Le canal Beagle (Onashaga) : Lieu de rencontre des océans à l’extrémité australe de l’Amérique

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22 août 2025
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Le canal Beagle, connu par le peuple yagan sous le nom d’Onashaga (“canal des chasseurs Onas”, i e, leurs voisins de l’île de Terre de Feu, les Selk’nam), est l’un des passages maritimes remarquables de notre planète. Ce détroit interocéanique d’approximativement 270 kilomètres de longueur connecte les océans Atlantique et Pacifique à l’extrême sud de l’Amérique du Sud, séparant la grande île de Terre de Feu d’un archipel d’îles plus petites entre les 54°50′ et 55°00′ de latitude sud.

Pour nous qui naviguons régulièrement dans ces eaux mythiques, Onashaga, le canal Beagle, représente bien plus qu’un simple passage maritime : c’est un univers à part entière, où se rencontrent deux océans et où résonnent sept millénaires de navigation yagan.

carte du canal beagle oriental karukinka île navarino terre de feu
Carte de la partie orientale du canal Beagle (c) Karukinka

Genèse d’un paysage exceptionnel : l’héritage glaciaire

Quand les glaces sculptaient les canaux

La formation du canal Beagle constitue un exemple de sculpture glaciaire quaternaire qui a modelé l’un des paysages les plus spectaculaires de l’hémisphère sud. Durant les multiples glaciations du Pléistocène, des glaciers de centaines de mètres d’épaisseur ont excavé des vallées comme Carbajal, ainsi que le lac Kami (Fagnano), créant la topographie complexe qui caractérise actuellement la région.

Vallée Carbajal durant l'expédition de Lauriane Lemasson en février 2013
Photographie de la vallée Carbajal par Lauriane Lemasson, lors de l’expédition 2013 en Terre de Feu argentine

Le glacier responsable de la formation du canal Beagle se déplaçait d’ouest en est, s’alimentant depuis la cordillère Darwin où l’on peut encore observer de magnifiques glaciers et névés qui constituent les vestiges de sa genèse. Ce processus glaciaire a laissé des dépôts morainiques dans les zones de moindre profondeur, particulièrement dans la zone de l’île Gable et face à la baie Ushuaia, créant les complexes bathymétriques actuels.

La structure tectonique sous-jacente du canal correspond à une vallée tectonique longitudinale qui fut postérieurement modifiée par l’action glaciaire. Cette combinaison de processus tectoniques et glaciaires a résulté en une morphologie caractérisée par des bassins semi-isolés pouvant atteindre 400 mètres de profondeur, séparés par des seuils topographiques peu profonds qui contrôlent la circulation des masses d’eau.

Une architecture sous-marine complexe

La bathymétrie du canal Beagle révèle une architecture complexe dominée par une série de seuils peu profonds qui divisent le canal en plusieurs micro-environnements distincts. Dans le secteur occidental, les seuils de l’île Diablo (approximativement 50 mètres de profondeur) et de la baie Fleuriais (environ 100 mètres) séparent les branches nord-occidentale et sud-occidentale du secteur central.

Cette configuration bathymétrique génère un système de circulation complexe où les seuils agissent comme des barrières qui limitent l’échange des masses d’eau profondes, créant des micro-environnements aux propriétés physiques, chimiques et biologiques distinctives. C’est cette diversité d’habitats qui fait du canal Beagle un écosystème si riche et si particulier, comme l’expliquent les chercheurs du Centro IDEAL qui étudient ces eaux depuis des années.

Un système hydrographique unique au monde

La rencontre des océans

Le canal Beagle fonctionne comme un corridor interocéanique qui facilite le transport d’eaux superficielles depuis le Pacifique vers l’Atlantique, un patron impulsé essentiellement par les différences de niveau entre les deux océans et l’influence des forts vents d’ouest dans le Courant Circumpolaire Antarctique.

Le Courant du Cap Horn constitue la principale source des eaux qui pénètrent dans le canal, transportant l’Eau Subantarctique (SAAW) à des profondeurs supérieures à 100 mètres le long du bord de la plateforme continentale patagonienne du Pacifique. Cette masse d’eau pénètre sur la plateforme continentale à travers un canyon sous-marin situé à l’entrée occidentale du canal, caractérisée par des températures de 8-9°C, une salinité supérieure à 33 et des concentrations d’oxygène relativement faibles.

Carte illustrant le courant du cap Horn (c) Karukinka

Des eaux qui racontent l’histoire du climat

Les apports d’eau douce provenant du Champ de Glace de la Cordillère Darwin génèrent un système à deux couches avec une pycnocline prononcée qui délimite la distribution verticale de la fluorescence du phytoplancton. Cette Eau Estuarienne se caractérise par sa pauvreté en nutriments, sa température froide (4-6°C) et sa forte oxygénation.

Les analyses de séries temporelles révèlent que le cycle annuel explique entre 75-89% de la variabilité de la température océanique, tandis que le cycle atmosphérique explique 53% de la variabilité. Ces données nous permettent de comprendre comment le canal réagit aux changements climatiques, soulignent les océanographes qui surveillent ces eaux.

Un sanctuaire de biodiversité marine

Le royaume des mammifères marins

Le canal Beagle abrite une diversité exceptionnelle de mammifères marins, reconnue internationalement comme Zone Marine d’Importance pour les Mammifères Marins (IMMA), s’étendant sur 26 572 km² depuis le canal jusqu’au cap Horn. Cette zone abrite au moins onze espèces primaires de mammifères marins en plus de huit espèces de support.

Parmi les espèces résidentes toute l’année se distinguent trois espèces de petits cétacés : le dauphin austral (Lagenorhynchus australis), le dauphin sombre (L. obscurus) et le marsouin épineux (Phocoena spinipinnis), accompagnés de deux pinnipèdes : l’otarie à crinière (Otaria byronia) et l’otarie à fourrure australe (Arctocephalus australis).

Otaries à fourrure australes dans le canal Beagle
Colonie d’otaries à fourrure australes dans le canal Beagle, près de la baie d’Ushuaia, photographiée en avril 2025 lors d’une expédition en voilier

Nous avons eu la chance d’observer ces dauphins australs lors de nos navigations dans les canaux de Patagonie, de l’entrée orientale du canal à la baie Cook son extrémité sud occidentale. Leur association étroite avec les forêts de macroalgues est fascinante : ils y réalisent 40,5% de leurs activités d’alimentation et 14,3% de leurs comportements de recherche de proies.

Les forêts sous-marines de kelp

Les forêts sous-marines de Macrocystis pyrifera, connues localement sous le nom de “cachiyuyos”, constituent l’un des écosystèmes les plus importants du canal Beagle, s’étendant depuis la péninsule Valdés jusqu’à la Terre de Feu. Ces forêts fournissent un habitat critique pour une diversité exceptionnelle d’espèces marines, fonctionnant comme pépinières, refuges et zones d’alimentation.

La recherche doctorale d’Adriana Milena Cruz Jiménez a révélé la complexité des assemblages de poissons associés à ces forêts, étudiant différentes strates : la partie inférieure où se situe le crampon (structure de fixation de l’algue) et la partie moyenne de la colonne d’eau où se trouvent les frondes. Cette diversité ichtyologique associée aux forêts de kelp témoigne de l’importance cruciale de ces écosystèmes pour la biodiversité marine, explique cette spécialiste.

Un équilibre délicat menacé

La distribution des nutriments dans le canal Beagle montre des patrons clairement différenciés selon les masses d’eau présentes. Le système présente une limitation notable en nitrate avec un rapport N:P de 8,42, cohérent dans toutes les masses d’eau. Cette caractéristique influence directement la productivité primaire du système.

La biomasse phytoplanctonique modérée se restreint généralement à la partie supérieure de la pycnocline dans le secteur occidental, tandis que le mélange sur les seuils altère la stratification, déplaçant les cellules phytoplanctoniques sous la couche photique, ce qui peut limiter la production primaire. Les chercheurs locaux insistent que le fait que comprendre ces mécanismes est essentiel pour préserver l’équilibre de cet écosystème unique.

L’héritage des grandes explorations

Sur les traces de Darwin et FitzRoy

Le canal doit son nom au HMS Beagle, le navire britannique qui réalisa le premier relevé hydrographique des côtes du sud de l’Amérique du Sud entre 1826 et 1830. La découverte européenne proprement dite du canal eut lieu en avril 1830, lorsque le HMS Beagle se trouvait au mouillage en baie Orange (sud-est de l’île Hoste).

Pendant la seconde expédition du Beagle (1831-1836), FitzRoy emmena avec lui Charles Darwin comme naturaliste autofinancé. Darwin eut sa première vision de glaciers lorsqu’ils atteignirent le canal le 29 janvier 1833, écrivant dans son carnet de terrain : “Il est presque impossible d’imaginer quelque chose de plus beau que le bleu béryl de ces glaciers, spécialement contrasté avec le blanc mort de l’étendue supérieure de neige”.

glacier de la cordillère darwin pendant une expédition en voilier de l'association Karukinka dans le canal Beagle
Et pour nous y rendre régulièrement… c’est à chaque fois un émerveillement ! Expédition en voilier, février 2025 (Karukinka)

Les méticuleuses observations de Darwin sur la géologie, la faune et les populations indigènes de la région fournirent des preuves cruciales pour sa compréhension de l’adaptation des espèces et de la distribution géographique. Le canal devint ainsi l’un des laboratoires naturels clés de l’histoire des sciences naturelles.

De la cartographie aux conflits géopolitiques

Les relevés hydrographiques réalisés par le capitaine FitzRoy et son équipage établirent les fondements de la navigation moderne dans la région, suivi de ces de la Mission scientifique du cap Horn. Cependant, cette précision cartographique révéla également l’importance stratégique du canal, source historique de tensions géopolitiques entre le Chili et l’Argentine.

Le Conflit du Beagle de 1978 mena ces pays au bord de la guerre pour la souveraineté de trois petites îles —Picton, Lennox et Nueva— dont la possession déterminerait le contrôle sur de vastes territoires maritimes. La dispute fut finalement résolue par médiation papale, avec le Pape Jean-Paul II jouant un rôle crucial dans la négociation du Traité de Paix et d’Amitié de 1984.

En jaune les îles concernées lors du Conflit du Beagle de 1978

La science moderne au service de la connaissance

Un laboratoire naturel sous surveillance

Le canal représente actuellement l’un des systèmes marins subantarctiques les plus étudiés, constituant une sentinelle régionale et exhaustive du changement global. Depuis octobre 2016, le Centro IDEAL de l’Université Australe du Chili conduit des transects hydrographiques annuels depuis l’extrémité occidentale jusqu’à la baie Yendegaia.

Un jalon scientifique significatif fut la réalisation en juillet-août 2017 du premier relevé océanographique complet à haute résolution le long de tout le canal, grâce à la collaboration entre le Centro IDEAL et une expédition argentine à bord du navire océanographique Bernardo HoussayCette coordination internationale a permis de générer pour la première fois une section hydrographique complète du canal, expliquent les chercheurs impliqués dans ce projet pionnier.

Le voilier Bernardo Houssay, de la Préfecture Navale argentine, lors de son arrivée au port d’Ushuaia en 2021 (source)

Des défis scientifiques uniques

La recherche dans le canal Beagle fait face à des défis uniques dus à sa localisation isolée, sa géomorphologie complexe et le fait qu’il soit partagé entre le Chili et l’Argentine, ce qui a historiquement limité les efforts coordonnés. Les besoins de recherche future incluent des études orientées vers les processus dans chaque bassin semi-fermé et l’implémentation de modèles couplés atmosphère-océan-glacier pour déterminer les temps de résidence. Ces recherches sont cruciales pour comprendre comment cet écosystème va répondre aux changements climatiques futurs.

Menaces et enjeux de conservation

Les défis du changement climatique

Le canal Beagle fait face à des défis sans précédent dérivés du changement climatique, avec des températures en hausse, des moyennes de précipitation changeantes et une acidification océanique qui menacent l’équilibre délicat de ces écosystèmes. Le recul glaciaire dans la région s’est accéléré dramatiquement ces dernières décennies, altérant les apports d’eau douce et affectant potentiellement la productivité marine.

Nous observons déjà des changements lors de nos expéditions : le recul des glaciers entre 2018 et 2025 nous a marqué. Les scientifiques surveillent étroitement ces changements, utilisant la région comme laboratoire naturel pour comprendre les impacts plus larges du changement climatique.

La controverse de la salmoniculture

L’expansion de l’industrie salmonicole vers le canal Beagle a généré un rejet catégorique de la part des organisations regroupées dans le Forum pour la Conservation de la Mer Patagonique, qui expriment leur préoccupation face aux dommages catastrophiques et irréversibles que son exploitation provoquerait dans l’une des régions les plus précieuses de l’écosystème marin patagon.

Nous soutenons fermement cette position : le canal se distingue par ses eaux pristines et abrite l’une des plus grandes réserves mondiales de biodiversité, avec une grande hétérogénéité d’habitats marins-côtiers qui contiennent de nombreux invertébrés et vertébrés marins encore trop peu étudiés. L’introduction d’espèces étrangères comme le saumon est considérée “terrible et risquée” pour cet écosystème par les chercheurs spécialisés. Plusieurs saumons d’élevage s’étaient déjà échappés par le passé dans des élevages situés au nord et nous retrouvons désormais des saumons “sauvages” dans la réserve de biosphère du cap Horn et qui menacent à présent des espèces endémiques comme le robalo.

Un exemple de saumon pêché par José dans les environs du bras nord du canal Beagle lors d’une de nos expéditions en voilier en 2025 (photo Christine Stein, association Karukinka)

L’héritage culturel yagan : le canal Onashaga (Beagle)

Sept millénaires de navigation

La dénomination Onashaga signifie “canal des chasseurs Onas” en langue yagan et reflète la connexion intime de ce peuple maritime avec ces eaux depuis environ 7 000 ans. Les Yagan développèrent une culture nomade basée exclusivement sur l’exploitation des ressources marines et la navigation constante dans l’archipel fuégien, s’adaptant à un environnement que les Européens considéraient comme totalement inhospitalier.

Quand nous naviguons dans ces eaux, nous ressentons encore la présence de ces navigateurs, témoignent nos équipiers. Leur territoire traditionnel s’étendait depuis la côte sud de la grande île de Terre de Feu (Onaisin) jusqu’à l’archipel du cap Horn, incluant le canal Beagle qu’ils appelaient Onashaga. Ce nom de lieu (toponyme) est l’un des milliers de noms que la colonisation avait effacé des cartes officielles et qu’il nous faut utiliser pour redonner un sens lié aux premiers habitants de ces territoires.

Un canal aussi témoin archéologique

L’évidence archéologique le long du Canal Beagle révèle une occupation humaine qui s’étend sur des milliers d’années, avec des amas coquilliers (conchales), des ateliers d’outils lithiques, des pêcheries et d’anciens campements.

Les sites archéologiques notables incluent des preuves d’établissement yagan ancien dans des lieux comme la baie Wulaia sur l’île Navarino qui indique une occupation de plus de 7000 ans avant le présent. 

Un enjeu de préservation et de coopération internationale et multiculturelle

Depuis 2005, avec l’objectif de préserver cette merveille de notre planète, la majorité des îles au sud du Canal Beagle font partie de la Réserve de Biosphère du Cap Horn, gérée par l’UNESCO, la CONAF et la Marine chilienne. Cette désignation reconnaît l’importance exceptionnelle de l’écosystème et établit des cadres pour sa conservation à long terme.

Nous croyons fermement que la préservation de la culture yagan et l’intégration de leurs savoirs ancestraux sont essentielles pour comprendre et protéger cet écosystème unique. L’incorporation du savoir écologique traditionnel yagan dans les stratégies contemporaines de gestion environnementale représente une opportunité de développer des approches novatrices pour la conservation. Les connaissances sur la navigation, les observations climatiques, les ressources marines et les cycles saisonniers constituent un patrimoine scientifique de grande valeur et complètent les méthodologies de recherche modernes.


Bibliographie

Sources scientifiques primaires

Ferreyra, G. & González, H. “General Hydrography of the Beagle Channel, a Subantarctic Interoceanic Passage at the Southern Tip of South America”. Frontiers in Marine Science, 30 septembre 2021.

Marine Mammal Protected Areas Task Force. “Beagle Channel to Cape Horn IMMA – Marine Mammal Protected Areas Task Force”. Marine Mammal Habitat, 18 mars 2024.

Lodolo, E., Menichetti, M. & Tassone, A. “Shallow architecture of Fuegian Andes lineaments based on marine geophysical data”. Andean Geology, vol. 45, n°1, 2018.

Publications institutionnelles

Yaghan’s, Explorers and SettlersMuseo Yaganusi, Gouvernement du Chili. Document PDF, 2021.

Canal Beagle sin salmonerasMar Patagónico, Déclaration régionale, 2024.

The Beagle Channel free from salmon farmingMar Patagónico, Regional statement, 2024.

Biodiversidad fitoplanctónica y calidad de las aguas del Canal Beagle, Argentina, período 2017-2021Gobierno de Argentina, Document PDF.

Articles

El Rompehielos. “La importancia de la biodiversidad marina del Canal Beagle”. 29 janvier 2020.

Radio del Mar. “Canal Beagle es un ecosistema clave de investigación científica de biología marina”. 22 mai 2023.

Centro IDEAL. “Científicos logran desentrañar la estructura del canal Beagle”. 11 novembre 2021.

Documentation audiovisuelle

“Descubrimiento del Canal Beagle”YouTube, 20 juin 2021.

“La importancia de la biodiversidad marina del Canal Beagle”YouTube, 29 janvier 2020.

Organisations de conservation

Rewilding Chile. “Beagle Channel: Exploring the end of the world”. 3 septembre 2023.

Rewilding Chile. “Canal Beagle: explorando el confín del mundo”. 3 septembre 2023.

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