Vagues, vents, animaux… En Patagonie, elle collecte les sons d’un monde oublié (Géo Aventure, par Sébastien Desurmont, 6 mars 2020)

https://www.geo.fr/aventure/vagues-vents-animaux-en-patagonie-elle-collecte-les-sons-dun-monde-oublie-198494

Ethno-acousticienne, Lauriane Lemasson se passionne pour les relations que tissent les peuples avec leur environnement sonore. Un métier qui la pousse à défier, micro en main, les rudes étendues de Patagonie. Avec un objectif : mieux comprendre les dynamiques de peuplement et les sources d’inspiration culturelles des Amérindiens qui occupaient ces confins avant d’être décimés.

Un pays de silence et d’espaces infinis. Dans cette pampa de la Patagonie argentine qui s’étale comme si elle ne devait jamais s’arrêter, les hommes sont rares et peu bavards. Inutile de demander sa route. Car, à part quelques moutons hirsutes qui semblent eux-mêmes se demander ce qu’ils fichent là, il n’y a plus âme pour répondre en ces lieux.

De toutes les façons, en deçà des 53° Sud, une fois passé le remuant détroit de Magellan, il n’existe guère qu’une seule vraie route terrestre sur ce gigantesque archipel qu’est la Terre de Feu : la Ruta n° 3, ruban couleur réglisse serpentant du nord au sud pour relier le bourg de Rio Grande au port d’Ushuaia. Pour le reste, cet antipode parmi les moins peuplés du cône sud-américain se résume à de vastes steppes tavelées de lacs sombres, des montagnes imprenables et des forêts jetées aux marges de l’océan.

Tout à pied

Et pour ne rien arranger, partout, des arbustes tarabiscotés, à demi-couchés, torturés par les bourrasques, des broussailles indémêlables, des lignes de barbelés rouillés et d’interminables barrières qui semblent se liguer pour fermer l’accès aux immenses estancias privées quadrillant encore la majeure partie de ce territoire. Voilà pour le décor : un vide aussi sidérant qu’hostile. Et pas de comité d’accueil.

C’est pourtant dans cette contrée compliquée que Lauriane Lemasson, 30 ans, a choisi de se perdre, seule, des mois durant, uniquement à pied et en dehors de la grande route balisée. Cette jeune bretonne au caractère bien trempé a enjambé les obstacles et les interdits histoire d’aller « là où personne ne va plus », à l’exception des gauchos. Bref un vagabondage en bonne et due forme. Et en autonomie complète, harnachée d’un sac à dos de 25 kilos dans lequel Lauriane a fait entrer son réchaud à essence, des provisions lui permettant de tenir sans ravitaillement entre sept et dix-neuf jours selon la durée des déplacements, sa toile de tente, son duvet, son fidèle appareil photo Leica, ses carnets de notes, mais surtout une kyrielle de micros et d’instruments d’enregistrement.

Une boussole et une carte

Oubliant régulièrement de se chercher un abri pour le soir – « de toutes les façons, bien souvent, il n’y en avait pas », se souvient-elle – notre marcheuse infatigable n’avait même pas de GPS lors de sa première échappée, juste une boussole et une bonne vieille carte au 750 000e. Objectif de ses sorties à la dure ? « Capter les sons des paysages patagons », répond-elle très sérieusement. Drôle de quête, étrange programme.

Car ici, à part les rafales qui sifflent parfois à vous en rendre sourd, mutisme et contemplation sont de mise. « Très vite, on s’aperçoit que cet espace est habité par mille petits bruits qui esquissent bel et bien ces paysages sonores que je traque », reconnaît Lauriane. De timides cris d’oiseaux, le grincement plaintif des arbres dans la tempête, le grognement des lions de mer, le craquement lointain des glaciers… Le moindre écho devient pour notre exploratrice une manière de compagnie.

Violence des éléments

« Lors de mon premier voyage à travers la Grande Ile de Terre de Feu, se souvient- elle, sur un total de trois mois et demi de pérégrination, je n’ai croisé, en dehors des zones urbaines, que trois personnes : deux estancieros, des employés des élevages qui n’en revenaient pas de voir une Française se balader seule dans les parages, et un vieil Argentin, un retraité avec qui je suis devenue amie. Aujourd’hui décédé, ce dernier vivait isolé et m’a accueillie chez lui sans hésitation un jour de très mauvais temps… »

Pluie, neige, tempête, grand soleil, chaleur harassante ou frimas remontant de l’Antarctique… Cette région a toujours affronté la violence des éléments et ses sortilèges. Avant sa découverte par l’Occident, lors de l’expédition de Magellan en 1512, sur les portulans médiévaux, on résumait d’ailleurs le coin en quelques indications incertaines : « brouillards », « fin du monde », « anti-terre ». Mais il en faut plus pour dérouter notre baroudeuse. Car Lauriane n’est pas qu’une aventurière. Et encore moins un genre de Don Quichotte au féminin, courant derrière d’impossibles moulins.Dans la baie de Tres Bazos, un des rares moments d’accalmie en trois mois d’expédition. Le soir même, la tempête fera rage. © Lauriane Lemasson

Une thèse en ethnomusicologie et acoustique

Doctorante à la Sorbonne, elle mène ses explorations sonores dans le cadre d’une très sérieuse thèse pluridisciplinaire en ethnomusicologie et acoustique. Un travail de recherche inédit qu’elle a entamé à partir de 2011 et qui s’appuie sur une intuition de départ qu’elle vérifie au fil de ses incursions en Terre de Feu : « Mes explorations entre Rio Grande et Ushuaia, dans la réserve provinciale Corazón de la Isla, près du lac Fagnano, ou encore sur le canal de Beagle et à travers la réserve de biosphère du cap Horn reposent sur une conviction. Les sons des lieux peuvent encore nous apprendre des choses sur les peuples amérindiens qui les ont occupés jadis. A condition d’écouter attentivement ce qu’ils ont à nous dire », détaille-t-elle. De même que chaque recoin de la planète possède son odeur particulière, ses couleurs et ses températures, une ambiance tient aussi à l’acoustique.

«Chacun a pu en faire l’expérience, souligne la scientifique. Selon que vous soyez devant une montagne, dans une forêt, dans un désert ou au centre d’un théâtre antique, le paysage sonore influence la façon dont on occupe et perçoit un lieu. C’est cela que j’essaie de comprendre en y ajoutant le filtre de l’histoire, de la géographie et de l’anthropologie.» Partant de là, analyser la dimension acoustique d’un site archéologique, d’un ancien campement amérindien ou encore d’un sanctuaire dans lequel se déroulaient jadis des rituels chamaniques permet de mieux en expliquer le passé, voire de reconstituer une partie de l’environnement et de la culture de ceux qui y vécurent.

Micro en main, oreilles à l’affût

L’universitaire a parcouru plus de 2 000 kilomètres à pied. Avec pour simple Graal le souhait de réentendre la rumeur des premiers peuples fuégiens, ces autochtones patagons qui sont aujourd’hui de parfaits inconnus pour le grand public. «La plupart des livres et des articles à leur sujet affirment que ces Amérindiens arrivés en Terre de Feu il y a plus de 10 000 ans ont disparu depuis belle lurette, s’insurge Lauriane. Or, dès mon premier voyage, j’ai compris que la réalité était tout autre : des descendants de ces peuples indigènes exterminés par les colons européens ou assimilés de force à la culture hispanique sont encore bien vivants, que cela soit en Argentine ou au Chili. Pas plus que leur culture et leurs langues, menacées certes de disparition imminente à force d’être bafouées, n’ont été effacées des mémoires.»Ici , les vestiges d’une hutte cérémonielle. Les Selknams auraient choisi l’emplacement en fonction des propriétés acoustiques du lieu. © Lauriane Lemasson

A partir de ce constat, la quête de la jeune chercheuse prit un tour plus urgent encore. Soutenue dans ses recherches par l’ethnologue et explorateur arctique Jean Malaurie, figure mythique de l’aventure en terre extrême, Lauriane multiplia les prises de sons et les tests acoustiques. Elle débusqua, sur ce territoire désormais vidé de ses premiers occupants, des campements oubliés, ainsi que 2 500 emplacements de huttes. Elle reconstitua même les anciens toponymes, en langue amérindienne, de ces lieux qui n’avaient plus pour noms que ceux que leur avaient donnés les Espagnols. Tout ce travail de fourmi permet aujourd’hui à Lauriane d’avancer que dans ces sociétés ancestrales, entièrement tournées vers la nature, les chants chamaniques et les rites s’inspiraient principalement des sons émis par les animaux, les arbres, les vagues, les vents…

A la rencontre des Yagans

L’ethno-acousticienne est aussi partie à la rencontre des derniers locuteurs des langues yagan, haush ou selknam, en Argentine et au Chili. De quoi redonner vie à ce que racontaient au début du siècle dernier les rares anthropologues à s’être intéressés à ces indigènes. Tel le missionnaire Martin Gusinde qui, dans les années 1920, oublia vite sa mission évangélisatrice pour s’immerger avec passion dans le quotidien des tribus. En 2018, lors d’un nouveau voyage, c’est précisément vers les Yagans étudiés par Gusinde que Lauriane décida d’orienter ses recherches. Cap cette fois sur le canal de Beagle (Onashaga en langue yagan). A l’inverse des chasseurs-cueilleurs que furent les Selknams et les Haushs, les Yagans, eux, vivaient sur l’eau. Des nomades des canaux, se déplaçant sur de longues pirogues et se nourrissant surtout de la récolte de coquillages, lesquels étaient, selon les récits anciens, extraits des profondeurs glaciales par des femmes plongeuses quasi nues… Changement d’ambiance. L’expédition se déroule cette fois dans une Terre de Feu maritime, remuante et plus venteuse encore que les fois précédentes. L’Atlantique et le Pacifique s’y rencontrent frontalement, ce qui produit souvent des conditions météo dantesques.La région autour d’Ushuaia (Argentine) faisait partie du ter- ritoire yagan. Lauriane y réalise un enregistrement sur le site d’un ancien campement, identifiable grâce à des amas de coquillages. © Lauriane Lemasson

Un peu plus au sud du canal de Beagle se trouve le point de passage du cap Horn, réputé pour être la «patrie officielle du mal de mer»… Et puis, il y a ces fameuses caletas, des fjords aux côtes spongieuses et aux arbres couverts de longs cheveux de lichens, des replis creusés il y a des millénaires par les glaciers. Ces labyrinthes sinuent en allant vers l’ouest, après Ushuaia, puis le long de la façade pacifique de la Patagonie chilienne et jusqu’à l’archipel de Chiloé. «La navigation est le seul moyen si l’on veut accoster sur les îlots et les criques qui essaiment un peu partout, rappelle Lauriane. Mon idée première était de déambuler en canoë à la manière des Yagans, mais techniquement l’expédition était trop complexe et très risquée.» Elle s’embarque donc comme équipière sur un voilier avec une famille française, pour une croisière de trois mois. Approvisionnement et appareillage à Ushuaia, puis traversée des eaux frontalières hautement surveillées par l’armada chilienne pour une première escale dans le port le plus austral du monde : Puerto Williams, sur l’île chilienne de Navarino, un haut lieu de la cul­ture yagan. De là, cap à l’ouest pour zigzaguer à travers les deux bras du Beagle et explorer les rives à pied afin d’y recenser les campements.

Pour ce périple, l’acousticienne a amélioré ces outils d’investigation sonore. Des micros capables d’enregistrer dans toutes les directions, des enre­gistreurs derniers cris, des protocoles millimé­trés et… une simple boîte en bois ! Acheté dans une quincaillerie d’Ushuaia, l’objet est au format d’un car­ton de chaussures. En tapant sur son couvercle, comme sur un tambour, il produit un bruit sec et fort, lequel résonnera dans le vide. De quoi tester l’écho d’un lieu et analyser la circulation du son dans un site donné. Inspiré du protocole élaboré en 1967 par François Canac (un scientifique français ayant travaillé notamment sur l’acoustique des amphithéâtres romains), ce genre de test avec une boîte permet de mieux comprendre les sites occupés jadis par les premiers habitants.

Une découverte cruciale

Après avoir quitté le bateau, Lauriane est de retour dans les steppes pour deux mois encore de recherche solitaire. Puis, en avril dernier, lors de sa dernière expé­dition, c’est au centre de la Grande Ile de Terre de Feu qu’elle fait sa découverte la plus importante. Direction le site Ewan I, autrefois utilisé par les Selknams pour le rituel initiatique des jeunes adultes dit du Hain. Etudié par le laboratoire d’anthropologie et d’archéologie du Cadic (Centre austral d’investigations scientifiques d’Ushuaia), le lieu abrite une hutte cérémonielle toujours sur pied et datée de 1905. «Là, raconte Lauriane, j’ai pu procéder à des tests acoustiques pour comprendre l’emplacement de cette hutte. Situé en lisière d’une ancienne clairière, Ewan I fonctionne en effet comme un amphithéâtre où les sons (chants, paroles, cris) sont absorbés, conduits ou déviés par le relief. Il est probable que ces effets ne relevaient pas d’un hasard mais étaient considérés dans le choix du lieu du rituel pour en assurer le bon déroule­ment.» De quoi éclairer d’un jour nouveau la thèse uni­versitaire de l’acousticienne. «On pourra demain expliquer d’autres lieux sacrés en analysant la façon dont ils résonnent», s’enthousiasm­e t-elle en pensant déjà à son prochain voyage. Il sera pour bientôt, et peut-­être à bord de son propre petit voilier. «Je rêve de traverser l’At­lantique», souffle notre Bretonne. Avant de mettre, à nouveau, le cap au sud. Vers ce pays fuégien qui a encore tant de nuances sonores à lui murmurer.

➤ Pour jeter une oreille aux sons récoltés par Lauriane, rendez-vous dans la vidéo ci-dessus.

➤ Plus d’infos sur son site internet et sa page Facebook.

➤ Elle collecte les sons d’un monde oublié, reportage complet à découvrir dans le magazine GEO Aventure d’octobre-décembre 2019 (Vive la vie en van !)

Haizebegi 2019 : Mirtha Salamanca : “Travailler pour récupérer ce qui nous appartient » (InfoFueguina, 13 de noviembre, 2019 « Trabajar para recuperar lo nuestro”)

Haizebegi 2019 : Mirtha Salamanca : “Travailler pour récupérer ce qui nous appartient » (InfoFueguina, 13 de noviembre, 2019 « Trabajar para recuperar lo nuestro”)

Mirtha Salamanca faisait partie d’une délégation de membres des peuples Shelknam et Yagan, qui se sont rendus en France pour mener différentes activités. Elle a raconté les conférences et réunions auxquelles ils ont participé et a souligné l’importance de « récupérer ce qui nous appartient ». Elle a également exprimé un regard critique sur le travail d’Anne Chapman avec son arrière-grand-mère, Lola Kiepja.

« L’invitation personnelle était due à la lignée de Lola Kiepja, mon arrière-grand-mère. J’y suis allé avec deux frères du peuple Yagan, Víctor Vargas d’Ushuaia et José González Calderón de Puerto Williams, et nous sommes restés environ 20 jours très intenses. Nous avons participé au festival auquel ils nous ont invités, organisé depuis six ans, où il y a de la musique et où différents sujets sont abordés », a déclaré Mirtha Salamanca, membre du peuple Shelknam.

Dans des déclarations à l’émission de radio « Desde las Bases », elle a déclaré que « dans ce cas, le thème était les peuples indigènes. La grande surprise, pour ceux qui étaient présents, a été qu’il y avait des shelknam et des yagans, car la version officielle était qu’il n’y en avait plus. A partir de là, l y a eu des autorités très importantes, nous avons visité les musées, c’était un précédent très important et nous allons continuer parce qu’il y a beaucoup à faire », a déclaré Salamanca.

Plus tard, elle a mentionné que « la connexion a été faite par Lauriane Lemasson, que j’ai rencontrée à Punta Arenas grâce à une invitation que m’avait adressée l’université et ensuite je l’ai rencontrée. Ce fut une grande surprise, elle fait un travail magnifique sur ce qui a à voir avec la toponymie de l’île, avec les sons de la nature, et ce travail a également été exposé au cours de ces journées », a souligné la membre du peuple Shelknam.

Prévoyant que la scientifique française « est sur le point de revenir en Terre de Feu, nous allons donc continuer à travailler. C’est très courageux, car cela sert à récupérer ce qui nous appartient. En France nous avons été en contact avec des étudiants universitaires, nous avons pu voir les archives d’Anne Chapman. J’ai pu voir quelques chroniques, c’est quelque chose avec lequel nous devons beaucoup travailler, nous devons profiter de cette opportunité », a déclaré Mirtha Salamanca.

Puis elle a commenté qu’ils donnaient également « des conférences dans une université en Espagne, nous avons pris contact avec le directeur du musée de Berlin. C’est vraiment une activité qui nous a laissé beaucoup de choses et nous avons pu faire une demande concernant le retour des restes humains qui se trouvent dans ces musées », a-t-elle confirmé.

Critiques pour Anne Chapman

Dans le même sens, elle a mentionné que lors des entretiens, ils ont évoqué « ce qu’était le zoo humain, car c’était un exemple clair de racisme. Nous savons ce qui est arrivé à notre peuple et nous avons pu le dénoncer là-bas », a-t-elle fait remarquer. Plus tard, à propos du travail d’Anne Chapman, elle le remet en question et déclare : « Je dis toujours que mon opinion, en tant que membre de la famille, est celle d’un désaccord avec ce qui a été fait avec ma grand-mère. »

« Beaucoup disent que cela servait à protéger quelque chose de ma grand-mère, mais j’aurais préféré qu’elle n’ait rien laissé. Parce que nous savons que les chants chamaniques étaient privés, ce disque n’aurait pas dû exister et a également été utilisé à mauvais escient. Vraiment pour nous, en tant que famille, c’est quelque chose de très triste. Je considère qu’Anne Chapman est venue avec tout le matériel, avec tout l’argent, ma mère, par exemple, n’a pas voulu l’accueillir parce qu’elle ne nous respectait pas », a déclaré l’arrière-petite-fille de Lola Kiepja.

Elle raconte que lorsqu’elle et sa famille se sont présentés à l’anthropologue franco-américaine, « elle a répondu qu’elle n’allait pas nous aider, parce qu’elle avait travaillé avec « les vrais ». Ne connaissant pas notre lignée et notre appartenance, les gens ne savent pas que derrière ces archives se cache une histoire très cruelle. Elle a même dit que Lola avait eu « 12 enfants, six purs et six impurs », qu’est-ce que cela veut dire ? Elle n’avait aucun respect pour la famille », a insisté Salamanca.

Un peuple outragé et la nécessité de récupérer l’histoire

Au cours de l’interview, elle a déclaré : « Nous savons que notre peuple a été violé, maltraité, nous devons donc avoir un peu de respect pour cette histoire. Nous sommes un peuple qui reste silencieux, mais nous combattons et travaillons. Nous avons découvert un documentaire dans lequel apparaissaient des images de nous dont nous ignorions l’existence. Pris sans aucune autorisation, nous avons beaucoup de choses à sauver, beaucoup de choses sur lesquelles travailler », a-t-il prévenu.

Il a indiqué que « quelque chose de différent peut être fait, je dis toujours que nous avons un État absent. Nous avons une entité de contrôle qui est l’Institut national des affaires autochtones, mais nous devons d’abord dire que nous ne sommes pas un problème. Il semble que nous devons être à leur merci, nous avons nos lois qui doivent être respectées », a-t-il affirmé.

Mirtha Salamanca a déclaré que parfois « c’est très regrettable, nous pensons que dans les écoles, il faut toujours dire la vérité. C’est pourquoi je dis que nous sommes vivants, je pense que nous devons raconter ce qui est arrivé à notre peuple, avec la soi-disant conquête qui était en réalité une invasion de notre peuple et de tous les peuples d’Amérique. »

« Parce que nous sommes un peuple préexistant et qu’ils nous ont tout pris, ils nous ont pratiquement imposé leurs lois. Je respecte l’hymne, le drapeau, mais ils nous ont été imposés. Nous avions les haruwen, nos groupes familiaux. Nous vivions librement, dans la nature, en harmonie, puis tout s’imposait. Nous devons travailler dur là-dessus, essayer de récupérer notre culture et dire la vérité. C’est l’activité que nous envisageons », a conclu le représentant du peuple Shelknam.

Photo: Facebook Lauriane Lemasson

Source : https://www.infofueguina.com/tu-ciudad/rio-grande/2019/11/11/mirtha-salamanca-trabajar-para-recuperar-lo-nuestro-42827.html Traduit de l’espagnol apr l’association Karukinka

Des objets inconnus apparaissent dans la sépulture d’un enfant Selk’nam en Terre de Feu (Agencia SINC, 23/10/2019)

Dans la Bahía Inútil (Chili) une équipe de scientifiques a découvert une sépulture infantile appartenant à la culture Selk’nam, avec des caractéristiques uniques. Le trousseau qui l’accompagne présente des objets méconnus, ainsi que des objets funéraires inhabituels dans cette région.

Article paru en espagnol et traduit par l’association Karukinka. Titre original (espagnol) : « Aparecen objetos desconocidos en la sepultura de un niño Selk’nam en Tierra del Fuego »

Aparecen objetos desconocidos en la sepultura de un niño Selk’nam en Tierra del Fuego

Couples mandibulaires de guanacos adultes faisant partie du mobilier funéraire unique / Photos fournies par Thierry Dupradou

Le peuple Selk’nam de la Terre de Feu était une tribu qui vivait à la pointe sud de l’Amérique du Sud. Elle était composée de chasseurs-cueilleurs nomades qui subsistaient à l’origine grâce aux guanacos sauvages, aux oiseaux, aux rongeurs, aux coquillages et aux pinnipèdes (phoques, otaries et morses) qu’ils chassaient. Au début du XXe siècle, les maladies infectieuses et un génocide perpétré par les colons britanniques, argentins et chiliens en ont anéanti la plupart.

Avec leurs voisins, les Haush, cette tribu était l’un des rares groupes de chasseurs-cueilleurs d’Amérique dont les moyens de subsistance étaient limités à une seule île. Ses archives archéologiques sont abondantes, mais on sait peu de choses sur ses pratiques mortuaires.

Une étude internationale, dirigée par l’Université de Magallanes à Punta Arenas (Chili), avec la participation de l’Institut de biologie évolutive (UPF-CSIC), a décrit l’enterrement d’un enfant de cette tribu aux caractéristiques uniques, située à Bahía Inútil. La datation au radiocarbone situe la sépulture au début de la période postcolombienne.

« Ni en Terre de Feu, chilienne ou argentine, un trousseau similaire n’avait pas été trouvé aux côtés des restes humains de chasseurs-cueilleurs terrestres. Les biens étaient beaucoup plus simples, mais en général il s’agissait de sépultures d’adultes », explique à Sinc Alfredo Prieto, chercheur à l’Université de Magallanes, qui a dirigé l’étude publiée dans la revue The Journal of Island and Coastal Archaeology.

Dans l’ouvrage, Prieto et son équipe décrivent les matériaux archéologiques trouvés à côté du squelette d’un enfant très bien conservé. Ce qui frappe, ce sont les objets funéraires qui l’accompagnent, inhabituels dans cette région.

« Il existe plusieurs éléments mystérieux dont nous ignorons l’utilité. On ne sait même pas s’il s’agit de copies ou d’outils utilisés à l’époque. Il peut s’agir par exemple de reproductions d’outils en bois qui n’ont jamais survécu. Nous ne pouvons rien oser là-dessus non plus. Certains d’entre eux simulent des outils familiers, comme des pinces à feu. D’autres, comme les boules à rainures ou les outils en pierre, on sait qu’ils ont été utilisés », ajoute le scientifique.

Lugar del hallazgo junto a la costa de la Bahía Inútil, Tierra del Fuego / Universidad de Magallanes

Crâne d’enfant. Il apparaît brisé suite à son émergence du tombeau qui avait été érodé / Photo fournie par Thierry Dupradou

Os regroupés par paires

Les restes de l’enfant étaient accompagnés de modèles uniques d’objets en os. Il s’agissait principalement de fragments de becs de manchots royaux (75 % des restes) et de mâchoires de guanaco disposés par paires pour ressembler à des becs, ce qui est inhabituel et jamais observé auparavant dans d’autres tombes. Le manchot royal fait partie de la mythologie Selk’nam.

L’abondance, la densité et la diversité des tombes témoignent d’un ensemble matériel et culturel complexe, ainsi que d’un savoir-faire technique jusqu’alors inédit chez ce groupe de chasseurs-cueilleurs.

« Les paires de mâchoires du guanaco sont remarquables. Elles sont apparues ensemble par paires et l’une d’entre elles possède même des preuves d’amarrage. En raison du type de coupe et de la taille, il semble que leur fonction était de les utiliser comme becs, ce qui est très étrange », explique Prieto. On ne trouve rien de tel dans la littérature archéologique, nulle part dans le monde.

Ils ont également trouvé des matières premières lithiques, légèrement gravées, ce qui est relativement rare dans ces sites. Beaucoup de ces éléments n’avaient jamais été observés dans les archives archéologiques ou ethnographiques de la Terre de Feu.

« Une étrange pièce évoquant une navette révélerait des techniques de tissage de filets, mais c’est le seul fragment dont la forme semble induire une fonction. De plus, toutes les pièces sont des ensembles de paires structurelles ; entre le pointu et le fissuré, ou entre l’ouvert et le fermé, constitués de matériaux divers. Comme nous perdons l’intégrité du placement initial, nous ne savons pas vraiment s’ils faisaient partie de « mécanismes » plus vastes », poursuit-il.

« Il existe plusieurs éléments mystérieux dont nous ne connaissons pas l’utilité », explique Alfredo Prieto.

 

Une génétique particulière

Selon les archives archéologiques, il semble que la population de Selk’nam dépassait à peine 1 500 personnes, sur un territoire de près de 48 000 km2. De plus, jusqu’à présent, les scientifiques ne peuvent pas déterminer si ces individus étaient les descendants directs des premiers groupes qui ont peuplé l’île, ou s’ils sont arrivés plus tard.

Les restes humains de l’enfant révèlent qu’ils appartenaient à un jeune adolescent dont l’alimentation était majoritairement terrestre. Les analyses ostéologiques n’ont montré aucun problème osseux ni pathologie, suggérant qu’il s’agissait d’un individu sans aucune anomalie. « Nous ne connaissons pas les causes du décès », ajoute l’expert.

Les informations ethnographiques indiquent que les décès d’enfants non dus à des accidents étaient incompréhensibles pour les Selk’nam, qui les imputaient généralement à un chaman d’un groupe ennemi et encourageaient les actes de vengeance.

Une autre particularité de cette découverte est qu’elle fournit la première preuve génétique du sous-haplogroupe mitochondrial D1g5 dans la population Selk’nam de la Terre de Feu. Ce fait pourrait indiquer que ses origines remontent à la première vague de colonisation humaine de l’Amérique du Sud.

« L’haplotype mitochondrial D1g5 n’a été décrit qu’en 2012, en partie parce qu’il a une répartition assez restreinte dans le sud de l’Amérique du Sud. Localement, dans le sud du Chili et en Patagonie, cela peut être assez courant. On estime qu’il a environ 15 000 ans, c’est-à-dire le résultat de l’arrivée de certains des premiers colonisateurs de l’Amérique et de leur dispersion ultérieure dans tout le cône sud », explique Carles Lalueza Fox, chercheur à l’Institut de biologie évolutive. à Sinc ( UPF-CSIC) et co-auteur de l’étude.

Lugar del hallazgo junto a la costa de la Bahía Inútil, Tierra del Fuego / Universidad de Magallanes

Lieu de découverte à côté de la côte de Bahía Inútil, Terre de Feu / Universidad de Magallanes

C’est la première fois qu’il est décrit en Terre de Feu, mais cela concorde avec la possibilité qu’il y ait eu des contacts avec les populations locales au nord du détroit de Magellan. « Cela correspond également aux indications de restes marins, puisque l’enfant a été retrouvé sur la côte du détroit et bien que les Selk’nam étaient des chasseurs-cueilleurs terrestres, cela indiquerait moins d’isolement que ne le supposent les témoignages ethnographiques et plus de contacts avec les populations voisines, « , argumente Lalueza Fox.

Son équipe séquence actuellement certains génomes d’autochtones de la Terre de Feu pour les intégrer dans le contexte de la diversité génomique du continent américain. « Il est possible que nous trouvions des preuves de sélection naturelle et d’adaptation au froid dans certains gènes liés au métabolisme », conclut-elle.

Seuls cinq autres haplogroupes d’ADNmt ont été découverts jusqu’à présent dans des échantillons provenant d’anciennes populations de cette région : celui de cet enfant Selk’nam, deux Yamana et deux Kawesqar.

Interaction avec d’autres cultures

L’enterrement témoigne d’interactions de grande envergure avec d’autres cultures, tant sur le continent qu’ailleurs sur l’île. Leurs voisins immédiats étaient d’autres groupes nomades, deux maritimes (Yamana et Kawesqar) et deux terrestres (Haush sur l’île et Aonikenk sur le continent).

Les Selk’nam n’étaient pas des marins, donc tous les objets de ce type trouvés dans la sépulture proviendraient de l’extérieur de la Terre de Feu, obtenus auprès de leurs voisins proches.

L’équipe séquence actuellement certains génomes des peuples autochtones de la Terre de Feu.

Les contacts directs et indirects avec ces groupes seraient cruciaux pour avoir accès à des animaux et à des matières premières exotiques, comme par exemple le nandou de Darwin (Rhea pennata), l’obsidienne verte ou les restes du mollusque D. magellanicum trouvés dans les sites de cette région. .

Le nandou de Darwin a disparu de la Terre de Feu à la fin du Pléistocène, et sa présence parmi les tombes signifie qu’il a probablement été importé de la steppe continentale.

De l’obsidienne avait déjà été découverte à Bahía Inútil, non loin de ce lieu de sépulture. D. magellanicum habite les profondeurs marines du détroit de Magellan et a probablement été collecté par voie maritime dans des bateaux. « Les Selk’nam n’étaient pas des marins », souligne Prieto.

Cet enterrement offre une fenêtre unique pour découvrir des aspects jusque-là inconnus de la société Selk’nam.

Référence bibliographique :

Alfredo Prieto et al. “A Novel Child Burial from Tierra del Fuego: A Preliminary Report”. The Journal of Island and Coastal Archaeology

Source : https://www.agenciasinc.es/Noticias/Aparecen-objetos-desconocidos-en-la-sepultura-de-un-nino-Selk-nam-en-Tierra-del-Fuego

« La musique ouvre sur tous les univers de culture » par Fabien Trécourt (Le Journal du CNRS, 10/10/2019)

La sixième édition du festival Haizebegi, consacré aux « mondes de la musique » et aux sciences sociales, s’ouvre aujourd’hui à Bayonne. Pour son directeur, l’anthropologue Denis Laborde, l’étude des œuvres et des façons de faire de la musique offre un éclairage crucial sur les rapports sociaux.

Vous avez créé en 2014 à Bayonne un centre de recherche sur les musiques du monde (ARI) et le festival Haizebegi, qui mélange musique et recherche. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce festival ?
Denis Laborde1 : En langue basque, « haize begi » signifie « regard du vent ». La musique, comme le vent, ignore les frontières et porte témoignage. Elle dit quelque chose de celles et ceux qui la font, et elle constitue une magnifique porte d’entrée sur tous les univers de culture. Ce festival, que nous avons créé avec mes doctorants de l’EHESS, est unique en son genre. Il conjugue les sciences sociales (conférences, débats, colloques, publications) et la musique (concerts, films, expositions, danse).
 
Pour cette sixième édition, qui se déroulera jusqu’au 20 octobre, nous accueillons des musiciens syriens, cubains, argentins, kanaks, et des créateurs basques qui seront à l’honneur avec Rain of Music, un invraisemblable opéra pour robots, à la pointe des nouvelles technologies et composé dans le cadre d’un projet scientifique international. Nous accueillons aussi des Selk’nam et des Yagán de l’extrême sud de la Patagonie, grâce à l’ethnomusicologue Lauriane Lemasson qui leur consacre sa thèse. Ils viennent d’Ushuaïa, de Puerto Williams et du Cap Horn ; leurs ancêtres ont été exhibés dans des « zoos humains » lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889, ou encore vendus aux enchères à Punta Arenas en 1895.

Pour évoquer cette mémoire douloureuse, nous organisons le 12 octobre une cérémonie de résilience : Lars Christian Koch, qui dirige le Phonogramm-Archiv de Berlin, leur remettra solennellement des copies des enregistrements sonores qui furent réalisés entre 1907 et 1923, par des missions ethnographiques allemandes en Terre de Feu. C’est une manière très symbolique de leur rendre la voix de leurs ancêtres.

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Des Selk’nam ont été exhibés durant l’Exposition universelle de Paris en 1889. Nicolas Bancel et al.

 
Le festival, tel que nous le concevons, ne considère pas du tout la musique comme un instrument de divertissement : c’est un outil d’intelligibilité des sociétés humaines, qui fait de l’art de l’écoute une attitude de connaissance qui s’étend bien au-delà de la musique. C’est pourquoi un festival organisé par des chercheurs n’est pas la même chose qu’un festival organisé par des opérateurs culturels, ne serait-ce que parce que nous y associons un « programme » de 332 pages en forme de revue scientifique.

En quoi l’anthropologie de la musique consiste-t-elle ?
D. L. : C’est une manière spécifique de saisir les « faits de musique ». Tout est parti d’une curiosité, d’une libido sciendi, et d’un désir de sauvetage, à quoi s’est ajouté un outil providentiel : l’écriture musicale sur portée de cinq lignes. Pendant plusieurs siècles, les transcriptions musicales permettent de « sauver » les musiques des autres ; les recueils et les chansonniers en portent témoignage. 

Un festival organisé par des chercheurs n’est pas la même chose qu’un festival organisé par des opérateurs culturels.

Mais lorsque Thomas Edison invente son phonographe à cylindre, ce sont les sons que l’on conserve, et ce dès 1889. Que faire alors de ces rouleaux de cire ? On leur dédie de grandes phonothèques : à Vienne, Berlin ou encore Paris, avec les Archives de la paroles, créées par Ferdinand Brunot et Émile Pathé en 1911.
 
Les études sur les musiques de tradition orale se développent donc dans les musées. C’est une manière de préserver ce que l’on nommerait aujourd’hui un « patrimoine de l’humanité ». Puis les ethnomusicologues se posent des questions passionnantes : comment les répertoires s’inventent-ils, se stabilisent-ils, se diffusent-ils, s’influencent-ils ? Comment les transcrire, quelles sont leurs propriétés ? Comment peuvent-ils résonner en nous, susciter des pensées, des émotions, des états d’âme ? Comment mettent-ils les corps en mouvement dans la danse ou dans la transe ? Au-delà, nous pouvons analyser la façon dont des personnes se réunissent, font de la musique ensemble ; découvrir les significations culturelles qui leur sont attachées et la vie sociale de ceux qui fabriquent ces musiques.

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Préparation des robots pour le spectacle Rain of Music, un opéra pour robots créé par les artistes et les informaticiens de l’Université du Pays basque, du Scrime et de l’ESTIA.


La musique a-t-elle une dimension universelle ou des significations diverses selon les cultures et les peuples ?
D. L. : La musique a ceci en commun avec le langage qu’elle est une capacité de l’espèce humaine. Tous les êtres humains peuvent parler et faire de la musique. Il n’empêche que l’humanité parle des langues très différentes et joue des musiques distinctes. Les capacités humaines sont « phylogénétiquement déterminées et culturellement déterminantes », nous dit Dan Sperber3. C’est cela, l’universalisme de la musique. Mon chien Mugi essaie de parler, de chanter même. Je sens bien qu’il progresse, mais ça ne vient pas. J’ai dû renoncer : il lui manque une détermination phylogénétique.

Donc pour répondre à votre question : oui, la musique a une dimension universelle en ce sens que c’est une capacité commune à l’espèce humaine. Pour autant, être universaliste ne signifie pas que l’on cherche à construire une théorie générale de la musique qui vaudrait de tout temps et en tous lieux. Chaque occasion de musique est unique et nous l’étudions en tant que telle. Ensuite, nous mettons en série tous les cas étudiés, et nous voyons si nous pouvons généraliser, ou pas. Mais le souci de généralisation n’intervient qu’après les analyses in situ, sinon le regard est biaisé.

(…) Les personnes en déshérence peuvent être des porteuses de traditions qu’elles mettent en partage.

Pourriez-vous donner une illustration concrète, d’une étude que vous mèneriez actuellement par exemple ? 
D. L. : Depuis 2015, je m’intéresse aux pratiques musicales des personnes qui se trouvent en situation de migration forcée. Il y a désormais un fort afflux de migrants au Pays basque. Ils traversent la péninsule Ibérique et se retrouvent à Bayonne, où l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS vient d’installer notre institut ARI (pour Anthropological Research Institute on Music)4.

Cet afflux est remarquablement géré par la ville et par les bénévoles regroupés en associations. Il faut que cela se sache : le centre Pausa a accueilli 10 000 migrants en moins d’un an dans une dynamique extrêmement positive. Dans le cadre de l’institut, nous développons un programme pour comprendre ce qui se joue lorsque des migrants font de la musique dans ces lieux de répit.

Festival Haizebegi 2017, Ritos de la Tunda

À l’automne 2015 par exemple, le village de Baïgorry a accueilli pendant trois mois cinquante migrants venus de Calais : à la fin de l’hiver, ces migrants veulent remercier ce village qu’ils s’apprêtent à quitter. Ils demandent des instruments, on leur apporte un violon, une flûte, des percussions… Et cette « fête interculturelle » du 31 janvier va devenir pour les habitants un moment de sidération : chacun découvre que ces personnes en déshérence peuvent être des porteuses de traditions qu’elles mettent en partage. Cela change radicalement le regard que l’on porte sur elles. C’est à cela que nous nous intéressons, avec l’appui de l’Institut Convergences Migrations dont nous sommes partie intégrante.
 
Mais nous voulons aller plus loin. Si l’expression musicale transforme les représentations que nous nous faisons des migrants, pourquoi les chercheurs ne travailleraient-ils pas avec les institutions culturelles pour faire de la musique l’instrument d’une dignité retrouvée, voire un outil d’intégration ? C’est tout l’enjeu de l’extension aux pratiques artistiques du Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil (Pause) du Collège de France, auquel nous sommes associés. L’expertise acquise à Bayonne montre que cet enjeu est tout à fait considérable.


Une large partie de vos travaux portent aussi sur la création musicale et l’improvisation…
D. L. : Cela me passionne ! On associe les musiques traditionnelles à la répétition à l’identique de schémas dont « la tradition » interdirait de sortir. Or, c’est tout le contraire ! L’histoire des traditions musicales est faite de moments de stabilisation des répertoires, puis de gestes déviants produits par des musiciens inventifs. La plupart de ces gestes passent inaperçus, d’autres créent des polémiques, d’autres enfin sont implémentés et modifient durablement les manières de faire. C’est de cette manière qu’une tradition reste elle-même, en changeant au fil du temps. Le cas de l’improvisation est un cas extrême. On a tendance à penser que tout se passe spontanément, qu’il suffit de laisser libre cours à son inspiration. Or, on ne s’improvise pas improvisateur…

Dans La Mémoire et l’Instant5, j’ai montré que ces poètes basques qu’on appelle bertsulari (faiseurs de vers) rencontrent peu de succès lorsqu’ils s’enferment dans leur paysage mental. Les meilleurs improvisateurs et les meilleures improvisatrices – car les femmes sont aujourd’hui les championnes – sont celles ou ceux qui entrent en communication avec le public. Ils intègrent ses réactions dans leurs improvisations et chaque spectateur a le sentiment d’en devenir un coauteur.
 

Haizebegi 2017

Vous étiez musicien avant de basculer dans la recherche. Comment avez-vous bifurqué ?
D. L. : J’ai fait mes études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. J’ai donc grandi dans ce monde très concurrentiel de la musique savante occidentale, un monde dans lequel on est déjà trop vieux à 14 ans ! Mon dernier engagement comme chef d’orchestre fut la direction des Crystal Psalms d’Alvin Curran à Radio France pour New Albion Records, une firme de San Francisco. Puis ce fut l’anthropologie. Je me suis alors départi de ces jugements de valeurs que j’avais intégrés à mesure de ces années, et le monde est devenu plus vaste.
 

Haizebegi 2015

Depuis, je cherche à investir dans la recherche scientifique les capacités créatives développées dans la pratique artistique. Dans ma pratique de l’anthropologie, je m’inspire de Bach qui envisageait la composition musicale par l’action. Bach n’était pas un théoricien en ce sens qu’il n’a jamais écrit de traité de fugue. Mais il a composé L’Art de la Fugue… auquel tous les traités se réfèrent comme à un chef-d’œuvre de l’esprit humain. C’est dans cette approche active que s’inscrit le festival Haizebegi.

Je suis de ceux qui cherchent à réinventer le métier de chercheur en sciences sociales. Je ne travaille donc pas à construire une théorie universelle de la musique, mais je fais de mon engagement dans le monde un exemplum. Alors non, je ne joue plus de piano, je ne compose plus, ni ne fabrique de musique. Mais c’est parce que nous sommes en situation d’urgence. L’anthropologie exige un engagement total. Ça vous prend la vie. ♦

 
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Festival Haizebegi, les mondes de la musique, du 10 au 20 octobre 2019 à Bayonne. Consulter le programme.
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À écouter : https://lejournal.cnrs.fr/audios/les-chants-des-peuples
 

Notes

  • 1.Ethnologue, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, Denis Laborde est spécialiste d’anthropologie de la musique.
  • 2.Ce projet fait collaborer les artistes de l’Université du Pays basque (Bilbao), les informaticiens du Scrime (LaBRI, unité CNRS/Université de Bordeaux, Bordeaux INP) et de Estia-Recherche à Bidart.
  • 3.D. Sperber, Le Symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974.
  • 4.Basque Anthropological Research Institute on Music, Emotion and Human Societies. Équipe du Centre Georg Simmel (unité CNRS/EHESS).
  • 5.La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Donostia, Elkar, 2005, 349 p.

Source : « La musique ouvre sur tous les univers de culture » https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-musique-ouvre-sur-tous-les-univers-de-culture

Quatre étudiants racontent leur incroyable expédition dans l’Antarctique (Le Figaro, 12/7/2019)

https://etudiant.lefigaro.fr/article/quatre-etudiants-racontent-leur-incroyable-expedition-dans-l-antarctique_55fced6c-a22a-11e9-a13f-3957458a90bd/

Quatre étudiants racontent leur incroyable expédition dans l’Antarctique

Par Maud Kenigswald Publié le 12/07/2019 à 09:49, mis à jour le 12/07/2019 à 17:46

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L’équipe du projet Amazing Antarctique: de gauche à droite, Clément Tissot, Camille Amaz, Aurélie Schwartz, Robin Amaz, Frédéric, Floriane Eonnet, Jacques et Catherine Amaz.Camille Amaz

En février 2019, une équipe menée par quatre étudiants ingénieurs prenait le large pour un mois d’expérimentation scientifique en Antarctique. Six mois plus tard, de retour sur la terre ferme et forts de leur recul, ils racontent leur expédition.

Le 10 février dernier, un groupe supervisé par quatre élèves de l’IMT Mines-Albi quittait Ushuaia pour mettre le cap sur l’Antarctique, afin d’y mener une série d’expériences scientifiques. Néanmoins, leur aventure ne se circonscrit pas à ce mois passé hors du temps, elle comprend également l’année de préparation ainsi que le retour à la vie «réelle».

Ainsi, réunis sur un toit de Paris, les étudiants au cœur du projet se confient au Figaro Étudiant sur leurs péripéties: récit à quatre voix d’une épopée dans le Grand froid.

À l’origine, une soif de défis

Amazing Antarctique, c’est à l’origine quatre jeunes de 21 ans, étudiants ingénieurs à Albi: Aurélie, Clément, Floriane et Robin. Las de leur train-train quotidien, les amis se sont lancés à l’assaut du Sixième Continent, au service de la science.

Robin Amaz est à l’initiative du projet: depuis son plus jeune âge, ce Lyonnais est passionné de milieux froids et a fortiori, de sciences. Enfermé pendant ses deux années de classe préparatoire, Robin rêvait de grands espaces. Lors de sa troisième année d’études supérieures, à l’IMT Mines-Albi, il s’est lancé. Pour ce faire, il a dû constituer un groupe de choc autour de lui: Aurélie, Floriane et Clément, trois camarades de promo. Clément n’a pas hésité une seconde, voyant là une occasion de «montrer l’exemple». «Je voulais prouver qu’à 21 ans, on peut déjà accomplir des prouesses, scientifiques notamment» rapporte-t-il. Même discours pour Floriane, qui souhaitait également profiter de l’expédition «pour faire passer un message de prévention écologique».

Et le défi a commencé avant même la montée à bord du voilier: «Il s’agissait de préparer en un an une expédition que les professionnels mettent généralement cinq ans à orchestrer», raconte Robin. Une fois ce constat dressé, la course contre la montre est lancée. Il fallait donc être efficace, se répartir le travail. Pour pallier leur manque d’expérience dans le domaine, les quatre étudiants ont dû redoubler d’effort, sacrifiant tout leur temps libre à la préparation du projet. Cette année s’est donc écoulée à toute vitesse, avec la constitution du reste de l’équipe: outre les quatre élèves, le groupe comptait également Camille Amaz, biostatisticienne à Lyon, ainsi que trois «mécènes» – qui n’étaient autres que les parents de Robin et un proche de la famille Amaz – et les marins.

Départ destination ailleurs

Un jour de janvier 2019, il est déjà temps de quitter la France pour la Patagonie. Avant d’embarquer à bord du voilier, l’équipe a décidé de passer trois semaines ensemble, pour s’habituer à la promiscuité. Vingt jours plus tard, l’excitation au ventre, les huit aventuriers pénètrent dans ce qui va devenir leur fief pendant un mois, le voilier Podorange. Les équipiers découvrent les cabines, et doivent s’habituer sans broncher à faire fi de toute intimité pour (re)découvrir la vie en collectif: «Pas de portes, les cabines étaient séparées par des rideaux donc on entendait tout», explique Aurélie.

Appareillage pour le détroit de Drake, passage obligatoire pour accéder à l’Antarctique. Ce bras de mer séparant l’extrémité sud de l’Amérique du Sud et l’Antarctique est particulièrement redouté, y compris par les marins aguerris. Pour les étudiants, les quatre jours de traversée du Drake se sont apparentés à un véritable calvaire. Clément en garde des souvenirs amers: «On vivait avec un rythme de balancier non rythmé permanent, qui nous a tous rendus malades», décrit-il, les empêchant par là même d’avaler quelque aliment et les circonscrivant au seul espace de leur couchette.

Trois fois par jour, pendant deux heures, chaque binôme devait aller sur le pont pour vérifier qu’il n’y ait pas d’iceberg ou d’obstacles impromptus, que le sonar n’aurait pu repérer. «Ces tours de garde nous trempaient invariablement, on rentrait dans nos cabines frigorifiés», se rappelle Robin. L’occasion pour les étudiants d’expérimenter des mers particulièrement compliquées, et donc, d’entrer dans le «dur» de la navigation. Une fois arrivés en Antarctique, l’équipe n’a pas pris plus d’une nuit pour se reposer. L’objectif: commencer le travail scientifique au plus vite afin de mettre à profit leur environnement singulier.

Leur objectif: faire avancer science et consciences

En préparant leur expédition, la volonté des étudiants était claire: faire avancer science et consciences en rapportant des données permettant d’enrichir la réflexion sur le réchauffement climatique. Ils ont ainsi centré leurs recherches sur quatre domaines. Leur premier objet de recherche est l’étude des planctons, afin de fournir à Plankton Planet, une filiale du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) des échantillons de plancton de cette zone, ce dont ils manquent cruellement.

De plus, Robin, Aurélie, Clément et Floriane, ont souhaité, avec l’aide d’une biostatisticienne, «étudier la réaction du corps lorsqu’il évolue dans des conditions extrêmes pendant une durée prolongée», à l’instar de ce mois sur un voilier en Antarctique. Un troisième aspect de leur recherche se concentrait sur le microplastique afin d’en observer l’évolution dans ce périmètre depuis 2018, date des dernières expérimentations sur place. Enfin, les quatre jeunes se sont intéressés aux courants océaniques: la péninsule Antarctique constituant le point de jonction des trois océans, elle est le lieu parfait pour suivre la salinité, prendre des mesures de l’eau et faire des relevés quotidiens.

Un dur retour à la réalité

À l’issue de ce mois passé hors du temps, à concentrer uniquement son attention sur les sciences et l’environnement, il était déjà temps pour toute l’équipe de revenir sur la terre ferme, puis de rejoindre l’Hexagone. Le retour à la réalité fut brutal: «On a par exemple redécouvert la couleur verte, qui est inexistante en Antarctique: en débarquant du voilier, on a directement été se rouler dans l’herbe», rapportent Clément et Robin, le ton rieur.

Ce retour s’est révélé particulièrement stressant: les étudiants devaient à la fois rattraper leur retard, notamment à l’école mais aussi, organiser les conférences et plus généralement, s’occuper de l’après-expédition.

Désormais, les perspectives sont nombreuses pour ces étudiants. «Je compte organiser des ateliers à destination des enfants pour les informer sur les bons comportements à adopter pour ne pas polluer l’environnement», explique Robin. Le deuxième pan de leur action se situe sur le terrain scolaire puisqu’ils désirent accroître le nombre de projets sur l’écologie dans leur école, l’IMT Mines-Albi. Les idées fourmillent: ils souhaitent rendre leur campus zéro-plastique, mettre en place des ruches et des ateliers pour faire son savon, son shampooing ou encore son yaourt soi-même. Là encore, il s’agit d’encourager les étudiants à prendre leurs responsabilités vis-à-vis de la Terre. «L’avenir de la planète nous appartient», conclut Robin Amaz.