Le Cap Horn comme vous ne l’avez jamais vu (Geo, 18/01/2019)

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Au détour de ces roches aiguisées, il y a le cap Horn. Ligne de partage des océans, là où l’Atlantique se dispute souvent contre le Pacifique. © www.neufdixieme.com / Jeremy Bernard

Le cap Horn, c’est là où semble s’arrêter la planète, à l’extrême sud de la terre de Feu. Un caillou mythique qui fascine autant qu’il effraie les aventuriers. Pour y arriver, il faut naviguer dans des mers agitées, d’abris en ports. Et pour le découvrir réellement, il faut accoster, puis randonner.

Patricia Oudit Publié le 17/01/2019 à 12h07 – Mis à jour le 18/01/2019

Source : https://www.geo.fr/aventure/le-cap-horn-comme-vous-ne-lavez-jamais-vu-194206

Pourquoi aller là-haut ? Manquer de se faire engloutir par cette lande écossaise marécageuse, qui fait trampoline sous les pieds, crevée de lochs en son sommet, se faire agripper dans ces petites forêts pleines d’arbustes morts, se faire écorcher par des buissons piquants ? Perdre son chemin alors que la vue est dégagée ? En tout cas, il n’y a personne dans le coin. Que des canards sprintant à la surface de l’eau, impuissants comme l’albatros de chez Baudelaire. On y croise aussi des skuas, des caiquenes et autres majestueux volatiles qui se sont arrêtés de voler au bord du monde. C’est normal, après il n’y a plus rien, que le vent qui glace les os en haut de cette île déserte. Le mouillage s’est fait à Caleta Martial, à 9 milles du Horn. On vous reparlera plus loin de ce spot où phoques et otaries assurent discrètement le comité d’accueil.

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Au sommet, le soleil passe un rayon timide hors de sa couverture nuageuse et l’âme d’explorateur refait surface avec lui. Combien sommes-nous à avoir vu le cap Horn à l’envers ? Est-ce un titre de gloire ? Pour les marins, le rocher est le témoin muet d’un duel permanent entre les océans Atlantique et Pacifique et signe le bon de sortie de l’enfer, ou le ticket d’entrée, ça dépend du vent, comme disent les Normands. Vu de dos, par la face nord, le cap Horn est une large plaine jaune-brun-ocre qui s’évase sur les côtés et pourrait être transformée en terrain de golf le plus austral de la planète. Un green extrême.

En son sommet, le Horn parlerait plus aux grimpeurs, surtout côté droit, où l’obsédé des ouvertures trouverait sans doute son bonheur dans cette falaise, même si elle n’est pas calcaire. Et pourquoi pas tendre une slackline ? On pourrait peut-être en parler à Andy Lewis, l’athlète américain, pionnier de la discipline. Il trouverait sûrement stupide d’installer une ligne là où le vent décorne les bœufs sans faiblir, mais ça pourrait toutefois l’amuser. Les comparaisons s’arrêtent là. Le Horn, c’est la Tombe du Diable, comme l’écrit l’immense écrivain chilien Francisco Coloane. Découverte du cap Horn en quatre étapes…

Puerto Williams

Avenue Juan Pablo II, sur les coques des bateaux de pêche sont tagués de mots d’amour et des messages. « Boris, te quiero e mi gusta », gravé sur celle du Tormenta II. Les Banksy locaux n’ont pas de murs pour exprimer leur art, les maisons qui bordent les routes en gravier sont de bois et de tôle ondulée. Que peut faire un jeune dans cette ville militaire, où le centre commercial est installé sur une micro-place composée d’une petite dizaine d’échoppes d’artisanat local, dont le best-seller est le bonnet multicolore à pompon tricoté main ? Heureusement, il y a du wi-fi. Les habitants ont donc Facebook et tweetent peut-être. Ils savent probablement vivre sans les réseaux sociaux, mais nous ne saurions vivre comme eux. Eux ont appris qu’il ne faut jamais donner à manger aux chiens errants, sous peine qu’ils ne vous suivent et ne finissent par déféquer sur le pont de votre voilier.

La vie semble dure ici. Le vent balaie la poussière. Un militaire se met au garde-à-vous toutes les heures quand la cloche près de sa petite cahute retentit. Une marina est en phase de construction. Enfin, on ne sait plus vraiment, tant la ville semble être un chantier permanent. Puerto Williams est une escale plus ou moins obligée pour les bateaux en route vers le cap Horn et l’Antarctique. Les marins y trouvent un abri sûr dans sa baie encerclée de sommets enneigés dès le printemps, et le lieu est égayé par les cargos colorés qui y mouillent. Abri, c’est vite dit… Quand le vent souffle à 50 nœuds (environ 90 km/h), il fait claquer les lampadaires à chapeau pointu près des épaves. Il y a peut-être moyen de surfer au large, une bonne grosse houle cap-hornière ? Les Chiliens du coin n’en savent rien. « Ici, il y a surtout des vaches, des moutons à cuire en asado (barbecue local en croix) et des militaires », précise Estefania, 15 ans, rencontrée au supermarché remarquablement approvisionné. « Tu m’étonnes, sans Chipster et sans confiture de lait, on pourrait crever ! Tu me prends comme ami sur Facebook ? Je n’ai pas d’amis français ! », rajoute sa copine Eugenia, qui écoute Beyoncé sur son iPod. Tiens, c’est drôle, on en parlait des militaires, ils tentent un truc fou, un jogging par 50 nœuds de vent, ils se plient beaucoup en avant. On sent qu’ils ont l’habitude des sports extrêmes. On leur souhaite bien du soulagement au retour avec le vent dans le dos. Ils viennent de passer devant le panneau « Paris 15 000 km ». Juste à côté, il y a un autre panneau « voie d’évacuation en cas de tsunami ». On n’avait donc pas tort d’imaginer du surf, et du gros. D’un coup, on est inquiets pour ceux qui vivent dans des baraquements qu’on imagine voler très facilement.

Sur la route, on peut croiser des intrépides. Pablo, militaire évidemment, s’inquiète. Les habitants de Puerto Williams ont perdu le titre si convoité de ville la plus australe de la planète. Un hold-up selon lui. « Soi-disant qu’il n’y avait pas assez d’habitants ici, alors c’est Ushuaïa qui a récupéré l’emblème. Pour nous, c’est un manque à gagner, ça marche bien avec les touristes, l’étiquette “austral”. » Et puis, il y a le Micalvi, bateau de guerre allemand qui s’est échoué penché et a été réaménagé en yacht-club. Comme il y a une connexion wi-fi, très lente, c’est le hot-spot du coin. Au premier étage, on se croirait dans un club anglais du XIXe siècle, ambiance vieux bois foncé. Table à cartes antiques et globe d’un autre siècle trônent en face du gouvernail d’époque d’où on a une vue imprenable sur la proue du navire. Au rez-de-chaussée, c’est plus coloré, des centaines de drapeaux et de tee-shirts tapissent chaque parcelle de mur et de plafond. Tous les marins du monde, amateurs et pros, semblent être passés ici un jour ou l’autre. Ils ont tous écrit des petits mots pour remercier les Chiliens de ce moment inoubliable.

Puerto Toro

Partir de Puerto Williams, c’est dire ciao à la civilisation. Le Horn est à 95 milles nautiques (175 km). Pour le wi-fi et le portable, c’est terminé. Une fois dans le canal Beagle, mince frontière entre l’Argentine et le Chili, à hauteur de l’île Gable, on voit la cordillère Darwin, battue par les vents, celle-là même qui a été traversée d’ouest en est par une équipée d’alpinistes pendant 35 jours (voir l’excellent documentaire de 90 minutes intitulé Sur le fil de Darwin). Sommets saupoudrés. Nuages lenticulaires. Cormorans bruyants. Devant nous, les « Gremlins ». Une paire de rochers que l’on appelle ainsi à cause de leur petit air sournois et méchant qui fait que quelques-uns leur sont rentrés dedans. Au niveau des fourberies locales, il y aussi les kelps, algues géantes et tentaculaires capables de coincer un bateau. L’épave rouillée qui gît juste devant nous est celle du Logos, un bateau-bibliothèque de Mormons qui distribuaient des bibles et qui s’est échoué sur un rocher en face de l’îlot Snipe, le 4 janvier 1988.

En se rapprochant de la baie de Puerto Toro, on se demande qui peut bien vivre là. Puerto Toro, c’est un rocher égaré à 51 kilomètres au sud de Puerto Williams, qui prend rétrospectivement des allures de capitale. Parmi les quelques cabanes où habitent une petite dizaine de pêcheurs, il y a pourtant une école. Avec un instituteur qui fait classe à quatre élèves de 10 à 16 ans. Tous les trois ans, il est relevé, mais pour le moment, c’est lui le maître le plus austral de la planète. En juin, Puerto Toro revit, nous dit-on. Sa baie se remplit alors d’une dizaine de chaluts qui viennent pour repartir ensuite les cales pleines de king crabs, le trésor local qui vaut de l’or sur nos marchés mais qui, ici, s’échange de bateau à bateau, contre deux paquets de cigarettes, un pack de bières et quelques biscuits.

Caleta Martial

La baie de Nassau a mauvaise réputation. C’est une mauvaise fille qui envoie ses marins par le fond avec ses vents déments, imprévisibles, à plus de 90 km/h. On s’imagine sauter à pieds joints dans le canot de sauvetage, surtout bien viser, l’eau est à 3°C, et rallier la côte en tentant de ne pas s’y faire déchiqueter. Ne plaisantons pas trop. Ce jour-là, la baie de Nassau a pris deux hommes, deux marins-pêcheurs. Ce ne seront sûrement pas les seuls du mois. Survol d’hélico dès le lendemain pour les localiser. Un seul passage est effectué. Ces pauvres bougres cherchés mollement allongeront certainement la liste des disparus. « Le naufrage est une sorte de sport national, ici », dédramatise le capitaine. C’est un cercueil, fait d’écueils et de deuils, aurait pu écrire cet amateur de vers en mer. Celle-ci s’est un peu déchaînée pendant quelques heures avant le jeter d’ancre à Caleta Martial. Surprise : une plage de sable blanc et fin et des eaux cristallines. Avec dix degrés de plus, ce serait les tropiques en Écosse. Pourquoi n’y a-t-il pas une seule carte postale disponible de ce spot terrible ? Après avoir épuisé les distractions locales, parties de Scrabble dans le carré et nourrir les skuas sur le pont avec les restes avariés de l’agneau embarqué à bord, il n’y a plus qu’à monter pour voir l’envers du Horn.

Le Horn

A la fin de ce dédale d’archipels, « chaque mille peut être une torture ». Le capitaine du bateau est un poète, décidément. Le Horn, il l’a vu plus de soixante fois. Devant le rocher, il a penché son bateau jusqu’à la limite oblique, quand le vent, qui n’est plus freiné par aucun obstacle, gémit comme un fantôme entre les voiles. Il a vu les lumières blanches de l’Antarctique, à 950 kilomètres de là, éclairer ses voiles de nuit. Mais aujourd’hui, la Tombe du Diable, coupable de plus de 800 naufrages, se montre clémente. On voudrait sonder le fond, pour retrouver ces centaines de mâts plaqués au sol comme des gisants. Le rocher sombre éclairé par la lumière rasante du matin, un albatros qui flotte au-dessus des voiles… Où sont vagues scélérates, vaisseaux fantômes, hordes de pirates ? Esprit du Horn, où es-tu ? Dans le calme ambiant, on se prend à customiser le rocher : une plateforme de cliff-diving à 27 mètres, là, ce serait pas mal… Et y aurait-il assez de marge pour un saut en base-jump de tout là-haut ? Ce n’était qu’un jour sans au cap Horn. Le diable était en RTT. On pensera à revenir pour voir les prédictions du capitaine Robert Mieth prendre corps : « Cape Horn is the place where the devil made the biggest mess he could » («Le cap Horn est le lieu où le diable a créé le plus gros bazar dont il était capable.»)

L’envers du bout du monde”, reportage de Patricia Oudit (texte) et Jérémy Bernard (photos) paru dans le magazine GEO Aventure n°3 (août-septembre-octobre 2018).

Le cap Horn, 400 années de légende (Le Figaro, 16/9/2016)

Par Guillaume de Dieuleveult

Publié le 16/09/2016 à 17:30, mis à jour le 26/09/2016 à 12:52

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Le cap Horn, 400 années de légende (Le Figaro, 16/9/2016) 6

EN IMAGES – Il y a quatre siècles un navire hollandais passait le cap le plus austral du globe et lui donnait un nom devenu symbole. Depuis la découverte du cap Horn, le vent et la mer ont tramé dans l’extrême sud de la Terre de Feu une histoire marine, grandiose et tragique. Voyage vers un caillou mythique.

La forêt magellanique est une dangereuse magicienne. Son chant attire à elle des voyageurs du monde entier et le philtre qu’elle leur administre est capable de changer l’enfer en paradis. Mais l’illusion ne fait généralement effet qu’un court instant, car la nature, dans ces parages, est singulièrement rétive aux charmes de l’enchanteresse. C’est ainsi qu’ayant débarqué dans la baie d’Ainsworth, au pied du glacier Marinelli, un des mille monstres froids qui, s’écoulant de la cordillère de Darwin, baignent les eaux glacées des canaux de Patagonie, par 55° de latitude sud, au cœur de ce fouillis d’îles par lequel le continent américain s’effrite dans l’océan Pacifique, un groupe de voyageurs modernes eut le sentiment d’avoir mis le pied au paradis: il faisait beau, des oiseaux gazouillaient dans le soleil. Au fond des bois, une falaise couverte de mousse laissait s’écouler, goutte à goutte, l’eau de la dernière averse dans une mare qui s’était formée à sa base. Cela donnait une musique d’une pureté absolue, comme un premier chant du monde. Là-dessus, les feuilles minuscules des coigües, les arbres patagons, laissaient passer suffisamment de lumière pour que du sol chauffé monte aux narines un parfum d’humus. Née de ces falaises, une rivière traversait la courte plaine séparant la forêt de la grève: sur ses berges poussaient des arbustes dont les fruits ressemblaient à des pommes miniatures, si petites qu’il aurait fallu à Adam et Eve en croquer beaucoup avant d’être expulsés de cet éden.

L’envoûtement dura le temps d’une promenade: dans l’après-midi, tout changea. En Terre de Feu, il suffit d’un nuage pour que cette beauté primitive de la terre laisse la place à un paysage d’une parfaite morosité: quelques heures plus tard, quand le Stella Australis quittait la baie d’Ainsworth, le ciel était devenu d’un gris insondable, un vent glacial se levait. Le navire, seul bateau d’expédition frayant dans ces parages, s’enfonçait dans un brouillard poisseux, entre deux séries de montagnes obscures, gluantes d’humidité, abritant une forêt compacte qui s’étalait jusqu’à l’eau verte du canal et qui, reculant lorsque la pente devenait trop abrupte, s’effaçait sur des rochers couverts de mousse orange, striés de cascades semblables à des voiles de mariée emportés par le vent.

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Le beau, écrit Rilke, n’est que le premier degré du terrible… A l’approche de l’île de Horn, sous des rafales dépassant les 130 km/h, la nature illustre superbement les paroles du poète. SFautre pour le Figaro Magazine

Naguère encore, la seule évocation de ce lugubre paysage faisait frissonner les marins les plus expérimentés: les innombrables récits de voyage dans cette région inamicale fourmillent de descriptions toutes plus catastrophiques les unes que les autres. Mais les canons de l’esthétique ont singulièrement changé: dans un monde surpeuplé, en voie de surchauffe, la désolation, la solitude et les glaces sont devenues belles aux yeux des hommes. La centaine de passagers présents à bord n’avait donc de cesse d’admirer ce paysage funeste et gigantesque. Ils avaient embarqué deux jours plus tôt à Punta Arenas, au Chili, dans ce confortable navire de la compagnie chilienne Australis. But de ce voyage au bout du monde: le cap Horn, lieu redoutable dont on fête cette année le 400e anniversaire de la découverte. Découverte étant à vrai dire un bien grand mot puisqu’il ne s’est jamais vraiment laissé approcher et que les marins qui le croisent depuis 1616 n’ont généralement qu’une hâte, c’est de le laisser bien loin derrière eux et au plus vite. Miracle de la technique, on peut désormais débarquer sur l’île de Horn: c’était le but du voyage. Depuis quelques années, un officier de la marine chilienne y vit en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, le courageux ermite ayant la noble tâche de surveiller le dernier caillou de l’Amérique. Comment peut-on vivre là? La rencontre avec l’Américain le plus austral du monde promettait d’être passionnante.

Embouquant le canal Magdalena, le Stella Australis s’apprêtait à naviguer toute la nuit dans le labyrinthe d’eau et de roches que composent les canaux de Patagonie. Hautes montagnes couvertes de glace, fjords profonds, récifs et écueils, tourbillons de vent: toujours plus au sud dans ces voies d’eau que les marins chiliens connaissent comme leur poche. Le solide navire ballotté par la longue houle du Pacifique lorsque, sortant du canal Cockburn, il quitte pour quelques heures l’abri des îles avant de se faufiler à nouveau entre deux murailles en direction du canal Beagle, lequel conduit à Ushuaia et à la baie de Nassau, dernière étape avant l’ultime confetti de montagnes émergeant de la mer. Là se trouve le cap Horn.

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Au sud de la grande île de Terre de Feu, sur la rive nord du canal Beagle, Ushuaia, la ville la plus australe du monde. SFautre pour le Figaro Magazine

L’été austral laisse peu de temps à la nuit. Au petit matin, alors qu’un soleil pâle brillait déjà dans un grand ciel délavé par le vent, le bateau se trouvait au pied de l’île de Horn. Bien plus grande que ne la dessinait l’imagination, elle était couverte d’une sorte de gazon vert émeraude qui brillait singulièrement dans la lumière. L’herbe se balançait harmonieusement, agitée par le vent terrible qui soufflait: 130 kilomètres-heure, force 12, la plus haute sur l’échelle de Beaufort qui l’assimile à un ouragan «au-delà du 40e parallèle»: de ce côté-ci, c’est chose courante, juste ce qu’il faut pour porter les pétrels géants, les albatros et les sternes arctiques qui jouaient à raser les falaises. A l’ouest, l’horizon était barré par une formidable muraille gris sombre que touchait du doigt un arc-en-ciel planté dans la mer. Des vagues courtes et dures battaient la coque du navire. Le vent leur enlevait des nuages d’écume: ils se mêlaient aux averses de grêle qui fouettaient brutalement le pont du bateau. Nul gardien de l’île à l’horizon: on pouvait simplement deviner sa petite maison blottie au pied du phare, imaginer l’homme avec sa femme et ses enfants, debout derrière la fenêtre de sa cuisine, une tasse de café fumant à la main, observant le lourd bateau qui tournait en rond au pied de son caillou. De peur qu’ils ne soient retournés par le vent, le capitaine décida de ne pas mettre les canots à la mer. Fidèle à sa terrible légende, le Horn se refusait aux visiteurs. Après l’avoir admiré, on alla prendre le petit déjeuner.

Etonnant contraste entre le confort du voyage et la rigueur de l’environnement qui, il y a quelques décennies, laissait déjà songeur Stefan Zweig. Dans la préface de la très belle biographie qu’il a consacrée à Magellan, l’écrivain viennois raconte que c’est dans l’ennui et le luxe d’une longue traversée de l’Atlantique à bord d’un paquebot que lui est venue l’idée de raconter la vie de l’illustre marin. «Rappelle-toi, écrit-il, dans quelles conditions on voyageait autrefois. Compare cette traversée avec celles des audacieux navigateurs qui découvrirent ces mers immenses.» L’ouvrage raconte comment la quête d’une route plus courte vers les îles aux épices poussa le navigateur portugais à convaincre le futur Charles Quint de lui confier une flotte de cinq navires. Persuadé qu’il existait un passage, quelque part au sud du continent américain, permettant de relier l’Atlantique au Pacifique, Magellan quitta Séville le 10 août 1519 en compagnie de 265 hommes dont peu connaissaient le vrai but du voyage, sinon qu’il durerait très longtemps…

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La compagnie chilienne Australis est une des seules à organiser des expéditions touristiques dans les canaux de Patagonie, jusqu’au cap Horn. Les descentes à terre sont fréquentes comme ici, au pied du glacier Pia. SFautre pour le Figaro Magazine

Son exploit accompli, Magellan alla mourir quelque part dans l’archipel des Philippines. Seuls 18 marins à bord d’un navire proche du naufrage parviendraient à relier Séville, le 6 septembre 1522. Le destin avait interdit à Magellan de recevoir en Europe le tribut du vainqueur. Le temps a réparé l’injustice: le nom de l’illustre marin est resté accolé au détroit qu’il a découvert. L’histoire maritime de la Terre de Feu pouvait commencer. Elle ne manquerait pas de panache, car ici croiseraient les navigateurs les plus intrépides.

Mais la difficulté des conditions de navigation allait considérablement ralentir le travail d’exploration de la région: il faudra attendre plusieurs siècles avant que les canaux de Patagonie soient correctement cartographiés. En 1578, le pirate anglais Francis Drake voguera dans les parages. Découvrant qu’il n’y avait pas de continuation terrestre entre la Terre de Feu et les terres australes, il franchira en premier le passage qui sépare les continents américain et antarctique. Quelques années plus tard, le 14 juin 1615, deux navires hollandais quittaient la rade du Texel. Affrétés par la Compagnie Australe, basée dans la ville de Hoorn, ils étaient commandés par Jacob Le Maire, le fils du fondateur de l’entreprise et Willem Schouten. Les marins avaient pour mission d’ouvrir une nouvelle voie maritime qui éviterait le détroit de Magellan, alors soumis à une restriction imposée par leur grand concurrent: la toute-puissante Compagnie néerlandaise des Indes. Huit mois plus tard, Willem Schouten franchissait le passage de Drake. Croisant au large de la dernière île de Terre de Feu, il lui donna le nom de Hoorn, double hommage à la cité où avait été conçue son expédition et au bateau qui l’avait accompagné jusque-là, la patache Hoorn ayant disparu dans les flammes quelques jours plus tôt.

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Le renard de Magellan est particulièrement adapté à la rudesse de la vie dans ces terres australes. SFautre pour le Figaro Magazine

Parmi les centaines d’expéditions qui allaient se succéder au fil des siècles, il faut garder en mémoire celles de Fitz Roy. Le capitaine britannique allait se rendre à deux reprises en Terre de Feu à bord du célèbre Beagle. En 1826, puis en 1832, en compagnie du naturaliste Charles Darwin, qui allait trouver dans l’observation des Indiens yaghans une confirmation de sa théorie de l’évolution des espèces. En 1882, c’est l’aviso français La Romanche qui se rendit là, dans le cadre d’une expédition scientifique dans les mers australes. Parallèlement, le passage de Drake s’imposait comme une des premières routes commerciales du monde. En 1892, plus de 1 200 voiliers croisaient le cap Horn: tout à leur course de vitesse, les grands clippers évitaient les tortueux canaux de Patagonie. Mais la navigation restait particulièrement périlleuse: en 1905, on dénombrait 53 naufrages au large du ténébreux rocher. C’est dire si l’ouverture du canal de Panamá, en 1914, fut accueillie avec soulagement. En 1949, le Pamir, vaisseau allemand, fut le dernier voilier de commerce à franchir le cap Horn. Fin de l’histoire. Après une courte éclipse qui l’avait placée au carrefour du monde, la Patagonie pouvait reprendre la place qui lui revenait dans l’ordre naturel des choses: loin de tout.

Une autre histoire, littéraire celle-ci, pouvait commencer. Les écrivains ferment souvent la marche des explorateurs. Dans les années 50, alors qu’il naviguait dans le détroit de Magellan, Jean Raspail fit une rencontre qui, raconte-t-il, allait déterminer son existence: un canot de bois avec, au fond, quelques silhouettes massées autour de trois braises scintillant dans le brouillard. C’étaient sans doute les ultimes Kaweskars: les «hommes», comme ils s’appelaient eux-mêmes, les derniers Indiens de canots. Restés bloqués à l’âge de pierre, ils ne survécurent pas à la rencontre de l’homme moderne. Raspail leur a livré un magistral hommage dans son livre Qui se souvient des hommes… Aujourd’hui, les hommes ont disparu. Quelques descendants, métisses d’Indiens et de marins européens, tentent vaguement de se réapproprier une culture dont le sort fut scellé le jour où un de leurs ancêtres vit passer, depuis son rocher, les bateaux de Magellan. Et pour les voyageurs qui aboutissent aujourd’hui dans l’ancien royaume de ces ombres, il ne reste plus qu’à songer, en contemplant l’eau sombre des fjords et les plages de galets où ils vivaient jadis, à l’étrange destin de ce peuple. Ces lieux s’y prêtent particulièrement bien.

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