Le feu sous la glace : le volcan le plus isolé du monde abrite un lac de lave (National Geographic, 3 décembre 2024)

Les scientifiques soupçonnaient depuis longtemps qu’une île volcanique de l’Atlantique Sud renfermait un lac de lave. Pour l’étudier, ils ont dû s’aventurer dans l’un des lieux les plus reculés de la planète.

Source : https://www.nationalgeographic.fr/sciences/expedition-scientifique-volcan-le-plus-isole-du-monde-abrite-lac-de-lave-magazine

De Freddie Wilkinson, National Geographic

Photographies de Renan Ozturk

Publication 3 déc. 2024, 14:58 CET

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Le mont Michael émerge du brouillard qui nappe l’île Saunders. Bien que située dans l’une des régions volcaniques les plus actives du monde – à environ 2400 km de la pointe de l’Amérique du Sud –, celle-ci est rarement visitée par les chercheurs.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Sur une crête couverte de glace, à environ 900 m au-dessus de la houle furieuse de l’océan Atlantique Sud, Emma Nicholson prend une profonde inspiration derrière son respirateur, vérifie son baudrier et s’engage dans la bouche béante d’un volcan en activité. 

Il est un peu plus de 16 heures sur le sommet battu par les vents du mont Michael, point culminant de l’île Saunders. Située dans l’archipel inhabité des Sandwich du Sud, celle-ci est l’un des endroits les plus isolés de la planète – à environ 800 km de la station de recherche permanente la plus proche, en Géorgie du Sud, et à plus de 1 600 km du moindre trafic maritime. En fait, les personnes se trouvant le plus près de la jeune femme et de ses compagnons d’aventure sont les sept astronautes de la Station spatiale internationale, qui passe à quelque 400 km au-dessus d’eux toutes les quatre-vingt-dix minutes. Après des années de préparation et un voyage tortueux de 2 250 km dans des mers tumultueuses et truffées d’icebergs, la volcanologue de 33 ans est sur le point de devenir la première scientifique à explorer l’intérieur du cratère du mont Michael. Elle espère y recueillir de nouveaux indices sur les processus à l’œuvre dans les entrailles de la planète. Mais le volcan ne livre pas facilement ses secrets. 

À première vue, l’intérieur du cratère semble sans danger. Emma Nicholson et son partenaire de recherches, João Lages, descendent prudemment à l’aide d’une corde d’escalade – tous deux comprennent que, quelque part en contrebas, ce terrain apparemment sûr pourrait se transformer en une paroi de glace instable. Au fil de leur descente, le vent se calme et des pans de ciel bleu apparaissent. La volcanologue découvre à travers son masque un cercle de parois quasi verticales de roche et de glace recouvertes de cendres. 

Équipés d’un ordinateur et d’une caméra thermique, João Lages et Emma Nicholson s’enfoncent encore plus profondément dans la montagne. Au-dessous d’eux, la pente douce débouche brusquement sur le vide, sans qu’ils parviennent à distinguer le fond du cratère. En regardant autour d’elle, la scientifique prend toute la mesure de l’environnement où elle se trouve : un lieu qui porte les marques de l’une des plus grandes démonstrations de puissance de la nature. 

Des manchots peuplent les pentes couvertes de cendres de l’île Saunders, l’une des onze que compte ...
Des manchots peuplent les pentes couvertes de cendres de l’île Saunders, l’une des onze que compte l’archipel des Sandwich du Sud. Le site est un lieu de reproduction essentiel pour plus de 3 millions de manchots papous, Adélie et à jugulaire, et de gorfous macaronis.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Pour un volcanogue, être le premier à plonger son regard dans un gouffre obscur menant vers les profondeurs de la planète représente le moment le plus attendu d’une carrière. Une seule chose échappe à la scientifique, celle-là même qui l’a amenée dans ce lieu perdu : où se trouve le lac de lave ? 

Une traction rassurante s’exerce sur son baudrier. La corde, Emma Nicholson le sait, est reliée à un point d’ancrage des plus fiables, au sommet : la guide de montagne Carla Pérez, devenue en 2019 la première femme à gravir l’Everest et le K2 la même année. La traction est un petit rappel à son adresse pour qu’elle fasse attention à elle et n’aille pas trop loin. 

Le 2 Février 1775, le capitaine britannique James Cook se tenait avec lassitude sur le bastingage de l’arrière de son navire, le Resolution, et contemplait une île morne et enneigée. Le navigateur était en mer depuis deux ans et demi pour sa deuxième expédition, et le paysage sinistre correspondait à son état d’esprit. « La plus horrible côte du monde », déclara-t-il à propos de l’archipel qu’il baptisa îles Sandwich du Sud, en hommage à l’un de ses soutiens, le comte de Sandwich. Ces îles, écrivit-il, sont « condamnées par la nature […] à ne jamais recevoir la chaleur des rayons du soleil ».

Il fallut attendre des décennies pour que les scientifiques comprennent que l’une d’entre elles, l’île Saunders, possédait sa propre source de chaleur. Et, même à cette époque, ce lieu glacé et balayé par les vents, situé au milieu de nulle part, n’intéressait personne. 

Depuis la timonerie de l’Australis, la volcanologue britannique Emma Nicholson observe le paysage à l’approche de l’île Saunders. ...
Depuis la timonerie de l’Australis, la volcanologue britannique Emma Nicholson observe le paysage à l’approche de l’île Saunders. Une tentative manquée de gagner le sommet de son volcan, en 2019, lui avait laissé le sentiment d’un « travail inachevé ». 
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

« Comme les îles Sandwich du Sud sont difficiles d’accès et qu’il est compliqué d’y débarquer et d’y travailler, il faut vraiment avoir de bonnes raisons pour y aller », résume John Smellie, professeur de géologie à l’université de Leicester, en Angleterre. L’archipel, formé par le déplacement de la plaque tectonique sud-américaine sous la plaque des Sandwich, est pourtant l’un des environnements les plus simples du monde pour l’étude de la volcanologie. 

« C’est une véritable usine à croûte terrestre, poursuit l’universitaire. On peut examiner ce qui se passe dans les magmas depuis leur formation jusqu’à leur remontée à la surface… parce que les variables y sont très peu nombreuses. » 

John Smellie est l’une des rares personnes à avoir visité l’île Saunders. Lors d’une expédition en 1997, il était en train de prélever des échantillons à son extrémité nord, quand il a remarqué que le panache du mont Michael était anormalement dense. « On aurait dit qu’il soufflait et haletait, et ces caractéristiques m’ont surpris », raconte-t-il. Cela lui a rappelé le mont Erebus, un volcan en Antarctique abritant un lac de lave permanent. Le scientifique et un de ses amis du British Antarctic Survey ont cherché à identifier une signature thermique correspondant au cratère sommital du mont Michael, grâce à un radiomètre embarqué à bord d’un satellite. Ayant observé des températures moyennes de 300 °C, tous deux ont supposé qu’ils avaient bien affaire à un lac de lave, l’un des phénomènes les plus rares de la volcanologie. 

Le photographe Ryan Valasek nage en combinaison étanche, non loin de l’Australis. L’équipe a pu compter ...
Le photographe Ryan Valasek nage en combinaison étanche, non loin de l’Australis. L’équipe a pu compter sur cet équipement pour se protéger des eaux glaciales de l’Atlantique Sud, dont les températures peuvent plonger en dessous de zéro.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Bien que le monde compte environ 1 350 volcans potentiellement actifs, la présence actuelle d’un lac de lave permanent n’est attestée que dans huit d’entre eux. En général, après une éruption, la lave exposée à l’atmosphère refroidit et forme un bouchon de roche compact, emprisonnant la chaleur et les gaz à l’intérieur (et risquant de déclencher une nouvelle explosion). Mais, dans les volcans à conduit ouvert, la cheminée qui relie la surface à la chambre magmatique en profondeur n’est pas obstruée. Pour qu’un lac de lave se forme, la pression doit être assez forte pour pousser la lave jusqu’à la surface. Et pour qu’il subsiste, la pression doit continuer à s’exercer, et le rapport entre la chaleur provenant de l’intérieur de la colonne de magma et le taux de refroidissement doit être parfaitement équilibré, afin de maintenir la lave en fusion. Pour John Smellie, c’est le mot « capricieux » qui décrit le mieux les niveaux de pression pompant la lave dans le cratère du mont Michael : « Elle va et vient, peut-être pendant des mois, mais nos recherches montrent qu’elle continue à s’exercer aussi pendant des mois. » 

Parce que ces volcans à conduit ouvert permettent aux scientifiques d’échantillonner et d’analyser les gaz et la lave, ils sont considérés comme un laboratoire essentiel pour mieux comprendre les éruptions volcaniques et aider à les prévoir et à en limiter les risques.

En 2019, une autre équipe de volcanologues a utilisé des données satellitaires à haute résolution pour actualiser la découverte de John Smellie et détecté une anomalie de plus de 9 940 mde large à la surface du cratère. Comme Smellie, ils en ont déduit qu’il s’agissait d’un lac de lave. Leur étude a attiré l’attention d’une nouvelle professeure de volcanologie de l’University College de Londres, Emma Nicholson. Qui savait très bien que, si précise que soit l’imagerie satellitaire, le seul moyen de confirmer – et d’étudier –la présence d’un lac de lave était de gravir le mont Michael et de collecter des échantillons dans le cratère. Le fait qu’aucun géologue de terrain n’ait travaillé sur l’île Saunders depuis vingt ans a nourri sa motivation.

L’équipe érige des murs de neige pour protéger les tentes des vents violents. L’eau potable représentait ...
L’équipe érige des murs de neige pour protéger les tentes des vents violents. L’eau potable représentait un plus grand défi pour elle, qui avait prévu de faire fondre de la neige. Or celle-ci s’est avérée souillée par des composés chimiques provenant du volcan.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

« Plus jeune, j’adorais me perdre, errer, explorer », raconte la volcanologue. Ses parents, tous deux de fervents randonneurs, l’ont encouragée à suivre sa passion pour l’aventure. Lors d’un séjour aux États-Unis avec sa famille, quand elle avait 6 ans, une excursion à la découverte du volcan du mont Saint Helens a été déterminante pour son parcours. « Tous les arbres étaient encore couchés dans une seule direction, se souvient-elle. Il y avait des cendres partout, même plus de dix ans après l’éruption. Je me rappelle avoir voulu comprendre quelles forces avaient bien pu créer ce paysage. »

En 2020, Emma Nicholson a rejoint une expédition d’étude des îles Sandwich du Sud. Après avoir jeté l’ancre au large de l’île Saunders, elle a tenté, avec d’autres scientifiques, la première ascension du mont Michael. Mais les mauvaises conditions météorologiques ont contraint l’équipe à faire demi-tour – un crève-coeur pour la volcanologue.

En novembre dernier, j’ai retrouvé celle qui était entre-temps devenue Exploratrice pour National Geographic dans les îles Malouines, pour un nouveau voyage sur l’île Saunders. La jeune femme avait monté une expédition pour réaliser la première ascension du mont Michael et la première étude de terrain de son cratère. L’Australis, voilier à moteur à coque en acier, nous attendait à quai à Port Stanley.

Notre expédition aurait semblé ridiculement petite au capitaine Cook. Ben Wallis, 43 ans, le capitaine australien, et deux autres membres d’équipage étaient à la manoeuvre. Emma Nicholson, avec ses collègues João Lages, 30 ans, géochimiste et volcanologue, et Kieran Wood, 37 ans, ingénieur en aérospatiale et spécialiste des drones déjà présent lors de l’expédition de 2020, formaient l’équipe scientifique. Le photographe Renan Ozturk, 43 ans, dirigeait une équipe de quatre personnes chargées de la communication. Enfin, Carla Pérez, 39 ans, alpiniste équatorienne et l’une des rares femmes à avoir atteint le sommet de l’Everest sans oxygène, devait conduire l’expédition pendant les phases d’ascension et de redescente du mont.

Le mont Michael crache un mélange de gaz, alors que l’équipe s’apprête à débarquer du matériel ...
Le mont Michael crache un mélange de gaz, alors que l’équipe s’apprête à débarquer du matériel sur l’île. Le capitaine de l’Australis suit de près la météo de l’Atlantique Sud, précisant qu’ils n’ont guère le droit à l’erreur : « Personne ne peut venir vous chercher en cas de problème. »
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Ben Wallis avait déjà emmené l’Australis dans les îles Sandwich du Sud. L’expérience avait été éprouvante. « Je préfère ne pas en parler », me dit-il sur le moment. Il n’était pas le seul à redouter cette partie de l’océan. Notre route frôlerait le passage de Drake, entre la pointe de l’Amérique du Sud et l’Antarctique, là où les océans Pacifique et Atlantique se rencontrent et forment les eaux les plus dangereuses de la planète. À cette latitude, aucune masse continentale ne vient entraver le vent ou les courants et la hauteur des vagues peut atteindre jusqu’à 12 m.

Des semaines après que je lui avais posé la question pour la première fois, le laconique capitaine a fini par me livrer un récit haletant : celui d’une traversée au cours de laquelle il avait survécu en pleine mer à une tempête dont les vents avaient dépassé les 145 km/h sur son anémomètre – avant qu’il cesse de le consulter.

Depuis plus de vingt ans qu’il naviguait sur des petits bateaux autour de la péninsule Antarctique, il effectuait régulièrement quatre ou cinq traversées aller-retour du passage de Drake chaque été. Mais il lui avait fallu plusieurs années, reconnaissait-il, avant de se sentir prêt pour entreprendre un nouveau voyage vers les îles Sandwich du Sud.

« Ce qui [les] rend différentes, c’est qu’elles sont hors du monde », m’expliqua Ben Wallis. En d’autres termes, ce chapelet d’îles se trouvait hors de portée des avions basés à terre, et peu de navires traversaient la région. Ce qui signifiait qu’« il n’y a personne pour venir vous chercher en cas de problème », conclut-il.

Quand nous avons pris la mer, le premier jour, les vents étaient faibles. Nous en avons donc profité pour nous détendre sur le pont, simplement couverts de coupe-vent. Mais, chaque jour, la température fraîchissait légèrement et nous y passions moins de temps. Au cinquième jour de notre traversée, l’île de Géorgie du Sud était en vue. L’endroit était autrefois un centre prospère de chasse à la baleine.

La guide de montagne Carla Pérez conduit les membres de l’équipe sur les derniers mètres de ...
La guide de montagne Carla Pérez conduit les membres de l’équipe sur les derniers mètres de l’ascension qui fait d’eux les premiers à fouler le sommet du mont Michael. Derrière elle, Emma Nicholson transporte un appareil conçu pour échantillonner et mesurer les gaz volcaniques émis par le cratère.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Après un bref arrêt au port de Grytviken, où nous nous sommes enregistrés auprès des autorités britanniques qui gèrent le sanctuaire marin de la Géorgie du Sud et des îles Sandwich du Sud, nous avons quitté l’abri protecteur des côtes géorgiennes pour nous enfoncer plus avant dans l’Atlantique Sud. Des icebergs commençaient à apparaître à l’horizon. À l’aide du radar et protégés par la coque en acier du voilier, nous avons zigzagué dans le dédale formé par ces énormes écueils luisants, jusqu’à ce que, dans l’après-midi de notre huitième jour en mer, l’île Saunders surgisse brusquement du brouillard.

Minuscule croissant de 8 km de long émergeant de l’océan Atlantique Sud, l’île ne présente aucun mouillage sûr. Notre meilleure option restait la baie Cordelia, qui offre une protection minimale contre le vent et la houle, mais qui est aussi bordée de hauts-fonds que les cartes marines qualifient de « mauvais » et de « non hydrographiés ».

Alors que nous nous dirigions vers la terre, les nuages qui enveloppaient l’île étaient en train de se dissiper et nous avons pour la première fois aperçu le mont Michael : l’apparence basse, ramassée et presque parfaitement symétrique d’une montagne qui, sans offrir un spectacle grandiose, n’en était pas moins imposante.

Ben Wallis a fait passer l’Australis sous les falaises qui surplombent l’extrémité nord de la plage et a jeté l’ancre. Notre temps était compté : selon lui, nous pouvions rester seize jours tout au plus avant que les conditions météo nous obligent à partir. La tonne d’équipement stockée en toute sécurité dans le gaillard d’avant a été répartie entre nos cabines exiguës ; le matériel serait transporté en canot pneumatique jusqu’à la plage le lendemain matin.

Enveloppés par le brouillard et fouettés par le vent et la neige au sommet du mont ...
Enveloppés par le brouillard et fouettés par le vent et la neige au sommet du mont Michael, Emma Nicholson (à gauche) et l’ingénieur en aérospatiale Kieran Wood utilisent un ordinateur portable connecté à une caméra thermique pour rechercher des indices de la présence de lave à l’intérieur du cratère.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Pendant les préparatifs, le photographe Ryan Valasek poussa soudain un cri depuis le pont : « Regardez-moi ça ! » Nous avons tous rejoint la timonerie : un nuage scintillant en forme de soucoupe apparut dans le ciel nocturne au-dessus du mont Michael. Mes yeux ont d’abord distingué des taches rouges et violet foncé dans la nuit étoilée. Le Soleil s’était couché depuis déjà deux heures. J’ai alors réalisé lentement que la lumière provenait de l’intérieur du volcan. Tandis que nous scrutions le ciel, la palette de couleurs semblait changer graduellement : le rouge brique vira à l’écarlate, puis à l’orange, le violet foncé s’adoucissant jusqu’à devenir pourpre. Dehors, les mains agrippées au bastingage, Emma Nicholson tremblait à la fois de froid et d’excitation. Le spectacle incandescent auquel nous assistions, projeté sur la face inférieure d’un nuage, fut la première manifestation concrète de ce qu’elle était venue chercher à l’autre bout du monde : de la lave.

Le matin, nous nous sommes levés tôt et avons revêtu des combinaisons étanches par-dessus plusieurs couches de polaire, pour résister aux températures glaciales de l’eau. Bien que la mer fut suffisamment calme pour nous permettre de sortir du canot pneumatique de 4 m de l’Australis et d’atteindre le rivage sans difficulté, le ressac était encore assez puissant pour risquer de submerger le bateau chaque fois que nous débarquions notre chargement.

D’énormes éléphants de mer australs et des phoques de Weddell plus petits reposaient au ras de l’eau, tandis que des milliers de manchots papous, de manchots à jugulaire et de pétrels géants occupaient les collines brunes et grises désolées séparant la mer des pentes enneigées de la montagne. Une cacophonie de criaillements résonnait à nos oreilles. Pour éviter toute guerre de territoire avec la faune, nous avons décidé d’établir notre camp de base sur un champ de neige peu profonde, à 750 m de la plage.

Ce soir-là, l’île Saunders nous a révélé son premier obstacle. En bordure du camp, João et Emma testaient l’acidité de la neige, que nous avions l’intention de faire fondre pour obtenir de l’eau buvable. Les résultats ont laissé Emma sans voix. L’eau de l’île – du moins, dans les environs immédiats du camp – n’était pas potable.

Une vague charriant des morceaux de glace déferle sur Renan Ozturk, alors qu’un canot l’attend pour ...
Une vague charriant des morceaux de glace déferle sur Renan Ozturk, alors qu’un canot l’attend pour le ramener vers l’Australis. La météo a en effet contraint des membres de l’équipe à nager au-delà des brisants pour quitter l’île.
 
PHOTOGRAPHIE DE Matt Irving

Lors de la première nuit sur place, alors qu’elle était allongée à côté de Carla dans leur tente, les idées n’ont cessé de trotter dans la tête d’Emma. L’absence d’eau potable obligerait à mettre fin à l’expédition si une autre source d’eau ne pouvait être trouvée. Mais cette neige souillée faisait aussi partie des raisons pour lesquelles elle était revenue sur l’île Saunders.

Environ un dixième de l’humanité vit dans un rayon de 96 km autour d’un volcan et est confronté à toute une série de risques potentiels liés à l’activité volcanique. Tout aussi menaçants que les éruptions, mais pourtant bien moins étudiés, figurent les effets à long terme de la consommation d’eau et de l’inhalation d’air contaminés par les volcans à conduit ouvert, qui expulsent souvent un mélange de gaz. La vapeur d’eau et les dioxydes de carbone et de soufre constituent en général plus de 90 % du panache d’un volcan. Mais, quand la lave est proche de la surface, elle émet aussi du fluor, du chlore et du brome – des éléments très acides. Les pentes de neige du mont Michael constituent une zone de prélèvements idéale pour évaluer l’impact de tels volcans sur la nappe phréatique. « Il n’y a pas de sources externes de pollution », a souligné Emma Nicholson, expliquant que presque « tous les produits chimiques mesurés dans la neige ou les eaux souterraines viennent du volcan ».

Une meilleure compréhension de ce processus pourrait permettre d’aider les populations vivant dans ces environnements à trouver des solutions à long terme, notamment en matière de traitement de l’eau et d’alertes ciblées sur la qualité de l’air. Mais, pour étudier correctement ce phénomène durant les quelques jours dont elle disposait sur l’île Saunders, la volcanologue devrait prélever systématiquement des échantillons sous le panache de fumée depuis l’intérieur du cratère jusqu’au sommet du volcan.

Le lendemain, Carla constitua une équipe pour remédier au problème d’eau potable. En canot pneumatique, l’équipage transporta près de 500 l d’eau produite par le dessalinisateur de l’Australis jusqu’à la plage, que l’équipe de Carla achemina sur 750 m jusqu’au camp. Pendant ce temps-là, Emma, Kieran et moi avons passé la journée à explorer la montagne et à prélever des échantillons de neige.

Cette nuit-là, dans sa tente, dont la toile claquait sous le vent, Emma Nicholson fit soigneusement fondre chaque échantillon de neige, y ajoutant ensuite de l’acide nitrique pour en préserver la composition en vue de son étude en laboratoire – une opération délicate avec un produit chimique hautement corrosif utilisé à l’intérieur d’un abri secoué par les rafales.

Sous sa tente, Emma Nicholson ajoute un stabilisateur chimique pour préserver les échantillons d’eau recueillis sous ...
Sous sa tente, Emma Nicholson ajoute un stabilisateur chimique pour préserver les échantillons d’eau recueillis sous le panache du volcan qu’elle étudiera dans son laboratoire. On en sait peu sur les risques sanitaires à long terme liés à l’exposition aux éléments à l’état de traces libérés par les volcans à conduit ouvert.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Le lendemain, nous avons effectué notre première tentative d’ascension du mont Michael. Alors que nous nous trouvions à 60 m du sommet, un signal d’alarme aigu nous transperça les oreilles malgré le rugissement du vent. Emma et Carla portaient des capteurs pour nous avertir de la présence de dioxyde de soufre. Nous avons enfilé les encombrants respirateurs sous nos lunettes de ski et avons poursuivi l’ascension.

À mesure que nous grimpions, les conditions météo se détérioraient. Le vent se renforçait, et d’épais nuages recouvraient la montagne. Kieran tenta de lancer un drone équipé d’un capteur thermique, qui se retrouva immédiatement pris dans des vents tourbillonnants, avant d’être récupéré en hâte. D’autres équipements souffrirent aussi : plusieurs appareils photo rendirent l’âme et un GPS portable se dérégla.

« Nous devons nous encorder », m’a crié Carla, indiquant que l’opération était nécessaire au cas où des crevasses seraient dissimulées sous la neige. Nous nous sommes tous attachés à la corde et j’ai conduit le groupe dans la pénombre.

Après avoir tâtonné sur une trentaine de mètres dans la tempête, il m’a semblé trouver le bord du cratère, mais, entre les vents de 100 km/h et l’épais brouillard, je n’arrivais pas à voir plus loin que ma main. Le reste du groupe m’a rejoint. Emma a sorti de son sac un instrument de la taille d’une mallette auquel étaient fixés plusieurs petits bouts de tuyaux flexibles : il s’agissait d’un capteur qui enregistrerait les principaux gaz du panache. Kieran a poursuivi son ascension pour reconnaître les lieux.

Dix minutes après avoir disparu dans le nuage, il est revenu, tout sourire : « C’est beaucoup mieux là-haut. Je crois que j’ai trouvé le sommet. »

Emma Nicholson et João Lages observent l’intérieur du cratère du mont Michael. Les parois abruptes et ...
Emma Nicholson et João Lages observent l’intérieur du cratère du mont Michael. Les parois abruptes et les couches de cendres témoignent d’éruptions antérieures. « Il est clair qu’il a eu un passé bien plus explosif que ce que nous voyons aujourd’hui », note la volcanologue.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Un peu plus tard, nous nous sommes tous serrés dans les bras, sur le point culminant de la montagne. Le ciel était bleu, mais d’épais nuages remplissaient le cratère, semblable à un chaudron de sorcière. L’idée d’en explorer l’intérieur dans ces conditions – ou d’attendre que le temps se lève – semblait absurde.

Nous avions accompli la première ascension, mais nous n’avions toujours aucune idée de ce que le volcan renfermait.

Le jour suivant, nous nous sommes entassés dans une tente pour examiner les prévisions et discuter des options. Par radio depuis l’Australis, Ben nous informa qu’un système dépressionnaire arrivant dans quelques jours provoquerait des « conditions de mer dangereuses » – c’était la première fois que nous l’entendions utiliser cette expression. Nous espérions rester quelques jours de plus, mais il était temps de quitter l’île Saunders. Pourtant, Emma tenait absolument à retourner au sommet. Entre les pannes d’équipement et les conditions extrêmes, elle n’avait pu recueillir avec Kieran qu’une petite quantité de données. « Nous n’avons toujours pas résolu le mystère de l’existence d’un lac de lave au sommet du mont Michael », a souligné la volcanologue. Et puis elle n’avait pas collecté suffisamment d’échantillons de glace et de gaz pour pourvoir étudier l’influence du volcan sur l’eau.

Malgré tout, il restait une lueur d’espoir : une accalmie était prévue avant l’arrivée du prochain système dépressionnaire. Nous avons alors décidé de diviser l’équipe en deux : Kieran et moi lèverions le camp pendant que Carla reconduirait Emma, Renan et João au sommet. Si tout se passait bien, ils descendraient directement du sommet jusqu’à la plage, où le canot nous ramènerait à l’abri, à bord de l’Australis.

La traction de Carla sur la corde atteint Emma au moment où elle tente d’obtenir une vue dégagée du fond du cratère du mont Michael, espérant apercevoir une tache orange lumineuse en contrebas. Même si elle désire ardemment confirmer la présence du lac de lave, il reste d’autres tâches scientifiques importantes à accomplir, notamment les prélèvements de gaz. L’équipe a placé le dispositif d’échantillonnage dans la partie la plus épaisse du panache, afin d’enregistrer les concentrations de gaz les plus élevées, qui fourniront une mine de données.

Des collègues de João, à l’université de Palerme, ont mis au point le capteur pour un tel cas de figure et, alors qu’il installe le dispositif au bord du cratère, le chercheur, d’ordinaire réservé, pousse un hurlement perçant, entre cri d’extase et cri de guerre.

Carla Pérez regarde le coucher du soleil depuis l’Australis, alors que le voilier tangue dans des ...
Carla Pérez regarde le coucher du soleil depuis l’Australis, alors que le voilier tangue dans des vagues de 4,5 m. Le trajet retour de l’île Saunders à Port Stanley, dans les Malouines, aura duré onze jours. L’équipage a dû affronter les vents dominants et une mer agitée.
PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Un peu avant, Renan Ozturk a décidé lui aussi de se risquer à faire voler le drone une dernière fois, malgré les vents imprévisibles. Alors qu’il s’efforce encore de manoeuvrer le petit appareil, l’écran du contrôleur de vol dévoile au même moment le fond noirci du cratère. Le vent s’est calmé, et voici qu’il apparaît : le neuvième lac de lave actif du monde.

L’ovale rougeoyant ressemble plus à une mare, mais Emma peut enfin pousser un soupir de soulagement : « C’est manifestement de la lave proche de la surface, explique la volcanologue, qui alimente le panache de gaz que nous sommes en train de mesurer. » Pendant ce temps, loin en contrebas, un reflet gris recouvre la mer. Des morceaux de banquise ayant dérivé au nord depuis l’Antarctique cernent la baie Cordelia. Certains ont la taille de petits rochers, d’autres sont aussi gros que des réfrigérateurs. « Il y a mieux comme conditions », commente par radio Dave Roberts, le second de Ben Wallis.

Comme il est trop dangereux de débarquer l’annexe sur la plage, Kieran et moi, vêtus de nos encombrantes combinaisons étanches, tirons notre matériel à travers les déferlantes jusqu’au canot pneumatique ancré non loin du rivage. Pendant des heures, l’équipage fait de nombreux allers-retours pour transborder nos équipements sur l’Australis. Enfin, Emma, Carla, Renan et João nous rejoignent sur la plage pour nous annoncer la nouvelle de la découverte du lac de lave. Mais nous n’avons pas le temps de célébrer l’événement.

Une heure avant le coucher du soleil, alors que la plage est plongée dans la pénombre, nous réalisons que nous allons devoir quitter l’île à la nage. Plus tôt pendant le voyage, j’avais plaisanté sur cette possibilité – mais à ce moment précis, cela ne faisait plus rire personne.

L’un après l’autre, les membres de l’équipe enjambent les morceaux de glace, puis, entre deux vagues aussi hautes qu’eux, tentent de nager jusqu’au canot pneumatique. Au moment où nous ne sommes plus que trois sur la plage, il fait nuit noire. Un petit point lumineux danse dans le noir d’encre : ce sont Ben et Dave qui nous attendent dans le canot, au-delà des brisants. Ils sont à moins de 30 m, mais, dans l’obscurité, avec les vagues et le champ de mines des morceaux de glace, j’ai l’impression que des kilomètres nous séparent.

« Nous sommes prêts à vous récupérer », grésille la voix de Ben dans la radio. Je glisse celle-ci dans ma combinaison étanche, puis nous nous prenons par les bras João, notre cameraman Matt Irving et moi, et entrons dans l’eau. Après quelques pas, une vague puissante nous renverse. Je bois la tasse. À peine remonté à la surface, me voilà embarqué par la houle vers la vague suivante. La tête de nouveau sous l’eau, j’espère ne pas me faire assommer par un bloc de glace. Le froid me mord le visage. En rouvrant les yeux, je distingue le mont Michael qui se dessine dans le ciel nocturne, mais le halo irréel qui l’entourait jusque-là a disparu.

Maladroitement, je nage comme je peux en direction du point lumineux. Puis je sens les mains de Dave, des mains de marin incroyablement fortes, m’extraire de l’eau et me déposer sur le fond du canot qui tangue. Ben remet alors les gaz et nous emmène. Direction l’Australis – et la maison.

A vos agendas ! Exposition d’une rétrospective photographique et sonore pour les dix ans de Karukinka, à Nantes du 16 au 31 mars 2024

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Quoi de mieux que de partager un maté, des empanadas et des alfajores pour faire un saut à l’extrême sud de l’Amérique ?

En partenariat avec El Almacén, un resto bar argentin situé à deux pas de la place Royale (4 rue de l’Arche sèche à Nantes), nous vous convions à l’exposition de sons et d’images réalisés en Patagonie lors de nos différentes expéditions à pieds et à la voile.

Pensée sous la forme d’une rétrospective de dix années passées en territoires selk’nam, yagan et haush, cette présentation d’une partie de nos activités sera complétée, le 16 mars à 18h30, par une conférence de Lauriane Lemasson, fondatrice de l’association.

Au plaisir de vous rencontrer et de vous faire découvrir nos activités passées, présentes et futures,

Jacques Sax, président de l’association Karukinka

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Nouvelle inauguration du musée le plus austral du monde, avec un nouveau nom et une nouvelle muséographie ( source: Service National du Patrimoine Culturel chilien, 10 janvier 2024)

Nouvelle inauguration du musée le plus austral du monde, avec un nouveau nom et une nouvelle muséographie ( source: Service National du Patrimoine Culturel chilien, 10 janvier 2024)

Publié hier, l’article suivant témoigne d’une étape fondamentale pour la communauté yagan et le musée dédié à leur culture situé à Puerto Williams.

Traduction de l’espagnol par l’association Karukinka

Le Musée Anthropologique Martin Gusinde de Puerto Williams initie une nouvelle étape avec une nouvelle présentation et un nouveau nom: à partir d’aujourd’hui il s’appelle le Musée Territorial Yagan Usi – Martín González Calderón, et sa muséographie se centre sur cette culture ancestrale et sur l’établissement de ponts entre la vision du passée et la communauté actuelle.

Une nouvelle vision du musée et du travail communautaire a été le marqueur de la ré inauguration à Puerto Williams du musée le plus austral du monde, avec un nouveau nom et une exposition permanente renouvelée. A partir d’aujourd’hui, l’espace connu initialement comme Musée Anthropologique Martin Gusinde s’appellera Musée Territorial Yagan Usi – Martín González Calderón, dénomination en cohérence avec la nouvelle exposition, centrée sur la culture de ce peuple ancestral qui habite l’extrême austral du Chili et de l’Argentine depuis sept mille ans.

La cérémonie a été dirigée par la déléguée présidentielle de Puerto Williams, María Luisa Muñoz; la secrétaire du Patrimoine Carolina Pérez Dattari; la directrice nationale du Service du Patrimoine Culturel (Serpat) Nélida Pozo Kudo; le maire de Cabo de Hornos Patricio Fernández, et plusieurs familles de la Communauté Indigène Yagan de la Baie Mejillones, avec leur représentant Luis Gómez Zarraga.

Le directeur du musée, Alberto Serrano, a fait remarqué que cette transformation relève de la dimension territoriale, comme Martín González Calderón, membre de la Communauté Indigène Yagan de la Baie Mejillones à Villa Ukika et référent de l’art de la navigation ancestrale en canoë et de la culture traditionnelle Yagan. Martín González Calderón a réalisé maints efforts et initiatives orientées vers la diffusion de son savoir ancestral et a collaboré étroitement avec le musée. Résultat de la pandémie de Covid-19, il est décédé le 18 octobre 2020, victime, comme beaucoup de ses ancêtres, des maladies introduites.

La secrétaire Carolina Pérez a fait remarqué que « nous sommes très heureux de pouvoir faire partie de cette étape qui permettra de reconnaître la communauté Yagan et dans laquelle se réouvre un espace patrimonial pour les citoyens. Nous espérons que le projet muséographique qui a été travaillé pendant deux ans par l’équipe de la Sous-Direction Nationale des Musées, et qui incorpore une présentation avec une vision territoriale, se convertira en un espace de rencontre pour les habitants et habitantes de la région ».

Pour sa part, la directrice nationale du Serpat, Nélida Pozo, a jouté que « cet espace est maintenant imprégné d’une vision surgie du territoire lui-même, de la main de la communauté Yagan de la Baie Mejillones, en pleine conscience et avec la certitude que nous sommes en présence d’une culturel ancestrale vivante, qui se pense, se projette et revitalise, et, en même temps, qui nous parle d’une nouvelle manière de penser les musées, comme des institutions accessibles et inclusives, qui encouragent la diversité et la durabilité avec la participation des communautés ».

La vision territoriale et culturelle de la nouvelle exposition

La proposition de rénovation muséographique a involucré un long processus de dialogue et de recherche avec les communautés résidentes et avec la Communauté Indigène Yagan de la Baie Mejillones, dans le but de préserver la mémoire locale et tous les éléments qui la compose historiquement et contemporainement. De ce fait, ce fût la communauté elle-même qui sollicita le changement du nom de cet espace.

Le nouveau parcours muséographique a pour protagoniste le peuple Yagan, et rend compte des modes de vie et des processus historiques, sociaux et culturels expérimentés par la communauté, étant aussi étudié l’apport culturel de l’archipel, et l’objectif de contribuer aux processus de revitalisation de la communauté, tout en dédiant des espaces de réflexion et de dialogue au sujet des processus de colonisation par la culture occidentale et l’Etat chilien à l’extrême sud du pays.

La nouvelle narration crée constamment des ponts entre l’ancestral et le contemporain, pour connecter les traditions avec les nouvelles générations. En outre, durant toute la présentation, sont utilisés des mots de yagankuta [langue yagan] pour revitaliser la langue et le patrimoine immatériel. De plus, elle incorpore la perspective du genre pour donner de la visibilité aux barrières que la communauté indigène et les kipayamalim [les femmes yagan] ont affronté.

Au premier étage se déploie un tour par le Yagan Usi (le territoire yagan) durant lequel les collections arquéologiques et ethnographiques abordent le peuplement de l’Archipel du Cap Horn, situé durant l’Holocène Moyen il y a approximativement 6500 ans BP. Les caractéristiques du territoire dialoguent avec l’existence humaine à travers les vestiges arquéologiques, la navigation, la chasse, la vannerie, l’artisanat, les rituels et la présence du yagankuta, une langue qui refuse de disparaître.

Parmi les différents objets, la muséographie fait remarquer la restitution de 29 objets de la collection Martin Gusinde provenant du Musée National d’Histoire Naturelle et de 32 pièces de vannerie yagan comme des paniers, cordages et filets de pêche élaborés en jonc par Cristina Calderón Harbán, Julia González Calderón, Claudia González Vidal, Marta Balfor Clemente, et beaucoup d’autres femmes et artisanes qui ont cultivé cette technique ancestrale. La vannerie, élément de la culture matériel et immatérielle, reflète une importante connexion entre les savoirs de la nature, le climat, la récolte de matières premières et les points de tressage qui ont été transmis durant des générations.

Le public des visiteurs, en plus de voir ces objets, pourra observer une infographie qui expose différents type de paniers et de techniques de fabrication, écouter un enregistrement audiovisuelle et apprendre les mots de la yagankuta [la langue yagan] qui renforcent la mémoire collective.

Au deuxième étage continue le récit avec Poluaóala Shanatara (les étrangers arrivent) dont les collections de caractère historiques présentent les transformations et vicissitudes qui ont été vécues dans la région depuis le XVIème siècle et jusqu’à présent. Les processus d’immigration des expéditions européennes, nord-américaines et le peuplement impulsé par les états argentin et chilien installent un contexte de rencontres, conflits et conséquences pour la culture indigène locale. Dans cette salle, en plus de comprendre les processus de contact (découverte, exploration et colonisation) il est aussi possible de s’approcher de la biodiversité magallanique avec la présentation de plus de 30 espèces de taxidermie qui illustrent la faune et le paysage le plus austral du Chili.

L’exposition est aussi remarquable de par ses caractéristiques technologiques et son design, comptant avec des plateformes interactives, des espaces audiovisuelles et des espaces d’écoute.

Source : https://www.museoyaganusi.gob.cl/noticias/reinaugurado-museo-mas-austral-del-mundo-con-nuevo-nombre-y-museografia

Tanana, être prêt à partir naviguer : le passionnant documentaire de Martin Gonzalez Calderon et Alberto Serrano dédié à la navigation à la voile dans les canaux de Patagonie

Parce qu’il est selon nous l’un des meilleurs documentaire dédié à la région du cap Horn et ses habitants et pour bien commencer l’année, nous vous recommandons de visionner “Tanana, estar listo para zarpar” (être prêt à partir naviguer) avec Martin Gonzalez Calderon et réalisé par Alberto Serrano, directeur du Musée Yagan Usi – Martin Gonzalez Calderon de Puerto Williams, île Navarino, région de Magallanes et Cabo de Hornos, Chili. Une véritable expédition sensible dans ces territoires majestueux et à ne pas manquer pour découvrir ces visages qui font les lieux.

Ce film a été principalement tourné dans une des baies du nord de l’île Navarino : la baie Mejillones. Il est dédié à la construction d’un petit voilier, le Pepe II, selon la tradition yagan. Toute la famille de Martin apparaît au fil des séquences, que ce soit pour le choix de l’arbre à utiliser pour la construction mais aussi pour fabriquer ce navire puis le mettre à l’eau. S’ensuit la navigation ancestrale à la voile et à la rame dans les canaux de Patagonie, menée par Martin Gonzalez Calderon et son gendre, tout cela aussi grâce au soutien de pêcheurs locaux, tant la législation complique la navigation traditionnelle à l’approche, entre autres, des glaciers de la cordillère Darwin et du faux cap Horn.

Vous pouvez le visionner sous titré en français sur la plateforme Youtube : https://youtube.com/watch?v=1g35XTtaMdQ%3Ffeature%3Doembed

Pour la petite anecdote, Martin est le grand frère d’un des membres honneur de notre association : José German Gonzalez Calderon, venu nous rendre visite en France en octobre 2019. Sa présentation de la version française de ce documentaire et de la navigation telle qu’il l’a vécue dès son plus jeune âge avec sa famille dans les canaux de Patagonie a été un des moments forts du festival Haizebegi. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à vous rendre sur la page de ce projet, sur le site de l’association : Haizebegi 2019.

Le cap Horn, 400 années de légende (Le Figaro, 16/9/2016)

Par Guillaume de Dieuleveult

Publié le 16/09/2016 à 17:30, mis à jour le 26/09/2016 à 12:52

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Le cap Horn, 400 années de légende (Le Figaro, 16/9/2016) 9

EN IMAGES – Il y a quatre siècles un navire hollandais passait le cap le plus austral du globe et lui donnait un nom devenu symbole. Depuis la découverte du cap Horn, le vent et la mer ont tramé dans l’extrême sud de la Terre de Feu une histoire marine, grandiose et tragique. Voyage vers un caillou mythique.

La forêt magellanique est une dangereuse magicienne. Son chant attire à elle des voyageurs du monde entier et le philtre qu’elle leur administre est capable de changer l’enfer en paradis. Mais l’illusion ne fait généralement effet qu’un court instant, car la nature, dans ces parages, est singulièrement rétive aux charmes de l’enchanteresse. C’est ainsi qu’ayant débarqué dans la baie d’Ainsworth, au pied du glacier Marinelli, un des mille monstres froids qui, s’écoulant de la cordillère de Darwin, baignent les eaux glacées des canaux de Patagonie, par 55° de latitude sud, au cœur de ce fouillis d’îles par lequel le continent américain s’effrite dans l’océan Pacifique, un groupe de voyageurs modernes eut le sentiment d’avoir mis le pied au paradis: il faisait beau, des oiseaux gazouillaient dans le soleil. Au fond des bois, une falaise couverte de mousse laissait s’écouler, goutte à goutte, l’eau de la dernière averse dans une mare qui s’était formée à sa base. Cela donnait une musique d’une pureté absolue, comme un premier chant du monde. Là-dessus, les feuilles minuscules des coigües, les arbres patagons, laissaient passer suffisamment de lumière pour que du sol chauffé monte aux narines un parfum d’humus. Née de ces falaises, une rivière traversait la courte plaine séparant la forêt de la grève: sur ses berges poussaient des arbustes dont les fruits ressemblaient à des pommes miniatures, si petites qu’il aurait fallu à Adam et Eve en croquer beaucoup avant d’être expulsés de cet éden.

L’envoûtement dura le temps d’une promenade: dans l’après-midi, tout changea. En Terre de Feu, il suffit d’un nuage pour que cette beauté primitive de la terre laisse la place à un paysage d’une parfaite morosité: quelques heures plus tard, quand le Stella Australis quittait la baie d’Ainsworth, le ciel était devenu d’un gris insondable, un vent glacial se levait. Le navire, seul bateau d’expédition frayant dans ces parages, s’enfonçait dans un brouillard poisseux, entre deux séries de montagnes obscures, gluantes d’humidité, abritant une forêt compacte qui s’étalait jusqu’à l’eau verte du canal et qui, reculant lorsque la pente devenait trop abrupte, s’effaçait sur des rochers couverts de mousse orange, striés de cascades semblables à des voiles de mariée emportés par le vent.

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Le beau, écrit Rilke, n’est que le premier degré du terrible… A l’approche de l’île de Horn, sous des rafales dépassant les 130 km/h, la nature illustre superbement les paroles du poète. SFautre pour le Figaro Magazine

Naguère encore, la seule évocation de ce lugubre paysage faisait frissonner les marins les plus expérimentés: les innombrables récits de voyage dans cette région inamicale fourmillent de descriptions toutes plus catastrophiques les unes que les autres. Mais les canons de l’esthétique ont singulièrement changé: dans un monde surpeuplé, en voie de surchauffe, la désolation, la solitude et les glaces sont devenues belles aux yeux des hommes. La centaine de passagers présents à bord n’avait donc de cesse d’admirer ce paysage funeste et gigantesque. Ils avaient embarqué deux jours plus tôt à Punta Arenas, au Chili, dans ce confortable navire de la compagnie chilienne Australis. But de ce voyage au bout du monde: le cap Horn, lieu redoutable dont on fête cette année le 400e anniversaire de la découverte. Découverte étant à vrai dire un bien grand mot puisqu’il ne s’est jamais vraiment laissé approcher et que les marins qui le croisent depuis 1616 n’ont généralement qu’une hâte, c’est de le laisser bien loin derrière eux et au plus vite. Miracle de la technique, on peut désormais débarquer sur l’île de Horn: c’était le but du voyage. Depuis quelques années, un officier de la marine chilienne y vit en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, le courageux ermite ayant la noble tâche de surveiller le dernier caillou de l’Amérique. Comment peut-on vivre là? La rencontre avec l’Américain le plus austral du monde promettait d’être passionnante.

Embouquant le canal Magdalena, le Stella Australis s’apprêtait à naviguer toute la nuit dans le labyrinthe d’eau et de roches que composent les canaux de Patagonie. Hautes montagnes couvertes de glace, fjords profonds, récifs et écueils, tourbillons de vent: toujours plus au sud dans ces voies d’eau que les marins chiliens connaissent comme leur poche. Le solide navire ballotté par la longue houle du Pacifique lorsque, sortant du canal Cockburn, il quitte pour quelques heures l’abri des îles avant de se faufiler à nouveau entre deux murailles en direction du canal Beagle, lequel conduit à Ushuaia et à la baie de Nassau, dernière étape avant l’ultime confetti de montagnes émergeant de la mer. Là se trouve le cap Horn.

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Au sud de la grande île de Terre de Feu, sur la rive nord du canal Beagle, Ushuaia, la ville la plus australe du monde. SFautre pour le Figaro Magazine

L’été austral laisse peu de temps à la nuit. Au petit matin, alors qu’un soleil pâle brillait déjà dans un grand ciel délavé par le vent, le bateau se trouvait au pied de l’île de Horn. Bien plus grande que ne la dessinait l’imagination, elle était couverte d’une sorte de gazon vert émeraude qui brillait singulièrement dans la lumière. L’herbe se balançait harmonieusement, agitée par le vent terrible qui soufflait: 130 kilomètres-heure, force 12, la plus haute sur l’échelle de Beaufort qui l’assimile à un ouragan «au-delà du 40e parallèle»: de ce côté-ci, c’est chose courante, juste ce qu’il faut pour porter les pétrels géants, les albatros et les sternes arctiques qui jouaient à raser les falaises. A l’ouest, l’horizon était barré par une formidable muraille gris sombre que touchait du doigt un arc-en-ciel planté dans la mer. Des vagues courtes et dures battaient la coque du navire. Le vent leur enlevait des nuages d’écume: ils se mêlaient aux averses de grêle qui fouettaient brutalement le pont du bateau. Nul gardien de l’île à l’horizon: on pouvait simplement deviner sa petite maison blottie au pied du phare, imaginer l’homme avec sa femme et ses enfants, debout derrière la fenêtre de sa cuisine, une tasse de café fumant à la main, observant le lourd bateau qui tournait en rond au pied de son caillou. De peur qu’ils ne soient retournés par le vent, le capitaine décida de ne pas mettre les canots à la mer. Fidèle à sa terrible légende, le Horn se refusait aux visiteurs. Après l’avoir admiré, on alla prendre le petit déjeuner.

Etonnant contraste entre le confort du voyage et la rigueur de l’environnement qui, il y a quelques décennies, laissait déjà songeur Stefan Zweig. Dans la préface de la très belle biographie qu’il a consacrée à Magellan, l’écrivain viennois raconte que c’est dans l’ennui et le luxe d’une longue traversée de l’Atlantique à bord d’un paquebot que lui est venue l’idée de raconter la vie de l’illustre marin. «Rappelle-toi, écrit-il, dans quelles conditions on voyageait autrefois. Compare cette traversée avec celles des audacieux navigateurs qui découvrirent ces mers immenses.» L’ouvrage raconte comment la quête d’une route plus courte vers les îles aux épices poussa le navigateur portugais à convaincre le futur Charles Quint de lui confier une flotte de cinq navires. Persuadé qu’il existait un passage, quelque part au sud du continent américain, permettant de relier l’Atlantique au Pacifique, Magellan quitta Séville le 10 août 1519 en compagnie de 265 hommes dont peu connaissaient le vrai but du voyage, sinon qu’il durerait très longtemps…

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La compagnie chilienne Australis est une des seules à organiser des expéditions touristiques dans les canaux de Patagonie, jusqu’au cap Horn. Les descentes à terre sont fréquentes comme ici, au pied du glacier Pia. SFautre pour le Figaro Magazine

Son exploit accompli, Magellan alla mourir quelque part dans l’archipel des Philippines. Seuls 18 marins à bord d’un navire proche du naufrage parviendraient à relier Séville, le 6 septembre 1522. Le destin avait interdit à Magellan de recevoir en Europe le tribut du vainqueur. Le temps a réparé l’injustice: le nom de l’illustre marin est resté accolé au détroit qu’il a découvert. L’histoire maritime de la Terre de Feu pouvait commencer. Elle ne manquerait pas de panache, car ici croiseraient les navigateurs les plus intrépides.

Mais la difficulté des conditions de navigation allait considérablement ralentir le travail d’exploration de la région: il faudra attendre plusieurs siècles avant que les canaux de Patagonie soient correctement cartographiés. En 1578, le pirate anglais Francis Drake voguera dans les parages. Découvrant qu’il n’y avait pas de continuation terrestre entre la Terre de Feu et les terres australes, il franchira en premier le passage qui sépare les continents américain et antarctique. Quelques années plus tard, le 14 juin 1615, deux navires hollandais quittaient la rade du Texel. Affrétés par la Compagnie Australe, basée dans la ville de Hoorn, ils étaient commandés par Jacob Le Maire, le fils du fondateur de l’entreprise et Willem Schouten. Les marins avaient pour mission d’ouvrir une nouvelle voie maritime qui éviterait le détroit de Magellan, alors soumis à une restriction imposée par leur grand concurrent: la toute-puissante Compagnie néerlandaise des Indes. Huit mois plus tard, Willem Schouten franchissait le passage de Drake. Croisant au large de la dernière île de Terre de Feu, il lui donna le nom de Hoorn, double hommage à la cité où avait été conçue son expédition et au bateau qui l’avait accompagné jusque-là, la patache Hoorn ayant disparu dans les flammes quelques jours plus tôt.

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Le renard de Magellan est particulièrement adapté à la rudesse de la vie dans ces terres australes. SFautre pour le Figaro Magazine

Parmi les centaines d’expéditions qui allaient se succéder au fil des siècles, il faut garder en mémoire celles de Fitz Roy. Le capitaine britannique allait se rendre à deux reprises en Terre de Feu à bord du célèbre Beagle. En 1826, puis en 1832, en compagnie du naturaliste Charles Darwin, qui allait trouver dans l’observation des Indiens yaghans une confirmation de sa théorie de l’évolution des espèces. En 1882, c’est l’aviso français La Romanche qui se rendit là, dans le cadre d’une expédition scientifique dans les mers australes. Parallèlement, le passage de Drake s’imposait comme une des premières routes commerciales du monde. En 1892, plus de 1 200 voiliers croisaient le cap Horn: tout à leur course de vitesse, les grands clippers évitaient les tortueux canaux de Patagonie. Mais la navigation restait particulièrement périlleuse: en 1905, on dénombrait 53 naufrages au large du ténébreux rocher. C’est dire si l’ouverture du canal de Panamá, en 1914, fut accueillie avec soulagement. En 1949, le Pamir, vaisseau allemand, fut le dernier voilier de commerce à franchir le cap Horn. Fin de l’histoire. Après une courte éclipse qui l’avait placée au carrefour du monde, la Patagonie pouvait reprendre la place qui lui revenait dans l’ordre naturel des choses: loin de tout.

Une autre histoire, littéraire celle-ci, pouvait commencer. Les écrivains ferment souvent la marche des explorateurs. Dans les années 50, alors qu’il naviguait dans le détroit de Magellan, Jean Raspail fit une rencontre qui, raconte-t-il, allait déterminer son existence: un canot de bois avec, au fond, quelques silhouettes massées autour de trois braises scintillant dans le brouillard. C’étaient sans doute les ultimes Kaweskars: les «hommes», comme ils s’appelaient eux-mêmes, les derniers Indiens de canots. Restés bloqués à l’âge de pierre, ils ne survécurent pas à la rencontre de l’homme moderne. Raspail leur a livré un magistral hommage dans son livre Qui se souvient des hommes… Aujourd’hui, les hommes ont disparu. Quelques descendants, métisses d’Indiens et de marins européens, tentent vaguement de se réapproprier une culture dont le sort fut scellé le jour où un de leurs ancêtres vit passer, depuis son rocher, les bateaux de Magellan. Et pour les voyageurs qui aboutissent aujourd’hui dans l’ancien royaume de ces ombres, il ne reste plus qu’à songer, en contemplant l’eau sombre des fjords et les plages de galets où ils vivaient jadis, à l’étrange destin de ce peuple. Ces lieux s’y prêtent particulièrement bien.

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