions musicales permettent de « sauver » les musiques des autres ; les recueils et les chansonniers en portent témoignage. 

Un festival organisé par des chercheurs n’est pas la même chose qu’un festival organisé par des opérateurs culturels.

Mais lorsque Thomas Edison invente son phonographe à cylindre, ce sont les sons que l’on conserve, et ce dès 1889. Que faire alors de ces rouleaux de cire ? On leur dédie de grandes phonothèques : à Vienne, Berlin ou encore Paris, avec les Archives de la paroles, créées par Ferdinand Brunot et Émile Pathé en 

Les études sur les musiques de tradition orale se développent donc dans les musées. C’est une manière de préserver ce que l’on nommerait aujourd’hui un « patrimoine de l’humanité ». Puis les ethnomusicologues se posent des questions passionnantes : comment les répertoires s’inventent-ils, se stabilisent-ils, se diffusent-ils, s’influencent-ils ? Comment les transcrire, quelles sont leurs propriétés ? Comment peuvent-ils résonner en nous, susciter des pensées, des émotions, des états d’âme ? Comment mettent-ils les corps en mouvement dans la danse ou dans la transe ? Au-delà, nous pouvons analyser la façon dont des personnes se réunissent, font de la musique ensemble ; découvrir les significations culturelles qui leur sont attachées et la vie sociale de ceux qui fabriquent ces musiques.

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Préparation des robots pour le spectacle Rain of Music, un opéra pour robots créé par les artistes et les informaticiens de l’Université du Pays basque, du Scrime et de l’ESTIA.

La musique a-t-elle une dimension universelle ou des significations diverses selon les cultures et les peuples ?
D. L. : La musique a ceci en commun avec le langage qu’elle est une capacité de l’espèce humaine. Tous les êtres humains peuvent parler et faire de la musique. Il n’empêche que l’humanité parle des langues très différentes et joue des musiques distinctes. Les capacités humaines sont « phylogénétiquement déterminées et culturellement déterminantes », nous dit Dan Sperber3. C’est cela, l’universalisme de la musique. Mon chien Mugi essaie de parler, de chanter même. Je sens bien qu’il progresse, mais ça ne vient pas. J’ai dû renoncer : il lui manque une détermination phylogénétique.

Donc pour répondre à votre question : oui, la musique a une dimension universelle en ce sens que c’est une capacité commune à l’espèce humaine. Pour autant, être universaliste ne signifie pas que l’on cherche à construire une théorie générale de la musique qui vaudrait de tout temps et en tous lieux. Chaque occasion de musique est unique et nous l’étudions en tant que telle. Ensuite, nous mettons en série tous les cas étudiés, et nous voyons si nous pouvons généraliser, ou pas. Mais le souci de généralisation n’intervient qu’après les analyses in situ, sinon le regard est biaisé.

(…) Les personnes en déshérence peuvent être des porteuses de traditions qu’elles mettent en partage.

Pourriez-vous donner une illustration concrète, d’une étude que vous mèneriez actuellement par exemple ? 
D. L. : Depuis 2015, je m’intéresse aux pratiques musicales des personnes qui se trouvent en situation de migration forcée. Il y a désormais un fort afflux de migrants au Pays basque. Ils traversent la péninsule Ibérique et se retrouvent à Bayonne, où l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS vient d’installer notre institut ARI (pour Anthropological Research Institute on Music)4.

Cet afflux est remarquablement géré par la ville et par les bénévoles regroupés en associations. Il faut que cela se sache : le centre Pausa a accueilli 10 000 migrants en moins d’un an dans une dynamique extrêmement positive. Dans le cadre de l’institut, nous développons un programme pour comprendre ce qui se joue lorsque des migrants font de la musique dans ces lieux de répit.

Festival Haizebegi 2017, Ritos de la Tunda

À l’automne 2015 par exemple, le village de Baïgorry a accueilli pendant trois mois cinquante migrants venus de Calais : à la fin de l’hiver, ces migrants veulent remercier ce village qu’ils s’apprêtent à quitter. Ils demandent des instruments, on leur apporte un violon, une flûte, des percussions… Et cette « fête interculturelle » du 31 janvier va devenir pour les habitants un moment de sidération : chacun découvre que ces personnes en déshérence peuvent être des porteuses de traditions qu’elles mettent en partage. Cela change radicalement le regard que l’on porte sur elles. C’est à cela que nous nous intéressons, avec l’appui de l’Institut Convergences Migrations dont nous sommes partie intégrante.

Mais nous voulons aller plus loin. Si l’expression musicale transforme les représentations que nous nous faisons des migrants, pourquoi les chercheurs ne travailleraient-ils pas avec les institutions culturelles pour faire de la musique l’instrument d’une dignité retrouvée, voire un outil d’intégration ? C’est tout l’enjeu de l’extension aux pratiques artistiques du Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil (Pause) du Collège de France, auquel nous sommes associés. L’expertise acquise à Bayonne montre que cet enjeu est tout à fait considérable.

Une large partie de vos travaux portent aussi sur la création musicale et l’improvisation…
D. L. : Cela me passionne ! On associe les musiques traditionnelles à la répétition à l’identique de schémas dont « la tradition » interdirait de sortir. Or, c’est tout le contraire ! L’histoire des traditions musicales est faite de moments de stabilisation des répertoires, puis de gestes déviants produits par des musiciens inventifs. La plupart de ces gestes passent inaperçus, d’autres créent des polémiques, d’autres enfin sont implémentés et modifient durablement les manières de faire. C’est de cette manière qu’une tradition reste elle-même, en changeant au fil du temps. Le cas de l’improvisation est un cas extrême. On a tendance à penser que tout se passe spontanément, qu’il suffit de laisser libre cours à son inspiration. Or, on ne s’improvise pas improvisateur…

Dans La Mémoire et l’Instant5j’ai montré que ces poètes basques qu’on appelle bertsulari (faiseurs de vers) rencontrent peu de succès lorsqu’ils s’enferment dans leur paysage mental. Les meilleurs improvisateurs et les meilleures improvisatrices – car les femmes sont aujourd’hui les championnes – sont celles ou ceux qui entrent en communication avec le public. Ils intègrent ses réactions dans leurs improvisations et chaque spectateur a le sentiment d’en devenir un coauteur. 

Haizebegi 2017

Vous étiez musicien avant de basculer dans la recherche. Comment avez-vous bifurqué ?

D. L. : J’ai fait mes études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. J’ai donc grandi dans ce monde très concurrentiel de la musique savante occidentale, un monde dans lequel on est déjà trop vieux à 14 ans ! Mon dernier engagement comme chef d’orchestre fut la direction des Crystal Psalms d’Alvin Curran à Radio France pour New Albion Records, une firme de San Francisco. Puis ce fut l’anthropologie. Je me suis alors départi de ces jugements de valeurs que j’avais intégrés à mesure de ces années, et le monde est devenu plus vaste. 

Haizebegi 2015

 

Depuis, je cherche à investir dans la recherche scientifique les capacités créatives développées dans la pratique artistique. Dans ma pratique de l’anthropologie, je m’inspire de Bach qui envisageait la composition musicale par l’action. Bach n’était pas un théoricien en ce sens qu’il n’a jamais écrit de traité de fugue. Mais il a composé L’Art de la Fugue… auquel tous les traités se réfèrent comme à un chef-d’œuvre de l’esprit humain. C’est dans cette approche active que s’inscrit le festival Haizebegi.

Je suis de ceux qui cherchent à réinventer le métier de chercheur en sciences sociales. Je ne travaille donc pas à construire une théorie universelle de la musique, mais je fais de mon engagement dans le monde un exemplum. Alors non, je ne joue plus de piano, je ne compose plus, ni ne fabrique de musique. Mais c’est parce que nous sommes en situation d’urgence. L’anthropologie exige un engagement total. Ça vous prend la vie. 

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Festival Haizebegi, les mondes de la musique, du 10 au 20 octobre 2019 à Bayonne. Consulter le programme.
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À écouter : https://lejournal.cnrs.fr/audios/les-chants-des-peuples

Notes

  • 1.Ethnologue, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, Denis Laborde est spécialiste d’anthropologie de la musique.
  • 2.Ce projet fait collaborer les artistes de l’Université du Pays basque (Bilbao), les informaticiens du Scrime (LaBRI, unité CNRS/Université de Bordeaux, Bordeaux INP) et de Estia-Recherche à Bidart.
  • 3.D. Sperber, Le Symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974.
  • 4.Basque Anthropological Research Institute on Music, Emotion and Human Societies. Équipe du Centre Georg Simmel (unité CNRS/EHESS).
  • 5.La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Donostia, Elkar, 2005, 349 p.

 

https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-musique-ouvre-sur-tous-les-univers-de-culture 

130 ans après les exhibitions coloniales de 1889 et pour la première fois de l’histoire, trois personnes yagan et selk’nam viennent témoigner de leur histoire sur le sol français

Grâce à l’invitation de Denis Laborde, directeur du festival Haizebegi, Lauriane Lemasson a pu inviter trois de ses fidèles informateurs à venir témoigner en France de leur histoire. Mirtha Salamanca, José German Gonzalez Calderon et Victor Vargas Filgueira seront donc en France (Bretagne, Bayonne et Paris) du 2 au 23 octobre 2019. Lauriane les accompagnera pendant ce séjour au programme chargé : rencontre avec l’historien spécialiste de l’histoire coloniale Pascal Blanchard (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pascal_Blanchard_(historien)), collecte de joncs (atelier de vannerie yagan) et visite du site mégalithique de Saint Just, rencontre avec Jean-Luc Nahel à Paris (responsable des relations internationales de la Conférence des Présidents d’Université), visite du Panthéon, rencontre avec l’équipe de la bibliothèque Brou de Dampierre de l’Université de Nanterre et consultation du Fonds Anne Chapman, animation et participation à des conférences, tables rondes et ateliers (vannerie yagan) à Bayonne et San Sebastian, puis retour à Paris pour la visite du Musée de l’Homme, la conférence dans le cadre du séminaire d’études ethnomusicologiques de Sorbonne Université (dirigé par Pr. François Picard), rencontre avec l’équipe dédiée à la conservation de la collection « Amériques » du Musée du Quai Branly, et enfin seconde consultation du Fonds Anne Chapman avant le retour à Nantes et le vol de retour à Ushuaia.

Pour compléter ces informations, quelques mots de Denis Laborde, organisateur du festival et responsable de la carte blanche donnée à Lauriane Lemasson (et de fait à ses informateurs) :

« Du 10 au 20 octobre : 10 films, 5 concerts, 14 rencontres et débats, 2 colloques, 3 expositions, 5 conférences, 1 spectacle de danse contemporaine, 7 stages et ateliers et le Grand Bal Tango du 18 au Gaztetxe. Et cette « cérémonie de résilience » au Musée Basque de Bayonne, le 12 octobre à 11 heures. Ce jour-là, des membres des peuples Selk’nams et Yahgans venus d’Ushuaia, de Rio Grande et de Puerto Williams, en Terre de Feu, racontent l’histoire de leurs peuples : les exploitations, les génocides, les zoos où leurs ancêtres furent exhibés et les restes humains dans les musées du monde. Gérard Collomb, ethnologue au CNRS, sera là pour les écouter. Et Lars Christian Koch viendra leur remettre, au nom des Archives sonores de Berlin qu’il dirige, les enregistrements réalisés entre 1907 et 1923 par les missions ethnographiques en Terre de Feu. Cette cérémonie se fait sous l’égide de l’UNESCO dans le cadre de l’Année Internationale des Langues Indigènes. À Bayonne, ce 12 octobre, la voix de leurs ancêtres sera restituée aux Selk’nams et aux Yahgans.

Vous êtes étonnés que tout cela se passe au prétexte de musique ? Souvenez-vous que la musique est un art de l’écoute et que cette capacité se doit d’être mise au service d’autres dispositifs. Comme sut le dire Florence Delay lors de la première édition du festival en 2014, « il faut savoir écouter pour pouvoir s’entendre ».

Alors voilà. Le festival Haizebegi n’a d’autre ambition que d’être un tiers terme qui catalyse des rencontres. Cela est vrai pour les Selk’nams et les Yahgans, cela est vrai aussi pour les si belles photos réalisées par Lauriane Lemasson en Terre de Feu et qui sont exposées dans le cloître de la Cité des Arts, cela est vrai pour les chercheurs brésiliens qui viennent présenter les documentaires sur l’immigration musicale au Brésil, cela est vrai aussi pour le travail de photographe que Jean-Marie Colin a effectué au Centre Atherbea qui accueille les blessés de nos mondes sociaux et cherche à favoriser leur réinsertion sociale. Les portraits de résidents qu’il a réalisés seront exposés sur les rives de l’Adour. Et par ce geste artistique unique, trace de l’implication de chacun dans sa propre histoire, ces personnes que nous avons nous-mêmes tellement de mal à apercevoir retrouvent une pleine visibilité dans l’espace public. La musique, un art de l’écoute.

Denis Laborde, Directeur artistique Haizebegi« 

Pour en savoir plus et connaître le programme détaillé du festival, rendez-vous sur le site https://haizebegi.eu

Le cap Horn, 400 années de légende (Le Figaro, 16/9/2016)

Par Guillaume de Dieuleveult

Publié le 16/09/2016 à 17:30, mis à jour le 26/09/2016 à 12:52

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Le cap Horn, 400 années de légende (Le Figaro, 16/9/2016) 6

EN IMAGES – Il y a quatre siècles un navire hollandais passait le cap le plus austral du globe et lui donnait un nom devenu symbole. Depuis la découverte du cap Horn, le vent et la mer ont tramé dans l’extrême sud de la Terre de Feu une histoire marine, grandiose et tragique. Voyage vers un caillou mythique.

La forêt magellanique est une dangereuse magicienne. Son chant attire à elle des voyageurs du monde entier et le philtre qu’elle leur administre est capable de changer l’enfer en paradis. Mais l’illusion ne fait généralement effet qu’un court instant, car la nature, dans ces parages, est singulièrement rétive aux charmes de l’enchanteresse. C’est ainsi qu’ayant débarqué dans la baie d’Ainsworth, au pied du glacier Marinelli, un des mille monstres froids qui, s’écoulant de la cordillère de Darwin, baignent les eaux glacées des canaux de Patagonie, par 55° de latitude sud, au cœur de ce fouillis d’îles par lequel le continent américain s’effrite dans l’océan Pacifique, un groupe de voyageurs modernes eut le sentiment d’avoir mis le pied au paradis: il faisait beau, des oiseaux gazouillaient dans le soleil. Au fond des bois, une falaise couverte de mousse laissait s’écouler, goutte à goutte, l’eau de la dernière averse dans une mare qui s’était formée à sa base. Cela donnait une musique d’une pureté absolue, comme un premier chant du monde. Là-dessus, les feuilles minuscules des coigües, les arbres patagons, laissaient passer suffisamment de lumière pour que du sol chauffé monte aux narines un parfum d’humus. Née de ces falaises, une rivière traversait la courte plaine séparant la forêt de la grève: sur ses berges poussaient des arbustes dont les fruits ressemblaient à des pommes miniatures, si petites qu’il aurait fallu à Adam et Eve en croquer beaucoup avant d’être expulsés de cet éden.

L’envoûtement dura le temps d’une promenade: dans l’après-midi, tout changea. En Terre de Feu, il suffit d’un nuage pour que cette beauté primitive de la terre laisse la place à un paysage d’une parfaite morosité: quelques heures plus tard, quand le Stella Australis quittait la baie d’Ainsworth, le ciel était devenu d’un gris insondable, un vent glacial se levait. Le navire, seul bateau d’expédition frayant dans ces parages, s’enfonçait dans un brouillard poisseux, entre deux séries de montagnes obscures, gluantes d’humidité, abritant une forêt compacte qui s’étalait jusqu’à l’eau verte du canal et qui, reculant lorsque la pente devenait trop abrupte, s’effaçait sur des rochers couverts de mousse orange, striés de cascades semblables à des voiles de mariée emportés par le vent.

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Le beau, écrit Rilke, n’est que le premier degré du terrible… A l’approche de l’île de Horn, sous des rafales dépassant les 130 km/h, la nature illustre superbement les paroles du poète. SFautre pour le Figaro Magazine

Naguère encore, la seule évocation de ce lugubre paysage faisait frissonner les marins les plus expérimentés: les innombrables récits de voyage dans cette région inamicale fourmillent de descriptions toutes plus catastrophiques les unes que les autres. Mais les canons de l’esthétique ont singulièrement changé: dans un monde surpeuplé, en voie de surchauffe, la désolation, la solitude et les glaces sont devenues belles aux yeux des hommes. La centaine de passagers présents à bord n’avait donc de cesse d’admirer ce paysage funeste et gigantesque. Ils avaient embarqué deux jours plus tôt à Punta Arenas, au Chili, dans ce confortable navire de la compagnie chilienne Australis. But de ce voyage au bout du monde: le cap Horn, lieu redoutable dont on fête cette année le 400e anniversaire de la découverte. Découverte étant à vrai dire un bien grand mot puisqu’il ne s’est jamais vraiment laissé approcher et que les marins qui le croisent depuis 1616 n’ont généralement qu’une hâte, c’est de le laisser bien loin derrière eux et au plus vite. Miracle de la technique, on peut désormais débarquer sur l’île de Horn: c’était le but du voyage. Depuis quelques années, un officier de la marine chilienne y vit en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, le courageux ermite ayant la noble tâche de surveiller le dernier caillou de l’Amérique. Comment peut-on vivre là? La rencontre avec l’Américain le plus austral du monde promettait d’être passionnante.

Embouquant le canal Magdalena, le Stella Australis s’apprêtait à naviguer toute la nuit dans le labyrinthe d’eau et de roches que composent les canaux de Patagonie. Hautes montagnes couvertes de glace, fjords profonds, récifs et écueils, tourbillons de vent: toujours plus au sud dans ces voies d’eau que les marins chiliens connaissent comme leur poche. Le solide navire ballotté par la longue houle du Pacifique lorsque, sortant du canal Cockburn, il quitte pour quelques heures l’abri des îles avant de se faufiler à nouveau entre deux murailles en direction du canal Beagle, lequel conduit à Ushuaia et à la baie de Nassau, dernière étape avant l’ultime confetti de montagnes émergeant de la mer. Là se trouve le cap Horn.

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Au sud de la grande île de Terre de Feu, sur la rive nord du canal Beagle, Ushuaia, la ville la plus australe du monde. SFautre pour le Figaro Magazine

L’été austral laisse peu de temps à la nuit. Au petit matin, alors qu’un soleil pâle brillait déjà dans un grand ciel délavé par le vent, le bateau se trouvait au pied de l’île de Horn. Bien plus grande que ne la dessinait l’imagination, elle était couverte d’une sorte de gazon vert émeraude qui brillait singulièrement dans la lumière. L’herbe se balançait harmonieusement, agitée par le vent terrible qui soufflait: 130 kilomètres-heure, force 12, la plus haute sur l’échelle de Beaufort qui l’assimile à un ouragan «au-delà du 40e parallèle»: de ce côté-ci, c’est chose courante, juste ce qu’il faut pour porter les pétrels géants, les albatros et les sternes arctiques qui jouaient à raser les falaises. A l’ouest, l’horizon était barré par une formidable muraille gris sombre que touchait du doigt un arc-en-ciel planté dans la mer. Des vagues courtes et dures battaient la coque du navire. Le vent leur enlevait des nuages d’écume: ils se mêlaient aux averses de grêle qui fouettaient brutalement le pont du bateau. Nul gardien de l’île à l’horizon: on pouvait simplement deviner sa petite maison blottie au pied du phare, imaginer l’homme avec sa femme et ses enfants, debout derrière la fenêtre de sa cuisine, une tasse de café fumant à la main, observant le lourd bateau qui tournait en rond au pied de son caillou. De peur qu’ils ne soient retournés par le vent, le capitaine décida de ne pas mettre les canots à la mer. Fidèle à sa terrible légende, le Horn se refusait aux visiteurs. Après l’avoir admiré, on alla prendre le petit déjeuner.

Etonnant contraste entre le confort du voyage et la rigueur de l’environnement qui, il y a quelques décennies, laissait déjà songeur Stefan Zweig. Dans la préface de la très belle biographie qu’il a consacrée à Magellan, l’écrivain viennois raconte que c’est dans l’ennui et le luxe d’une longue traversée de l’Atlantique à bord d’un paquebot que lui est venue l’idée de raconter la vie de l’illustre marin. «Rappelle-toi, écrit-il, dans quelles conditions on voyageait autrefois. Compare cette traversée avec celles des audacieux navigateurs qui découvrirent ces mers immenses.» L’ouvrage raconte comment la quête d’une route plus courte vers les îles aux épices poussa le navigateur portugais à convaincre le futur Charles Quint de lui confier une flotte de cinq navires. Persuadé qu’il existait un passage, quelque part au sud du continent américain, permettant de relier l’Atlantique au Pacifique, Magellan quitta Séville le 10 août 1519 en compagnie de 265 hommes dont peu connaissaient le vrai but du voyage, sinon qu’il durerait très longtemps…

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La compagnie chilienne Australis est une des seules à organiser des expéditions touristiques dans les canaux de Patagonie, jusqu’au cap Horn. Les descentes à terre sont fréquentes comme ici, au pied du glacier Pia. SFautre pour le Figaro Magazine

Son exploit accompli, Magellan alla mourir quelque part dans l’archipel des Philippines. Seuls 18 marins à bord d’un navire proche du naufrage parviendraient à relier Séville, le 6 septembre 1522. Le destin avait interdit à Magellan de recevoir en Europe le tribut du vainqueur. Le temps a réparé l’injustice: le nom de l’illustre marin est resté accolé au détroit qu’il a découvert. L’histoire maritime de la Terre de Feu pouvait commencer. Elle ne manquerait pas de panache, car ici croiseraient les navigateurs les plus intrépides.

Mais la difficulté des conditions de navigation allait considérablement ralentir le travail d’exploration de la région: il faudra attendre plusieurs siècles avant que les canaux de Patagonie soient correctement cartographiés. En 1578, le pirate anglais Francis Drake voguera dans les parages. Découvrant qu’il n’y avait pas de continuation terrestre entre la Terre de Feu et les terres australes, il franchira en premier le passage qui sépare les continents américain et antarctique. Quelques années plus tard, le 14 juin 1615, deux navires hollandais quittaient la rade du Texel. Affrétés par la Compagnie Australe, basée dans la ville de Hoorn, ils étaient commandés par Jacob Le Maire, le fils du fondateur de l’entreprise et Willem Schouten. Les marins avaient pour mission d’ouvrir une nouvelle voie maritime qui éviterait le détroit de Magellan, alors soumis à une restriction imposée par leur grand concurrent: la toute-puissante Compagnie néerlandaise des Indes. Huit mois plus tard, Willem Schouten franchissait le passage de Drake. Croisant au large de la dernière île de Terre de Feu, il lui donna le nom de Hoorn, double hommage à la cité où avait été conçue son expédition et au bateau qui l’avait accompagné jusque-là, la patache Hoorn ayant disparu dans les flammes quelques jours plus tôt.

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Le renard de Magellan est particulièrement adapté à la rudesse de la vie dans ces terres australes. SFautre pour le Figaro Magazine

Parmi les centaines d’expéditions qui allaient se succéder au fil des siècles, il faut garder en mémoire celles de Fitz Roy. Le capitaine britannique allait se rendre à deux reprises en Terre de Feu à bord du célèbre Beagle. En 1826, puis en 1832, en compagnie du naturaliste Charles Darwin, qui allait trouver dans l’observation des Indiens yaghans une confirmation de sa théorie de l’évolution des espèces. En 1882, c’est l’aviso français La Romanche qui se rendit là, dans le cadre d’une expédition scientifique dans les mers australes. Parallèlement, le passage de Drake s’imposait comme une des premières routes commerciales du monde. En 1892, plus de 1 200 voiliers croisaient le cap Horn: tout à leur course de vitesse, les grands clippers évitaient les tortueux canaux de Patagonie. Mais la navigation restait particulièrement périlleuse: en 1905, on dénombrait 53 naufrages au large du ténébreux rocher. C’est dire si l’ouverture du canal de Panamá, en 1914, fut accueillie avec soulagement. En 1949, le Pamir, vaisseau allemand, fut le dernier voilier de commerce à franchir le cap Horn. Fin de l’histoire. Après une courte éclipse qui l’avait placée au carrefour du monde, la Patagonie pouvait reprendre la place qui lui revenait dans l’ordre naturel des choses: loin de tout.

Une autre histoire, littéraire celle-ci, pouvait commencer. Les écrivains ferment souvent la marche des explorateurs. Dans les années 50, alors qu’il naviguait dans le détroit de Magellan, Jean Raspail fit une rencontre qui, raconte-t-il, allait déterminer son existence: un canot de bois avec, au fond, quelques silhouettes massées autour de trois braises scintillant dans le brouillard. C’étaient sans doute les ultimes Kaweskars: les «hommes», comme ils s’appelaient eux-mêmes, les derniers Indiens de canots. Restés bloqués à l’âge de pierre, ils ne survécurent pas à la rencontre de l’homme moderne. Raspail leur a livré un magistral hommage dans son livre Qui se souvient des hommes… Aujourd’hui, les hommes ont disparu. Quelques descendants, métisses d’Indiens et de marins européens, tentent vaguement de se réapproprier une culture dont le sort fut scellé le jour où un de leurs ancêtres vit passer, depuis son rocher, les bateaux de Magellan. Et pour les voyageurs qui aboutissent aujourd’hui dans l’ancien royaume de ces ombres, il ne reste plus qu’à songer, en contemplant l’eau sombre des fjords et les plages de galets où ils vivaient jadis, à l’étrange destin de ce peuple. Ces lieux s’y prêtent particulièrement bien.

https://www.lefigaro.fr/voyages/2016/09/16/30003-20160916ARTFIG00256-le-cap-horn-400-annees-de-legende.php