Franck Doyen, Ă propos des Chants de Kiepja (ObskĂĽre, 03/01/2022)
https://www.obskure.com/franck-doyen-interview-%C3%A0-propos-des-chants-de-kiejpa-2022.html
LITTÉRATURE
03/01/2022
FRANCK DOYEN
Ă€ PROPOS DES ‘CHANTS DE KIEPJA’
Photographies : Phil Journé / Emilie Salquèbre
Posté par : Sylvaïn Nicolino
Une fois de plus, j’ai lu Franck Doyen. Cette fois, alors que j’ai fini ma recension de Les Chants de Kiepja, il me manque quelque chose. Je sais que le texte doit se suffire et je trouve qu’il se tient, encore une fois. Pas pour rien que Doyen fait partie des poètes dont je suis le travail. Non, ce n’est pas le livre qui pose problème, c’est ma chronique. J’ai envie d’en savoir plus, en fait. J’Ă©cris Ă Franck, je lui fais part des vides qui sont en moi suite Ă cette lecture, je lui pose quelques questions, par mail. Je pense Ă ce moment insĂ©rer des bribes de ses rĂ©ponses, pour Ă©toffer ce que moi j’apporte comme Ă©clairage. Et je reçois ses rĂ©ponses. Elles sont Ă©clairantes, denses. Je ne me vois pas tailler lĂ -dedans. Autant partager, avec son accord, Ă©videmment.
Obsküre : Franck, comment es-tu tombé inspiré par ces peuples ?
Franck Doyen : Difficile d’expliquer ce qui me relie Ă ces peuples, rationnellement. DĂ©jĂ , Vous Dans La Montagne (Ă©d. Dernier TĂ©lĂ©gramme, 2012) Ă©tait connectĂ© avec les Chiapanèques, mĂŞme si je prenais l’excuse d’un vide / d’un trou dans le journal de campagne du sous-commandant Marcos. Mais c’est l’écriture de Mocha (paru en 2018 Ă La Lettre VolĂ©e) qui m’a fait plonger vers le Sud du Chili. Au moment de finaliser Mocha, j’apprends que l’île de Mocha (une Ă®le au large du Chili) se trouve au cĹ“ur du mythe mapuche appelĂ© le trempulcahue : quatre baleines emmènent l’âme des morts sur l’île de Mocha pour qu’elles puissent y ressusciter. Je ne connaissais alors pas les Mapuches et pourtant, Mocha raconte ce trempulcahue ! Dans mon texte, un personnage dĂ©rive seul sur l’ocĂ©an ; la mort vient Ă sa rencontre sous la forme d’un cachalot qui l’entraĂ®ne dans les fonds marins, puis le remonte et le dĂ©pose sur l’île de Mocha. TroublĂ© par cette coĂŻncidence, j’ai alors dĂ©butĂ© intensĂ©ment mes recherches (ethnologiques, historiques, linguistiques…) sur les Mapuches, peuple vivant toujours au Sud du Chili (dans la rĂ©gion de l’Araucanie) malgrĂ© l’adversitĂ© du capitalisme sauvage, ainsi que sur les peuples natifs de l’extrĂŞme Sud (vivant en Patagonie et en Magellanie). Les Mapuches alors, comme toujours et en tous temps, m’échappent. J’ai pourtant dans ma vie certainement Ă faire / affaire avec eux et cette partie du monde.
Deux autres peuples retiennent plus prĂ©cisĂ©ment mon attention : les Kawesqars et les Selk’nams. De par leur histoire, mais – et je ne le comprends que maintenant, de par le chemin que l’apprentissage de leurs vies m’a permis de faire. Les Kawesqars vivaient sur l’eau, jusqu’au dĂ©but du XXe siècle, vĂ©ritables nomades des mers. Ils nomadisaient Ă bord de canoĂ«s et peuplaient les canaux et les cĂ´tes de la Patagonie occidentale. Ils ne rejoignaient les Ă®les que pour cause de maladie, de mort, ou pour la nourriture. D’oĂą ces mots en kawesqars qui canotent autour des paragraphes de texte dans “Eaux ne tombent”. Les Selk’nams, eux, Ă©taient des nomades terrestres et peuplaient la grande Ă®le de Terre de Feu. La figure de Kiepja a traversĂ© la fin du XXe grâce Ă des enregistrements (faits sans son rĂ©el consentement) par Anne Chapman.
Ce texte, par la mise à jour de la parole et des figures des Kawesqars et des Selk’nams, est l’occasion d’interroger les bases sur lesquelles nos démocraties / nos sociétés se sont construites : la (tentative de) destruction volontaire et consciente de quels peuples, quelles langues, quelles cultures ? Cette destruction et/ou exploitation de peuples est allée de pair avec la mise en place de la surexploitation des terres et des richesses naturelles qui aboutit à cet actuel état des lieux catastrophique sur la santé de la planète.
Tu souhaitais aussi revenir sur un passage de ma chronique dans lequel je parle de deux textes distincts…
Oui, il y a bien deux parties, diffĂ©rentes formellement. Mais ces deux parties entrent en rĂ©sonnance l’une avec l’autre – et s’imbriquent au final : Ă la fin de “Eaux ne tombent” le personnage du Kawesqar, qui jusque-lĂ se trouve seul sur une Ă®le et dans une hutte funĂ©raire, est appelĂ© par les chants de Kiepja, il remet Ă l’eau son canot, emmène avec lui des animaux, et repart vers la vie ; il reprend forme dans la deuxième partie comme “le frère” auquel Kiepja fait rĂ©fĂ©rence, qui elle-mĂŞme retourne vers la lumière… Les Selk’nams et les Kawesqars sont bien vivants et continueront de l’ĂŞtre encore longtemps. C’est lĂ une vĂ©ritĂ© Ă rĂ©tablir.
As-tu eu des expériences de chamanisme ?
Ă€ proprement parler, non. Mais, la proposition de Kenneth White dans Le Lieu Et La Parole (p. 63-64) comme quoi “(le chamane) est le poète archaĂŻque, le premier poète en quelque sorte…” me fait penser bien souvent que le poète peut ĂŞtre le chamane de nos sociĂ©tĂ©s contemporaines. L’intĂ©rĂŞt pour l’ethnopoĂ©tique relève peut-ĂŞtre aussi de ce phĂ©nomène plus que d’un exotisme ou d’un tourisme littĂ©raire…
Lorsque tu finis un poème, quelles parts as-tu rĂ©servĂ©es Ă la visite et au travail ? (La vieille idĂ©e du poème qui descend et vient seul, l’inspiration divine qui s’oppose au travail conscient, etc.)
Je suis loin de l’écriture automatique, car je retravaille beaucoup mes textes (ratures, brouillons, etc.) Mais il y a bien ce balancier, ce mouvement rĂ©gulier entre ces deux pĂ´les dont tu parles. Avec des phases de recherche très intenses (ethnologique, historique, journalistique, musicale, littĂ©raire, botanique, etc.) et d’immersion dans les textes des autres.
Chez toi l’imaginaire de la nature va de pair avec l’ailleurs. Qu’est-ce qui t’empĂŞche d’Ă©crire sur les coquelicots, les sauterelles, les terrains vagues ou les forĂŞts de nos campagnes ?
C’est drĂ´le que tu m’en parles car c’est exactement ce sur quoi je bosse actuellement, depuis la fin des Chants De Kiepja. Ceci dit Sablonchka (Ă©d. Le Nouvel Attila, 2019), sous son aspect de roman d’anticipation, Ă©tait tout Ă fait immergĂ© dans mon environnement naturel ici en Lorraine (mais pour lequel j’avais recrĂ©Ă© un lexique faune/flore spĂ©cifique). Et si je travaille dessus actuellement, c’est avec une toute autre perception des mondes qui m’entourent, perception que j’ai maintenant suite Ă cette immersion dans la pensĂ©e de ces peuples.
Comment as-tu communiqué ton travail à Mirtha Salamanca ? En français ? Traduit en espagnol ? En enregistrements audio ?
LĂ , c’est une histoire dans l’histoire ! Trois semaines avant d’envoyer les fichiers Ă l’impression, dans une Ă©mission radio, j’entends une ethnomusicologue, Lauriane Lemasson qui (me) parle des Selk’nams et mĂŞme de Mirtha Salamanca, l’arrière-petite-fille de Kiepja… J’entre alors en contact avec elle et, par son entremise, avec Mirtha Salamanca.
Or, tous les discours officiels et sĂ©rieux (jusqu’à Philippe Descola, dans le Cahier de l’Herne Jean Malaurie) disent “extinction”, “disparition” : les Kawesqars, les Selk’nams n’existeraient plus, ils auraient Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©s, et leur langue ne serait plus parlĂ©e. Pour t’expliquer, Anne Chapman elle-mĂŞme avait affirmĂ© que Kiepja Ă©tait la dernière Selk’nam, mais elle avait omis de dire qu’elle avait eu des enfants… Il y a (il y a eu ?) certainement cette dynamique chez les ethnologues, anthropologues, d’être celui ou celle qui cĂ´toie le dernier ou la dernière reprĂ©sentante d’un peuple. En fait, les Kawesqars et les Selk’nams ont modifiĂ© leur mode de vie, se sont mĂ©tissĂ©s, se sont invisibilisĂ©s et mĂ©tissĂ©s, dans les forĂŞts ou dans les villes, ont refait communautĂ© autant que possible, ont assurĂ© la continuitĂ© de leur peuple, et rĂ©apparaissent aujourd’hui portĂ©s par des revendications sociales et de dĂ©fense de leurs territoires.
Je ne parle pas un mot d’Espagnol, et nous avons communiquĂ© par mail, donc en français traduit en espagnol, grâce Ă Lauriane Lemasson qui vit une partie de sa vie avec les Selk’nams. J’avais aussi fait traduire mon texte en espagnol argentin par Antonio Werli et Sol Gil, et je l’ai transmis Ă Mirtha. J’ai demandĂ© Ă Mirtha Salamanca l’autorisation de pouvoir intituler mon livre Les Chants De Kiepja. Et nos quelques Ă©changes m’ont permis de modifier certaines imprĂ©cisions du texte, notamment en ce qui concerne les animaux de Terre de Feu.
Le livre franchit actuellement l’océan vers les Selk’nams.
On aimerait t’entendre dire ces textes : est-ce un processus qui viendra ?
Je vais certainement ĂŞtre amenĂ© Ă en faire des lectures dans les mois qui viennent, mĂŞme si l’organisation du festival Poema me prend beaucoup de temps. Je rĂ©-envisage d’accepter plus d’invitations que ces dernières annĂ©es, car il y a une parole Ă porter sur ces histoires.