Vous l’avez peut-être remarqué, le programme des stages pour la saison 2024-2025 est en ligne. Avec des navigations côtières et hauturières au nord et au sud, il y en a pour tous les goûts !
Milagro est actuellement en Irlande et Ecosse pour des stages côtiers au départ de Dublin jusqu’à mi-septembre, puis ce sera au tour des navigations hauturières avec deux aller-retour entre Dublin et la Loire Atlantique en septembre et octobre, avant de faire franchement cap au sud, sur la Patagonie, le bout du monde auquel est dédié Karukinka depuis ses débuts.
Karukinka est le nom de la Terre de Feu en selk’nam, peuple vivant entre le sud du détroit de Magellan et le canal Beagle. Certains travaux indiquent qu’il signifierait aussi “la dernière terre des hommes” ce qui dans l’histoire des migrations prend tout son sens puisqu’il s’agit de la dernière terre atteinte à pied de l’histoire des migrations humaines.
Nous retournerons donc cette année dans les canaux de Patagonie de la réserve de biosphère du cap Horn pour compléter les travaux de Lauriane dans le cadre du projet “Cap Nord – Cap Horn” débuté en 2022. Nous proposons également quatre stages de voile de 18 jours au départ d’Ushuaia ou Puerto Williams entre février et avril 2025 pour explorer ensemble ces îles, fjords, montagnes et glaciers aussi beaux que passionnants.
Et avant cela, entre octobre 2024 et janvier 2025, nous vous proposons une série de stages haute mer durant les plus de 7000mn qui composent ce voyage, avec de belles escales en perspectives : Bretagne – Canaries (14 jours), Canaries – Cap Vert (9 jours), transatlantique Cap Vert – Brésil (20 jours), Brésil – Argentine (15 jours) et Buenos Aires – Terre de Feu (21 jours).
Depuis quelques semaines il est possible de réserver nos stages directement en ligne via la plateforme HelloAsso et toutes les dates sont indiquées sur les pages des stages, avec un résumé des tarifs et conditions dans l’onglet “Demande de réservation“. Pour toute question nous sommes aussi joignables par mail (contact@karukinka.eu) téléphone et messagerie WhatsApp (+33 6 72 83 03 94).
Au plaisir de naviguer ensemble “ici”, “là” ou “là-bas”, nous comptons toujours sur vous pour que le bouche à oreille et la soif d’aventure continuent de nous composer de belles équipes à bord !
Damien
PS: nous prévoyons de caréner Milagro à la Turballe la deuxième quinzaine de septembre: avis aux amateurs de dépense d’huile de coude pour nous filer un coup de main !
Si vous prévoyez de passer à la Rochelle cet été, ne manquez pas ce voyage au bout du monde ! Créée par Sébastien Laurier et en partenariat avec l’association du phare du bout du monde et la ville de la Rochelle, cette fiction sonore et immersive vous transporte pendant une heure à l’extrême sud de la Patagonie, au départ du bureau du port de la pointe des Minimes.
Plusieurs membres de l’association Karukinka ont participé à ce projet, dont Mirtha Salamanca (femme selk’nam membre du conseil participatif indigène d’Argentine) et confiant sa voix française à Marie-Pierre Lemasson, trésorière de l’association et que Mirtha connaît depuis 2019, lors de sa première venue en France, dans le cadre du projet Haizebegi. Et oui, le personnage principal, Lauriane, n’est pas sans faire écho à la fondatrice de Karukinka…
Et si vous voulez aller encore plus loin, venez avec nous visiter le “vrai” phare du bout du monde avec nous l’hiver et le printemps (du nord!) prochains (février-avril 2025) à bord du voilier de l’association : Milagro. Plus d’informations sur : https://karukinka-exploration.com/patagonie-2025/
De bon matin nous levons l’ancre au moment de l’étale et à quelques encablures du château Moy, dans le Loch Buie (île Mull). La nuit dans ce loch ouvert au sud-ouest a été moyennement agréable : en cause une petite houle du sud arrivée avant le vent prévu dans la même direction et qui fait que Milagro a eu la fâcheuse tendance à se maintenir travers à cette houle (et à nous bercer, certes, mais nous nous en serions passé!).
Entre le démarrage moteur, la levée du mouillage, le nettoyage du lot de graviers et vase qui maculait la chaîne et l’ancre, et l’envoi des voiles pour n’avancer que grâce à elles, nous établissons un nouveau record du temps d’utilisation minimale du moteur : 20 minutes ! C’est sous artimon et yankee que nous sortons du loch, au près à 5,5 noeuds : à quoi bon forcer ?
Les prévisions sont bonnes (Sud 3 à 5 évoluant 2 à 4 durant quelques heures, avant de passer 3 à 5 puis de changer de direction pour Nord-Ouest 4 à 6 au sud de l’île Mull. Nous profitons de la marée descendante pour rester à bonne distance de la côte sud malgré une allure travers. Cette partie de l’île située entre le Loch Scridain (au nord) et la fin du Firth of Lorn (au sud) forme une péninsule appelée Ross of Mull. Plus nous nous dirigeons vers l’ouest plus les fonds deviennent complexes, avec de nombreux récifs entre lesquels passer pour atteindre notre objectif : Iona.
Les falaises de basalte (encore des orgues!) ont par endroit pris la forme de grottes et d’arches sculptées par l’érosion, et sont entrecoupées de magnifiques cascades et de criques de couleur turquoise. Abstraction faite de la température de l’eau (14 dégrés), cette couleur nous inciterait à la baignade ! Interpelés par la beauté du paysage, nous changeons de cap pour nous approcher au portant de la cascade de Malcolm’s Point, avant de reprendre notre route vers l’ouest.
Progressivement apparaissent les passages plus exigeants, dont ceux des Torran Rocks signalés par la cardinale Bogha nan Ramfhear et l’entrée vers le sud du Sound of Iona. Une fois encore, de nombreux moments de solitude (et de rire évidemment) ponctuent nos indications de noms des rochers, baies, écueils, îles et caps ! Nos rencontres avec des locaux ne parlant pas gaélique nous ont tout de suite rassurés quand nous avons évoqué ce point avec eux : ils bredouillent eux aussi ! Pour vous faire une petite idée, nous vous invitons à jeter un oeil à la carte de cette zone!
Carte extraite de la 3e édition du guide du Clyde Cruising Club, du Kintyre à Ardnamurchan (p.180)
Nous entrons dans le chenal séparant le Ross of Mull de Iona à la voile (au portant, 5,5 noeuds). Seul voilier à la voile dans le chenal en cette fin d’après-midi, nous nous refusons de gagner le nord à l’aide du moteur. Nous préférons prendre le temps de bien étudier la carte et de chercher les repères visuels à terre pour réaliser la traversée du chenal en nous basant exclusivement sur les alignements (cathédrale, Bull Hole,…) et indications du sondeur, plutôt que de suivre les écrans. Nous réalisons plusieurs relèvements au compas et manoeuvres d’empannage dans des passages relativement étroits pour contourner des sondes d’un grand banc de sable et rochers comprises entre 10cm et 1m60, puis l’île Eilean nam Ban et ses couleurs incroyables sur notre tribord. A la sortie l’espace s’ouvre à nouveau et nous rejoignons le mouillage de Port na Fraing et sa plage de sable blanc, rien que pour nous et sur 7m de fond ! (ceux de Martyrs’ Bay ou de Bull Hole sont plus fréquentés). Les 4 à 6 Beaufort prévus arrivent en fin de journée et nous sommes bien à l’abri dans le chenal, sous le vent d’Iona.
[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 9[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 10
Après une nuit reposante, nous partons en annexe vers le quai du ferry de Martyrs’ Bay pour visiter ce lieu sacré de l’histoire écossaise dont nous avait parlé Vicky Gunn, chercheuse en histoire médiévale que nous avions rencontré à Loch Melfort.
Iona est une petite île ouverte sur l’Atlantique avec pour seul terre émergée vers l’ouest à cette latitude les dangereux parages de Skerryvore (après eux c’est le Canada). Elle est bordée de récifs dont les noirs rochers contrastent avec des plages de sable blanc. Dotée d’un petit village comprenant tous les services essentiels (dont une petite école primaire) et plusieurs artisans (potiers, sculpteurs sur bois, joaillers, vanniers, tisseurs…), Iona est considérée comme l’un des principaux lieux spirituels d’Ecosse. Nombreux sont ceux qui y viennent en pèlerinage et/ou pour trouver le calme lors de retraites spirituelles.
Pourquoi cette petite île est-elle donc si importante ? C’est ce que nous allons vous partager plus en détails grâce aux informations transmises par Vicky, lors de notre visite puis des lectures et recherches qui s’en sont suivies.
Le premier constat est que l’importance culturelle et historique d’Iona est complètement disproportionnelle à sa taille. Habitée au moins depuis l’Âge du Bronze comme le montrent le site de Blàr Buidhe, ce n’est qu’à partir du VIe siècle que l’importance d’Iona est documentée. Plusieurs toponymes lui sont associés, dont “Ì”, “Ì Challuim Chille” (Iona de St Columba pour éviter les confusions), “Eilean Idhe” (l’île de Iona) et “Ì nam ban bòidheach” (Iona de la belle femme en gaélique), et ses habitants s’appellent les Idheach.
En 563 arrivèrent du nord de l’Irlande et à la voile Columba et ses douze disciples. Ils fondèrent la deuxième mission de christianisation de l’Ecosse, un siècle et demi après la précédente menée par Ninian sur l’île Whithorn en 397 et dont les préceptes auraient été diffusés jusqu’aux îles Shetlands. Le choix d’établir une église et un monastère sur Iona était stratégique puisque cette île était située sur une voie navigable permettant de relier Inverness et l’Irlande, mais aussi tout le monde celte. Comme Holy Island et Portmahomack, Iona devint rapidement un pôle de diffusion de la version celte de la religion chrétienne et de nouvelles idées et créations (dont enluminure/calligraphie, musique, peinture et artisanat d’art). Le faire depuis cet endroit était très efficace car il était situé sur un axe d’échanges culturels et commerciaux principal de l’époque. La petite communauté installée là développa également une économie de subsistance avec une importante activité agricole (cultures céréalières et élevage), de pêche et de construction. Ils n’étaient pas non plus complètement autonomes puisque pour un usage liturgique ils faisaient venir du vin, des pigments et des huiles du sud de la France ! Durant 34 ans, Columba développa des liens étroits avec la royauté, convertissant par exemple le roi Bruce et les Picts au christianisme, à la suite d’un combat spirituel qu’il gagna contre le référent de leur royaume. Columba aida également, jusqu’à sa mort en 597, à l’établissement d’un royaume indépendant en Ecosse de l’ouest : l’Argyll. La plupart de ces informations est parvenue jusqu’à nous grâce à Adomnàn, diplomate, successeur et biographe de St Columba ayant dirigé la mission durant 25 ans, au VIIe siècle. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages majeurs pour comprendre cette époque dont La Vie de Saint Columba (“Vita Sancti Columbae”, env. 690) et La Loi des Innocents (“Lex Innocentium” de 697).
Aux VIIIe et IXe siècles, les Vikings attaquèrent à plusieurs reprises Iona, attirés par les trésors du monastère. En 825 eu lieu l’un des pires raids viking : l’abbé Blathmac et les moines l’accompagnant furent torturés dans le but de leur faire avouer le lieu où étaient cachées les reliques de St Columba, un poème indiquant qu’ils reposeraient dans un coffre recouvert d’or et d’argent. Suite à l’absence d’aveux, ils furent massacrés dans une baie nommée ensuite Martyrs’ Bay. La peur de ces raids et leur répétition étaient telles que s’en était déjà suivit un exode de nombreux religieux qui avaient pris le soin d’emporter avec eux les plus importantes reliques (dont les os de St Columba) et un autre trésor: le Livre de Kells (créé à Iona 200 ans après la mort de St Columba, ce livre est considéré comme l’un des plus remarquables ouvrages religieux de l’époque et est désormais visible au Trinity College de Dublin). Malgré ces attaques continues, le monastère resta actif et ce n’est qu’au Xe siècle que la fréquence des raids diminua, lorsque les Vikings installés dans les Hébrides se convertirent au christianisme, adoptant St Columba comme leur saint patron. Plusieurs pierres tombales gravées et conservées dans le musée montrent l’influence viking avec des inscriptions runiques.
Au XIe siècle Iona et la plupart des îles de l’ouest écossais étaient sous le pouvoir du roi de Norvège. La distance compliquant grandement les possibilités de gouverner la région, ce dernier confia cette tâche à un guerrier gaélico-norvégien : Somerled. Ce dernier devint le premier Seigneur des Îles, prenant le contrôle d’une région s’étendant du Kintyre aux Hébrides extérieures et ayant pour descendants les MacDougalls of Lorn, MacDonalds of Islay et MacRuairis of Garmoran, plusieurs d’entre eux ayant joué un rôle essentiel dans les manoeuvres politiques et guerres d’indépendance du XIVe siècle.
Lors de notre excursion à terre et pour nous rendre à l’abbaye, nous avons traversé les ruines d’un couvent et suivi la rue des morts (“Sràid nam marbh”), une rue pavée de granit rose reliant la baie des Martyrs avec le tombeau de St Columba situé au centre de l’abbaye bénédictine construite au XVe siècle. Cet itinéraire n’est autre que celui emprunté par les pélerins et lors des processions dédiées aux sépultures d’acteurs importants du monde gaélique dans le cimetière Reilig Odhrain entourant la chapelle St Oran construite au XIIe siècle (la plus vieille structure intacte de l’île). Dans ce cimetière reposeraient 48 rois d’Ecosse (dont Macbeth / Mac Bethad), des membres du clan MacDonald Seigneur des Îles ayant pour certains des ascendants Norse (MacKinnons, MacLeans et Macleods) et, dans la petite chapelle d’une simplicité déconcertante, les corps des plus importants seigneurs et chefs de guerre des îles de l’ouest écossais. De nombreuses pierres tombales anciennes sculptées sont encore dans ce cimetière et d’autres ont été déplacées pour mieux les préserver dans le musée ou le cloître de l’abbaye. Les premières croix sur les tombes, assez conventionnelles aujourd’hui, seraient apparues à Iona aux environs de l’an 600, comme le montre les plus anciennes croix ornées de symboles sophistiqués et aux designs variés, comme le montrent les différents exemples vus dans le musée adjacent à l’abbaye.
Nous sortons ensuite de ce cimetière pour nous rendre sur le promontoire rocheux (“Torr an aba”) faisant face à l’abbaye et d’où Columba travaillait. Cet emplacement offre une vue imprenable sur le Sound of Iona, l’extrémité du Ross of Mull et la petite chapelle abritant le tombeau de St Columba située juste derrière la réplique d’une imposante croix en granit sculptée et dédiée à St Jean (l’originale est dans le musée). Cette abbaye a été construite après l’arrivée au XIIIe siècle de moines bénédictins et de soeurs augustiniennes invités par Ranald, Seigneur des Îles et descendant de Somerled, pour revitaliser la vie religieuse sur l’île et moyennant des moyens de subsistances plus conséquents. Plusieurs attaques armées vinrent saboter ce nouveau monastère, plusieurs chefs religieux irlandais n’acceptant pas de perdre leur connexion et leur influence sur Iona. A la suite du traité de Perth (1266) entre la Norvège et l’Ecosse, Iona revint au royaume d’Ecosse et devint progressivement un important lieu de pèlerinage, jusqu’à la Réformation de 1560 qui signa la fin des monastères en Ecosse.
[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 11
Plusieurs tentatives de restauration ont ensuite été menées, sans succès, conduisant progressivement les bâtiments à l’état de ruines à la fin du XIXe siècle, comme l’attestent plusieurs photographies prises avant d’importants travaux. Le 8e Duc d’Argyll, propriétaire de l’île, commissionna un architecte pour consolider les ruines puis céda l’abbaye, le cimetière et le couvent au Iona Cathedral Trust en 1899. D’importants travaux de rénovation furent lancés et 6 ans plus tard, un premier office pu déjà être réalisé dans l’église partiellement rénovée. Les décennies suivantes furent dédiées à la restauration du monastère et de toute la partie ouest du cloître, sous l’impulsion de la Iona Community, une communauté chrétienne travaillant pour la paix et la justice sociale et ayant des membres dispersés dans le monde entier. En 2000 le Iona Cathedral Trust finit par céder l’abbaye, le cimetière, l’église Saint Ronan et le couvent au monuments historiques d’Ecosse. La cathédrale est aujourd’hui en bon état et entretenue grâce aux fonds issus des visites et de dons.
Bref, vous l’aurez compris, Iona est le lieu à ne pas manquer lorsque vous vous rendez aux Hébrides, c’est un peu le “St Jacques de Compostelle” écossais et quitte à faire le pèlerinage, celui-ci se fait selon nous plutôt à la voile qu’à pieds. Même si vous n’êtes pas passionné.e d’histoire, la beauté du monument et de ses environs sont marquants, ils ouvrent une parenthèse qui vous transporte à différentes époques et permettent de porter ensuite un autre regard sur ces îles. Iona crée un véritable espace pour l’imaginaire, faisant finalement écho à ce que nous recherchons aussi dans la navigation et les longues déconnexion du tumulte qu’elle procure, en harmonie avec car dépendants des éléments. Cette sensation se retrouve aussi résumée dans les mots du compositeurs Felix Mendelssohn, en 1829, mentionnés sur l’un des murs de la sortie du cloître : “When in some future time I shall sit in a madly crowded assembly with music and dancing round me, and the wish arises to retire into the loneliest loneliness, I shall think of Iona.” (traduction : “Quand dans le futur je serai assis au sein d’une assemblée follement bondée, avec de la musique et des danses autour de moi, et que se fera sentir le désir de me retirer dans la solitude la plus solitaire, je penserai à Iona.”)
[#8 – Irlande – Ecosse 2024] de Loch Buie à l’île sacrée Iona 12
N’ayant pas vu le temps passer, ce n’est que tard dans l’après-midi que nous rejoignons Milagro, grignotant rapidement quelque chose avant de lever l’ancre pour profiter des bonnes conditions pour rejoindre Staffa puis Ulva avant la tombée de la nuit.
Petit bonus : les lumières du couchant sur les récifs et embruns au sud de Iona quelques semaines plus tard, au retour des îles Treshnish.
Vous aimez nous lire nos projets ? Donnez nous un coup de pouce :
Ce samedi 13 juillet 2024 à Ushuaia (Terre de Feu) se déroulera la deuxième édition de la rencontre artistique “Krèeh Chinen”. Ce nouvel évènement, et suite au succès de la première rencontre dans la ville de Tolhuin, s’est enrichi du soutien d’un groupe d’assistants, permettant d’ouvrir de nouvelles possibilités créatives.
Les artistes qui participeront à cette rencontre sont : les musiciens Hanus, Santiago Marquin, Ignacio Boreal et Nadia Rojo ; et les poètes Sol Rodríguez, Joaquín A. Masotta, Gabriela Rivero, Alejandro Ogando, María Clara Vickacka, Florencia Lobo, Alejandro Pinto et Luis Comis.
Pour cette édition, le projet bénéficie à nouveau du soutien de l’entreprise Neurona (produits fuégiens) et de l’association Karukinka.
Rendez-vous ce soir à 20h au sein de l’espace artistique indépendant “Casa Cultura” situé au 114 de la rue Lapataia (entrée gratuite et possibilité de restauration sur place).
[Partenariat] Krèeh Chinen est de retour, ce soir à Ushuaia! 14
Il y a trois jours un mouvement que je pensais inaliénable pour la reconnaissance des peuples de Patagonie s’est brusquement interrompu : Manuel Adorni, porte-parole du gouvernement de Javier Milei, a annoncé depuis la Casa Rosada le changement de nom d’un lac situé à quelques kilomètres à l’ouest d’Ushuaia, pour “rétablir l’ordre dans le sud du pays”, “protéger les propriétaires des terres prises” dans le cadre d'”usurpations de terres par des pseudo-mapuches”. La décision a été prise par le gouvernement le vendredi 7 juin 2024 et est soutenue par le Président de l’Administration des Parcs Nationaux, Cristian Larsen.
Cela pourrait sembler dérisoire, un nom de lac, mais la symbolique qu’il revêt dépasse de loin ce que mon esprit pouvait imaginer. Ce n’est que depuis le début des années 2000, sous la présidence de Cristina Kirchner, que ce lac avait retrouvé son nom yagan “Acigami”, s’ajoutant ainsi à la liste des rares toponymes d’origine yagan, selk’nam, haush ou kawesqar encore présents dans les bases de données géographiques officielles en Argentine et au Chili.
Selon mes analyses du catalogue de l’Institut Géographique National d’Argentine, en 2019 moins de 8% des toponymes de la province de Terre de Feu avaient une origine indigène, ce qui signifie que plus de 90% des noms de lieux sont liés aux différentes vagues d’exploration et de colonisation de cette région. Le lac Acigami faisait donc partie jusqu’à il y a peu des rares noms yagan a avoir retrouvé sa place après qu’un autre nom, “Lac Roca”, lui ait pris sa place durant de nombreuses décennies.
Lors de la revue de presse du 12 juin 2024, Manuel Adorni a déclaré : “le lac Acigami, qui est un nom aborigène qui signifie “poche allongée”, Dieu sait ce que cela a à voir avec, le lac Roca a été rebaptisé, comme il l’était avant 2008, en l’honneur du héros, ancien président de la République et architecte de la consolidation de l’État-nation, qui avec sa vision et son leadership a fini par délimiter l’extension de notre territoire” (“El lago Acigami, que es un nombre aborigen que significa ‘bolsa alargada’, vaya a saber Dios qué tenía que ver, se volvió a llamar al lago Roca, como lo hizo hasta 2008, en honor al prócer, expresidente de la República y artífice de la consolidación Estado-nación, quien con su visión y liderazgo terminó por delimitar la extensión en nuestro territorio”).
En plus d’un ton dépréciatif non dissimulé à l’égard de ce nom yagan et plus généralement envers ce peuple qualifié de “pseudo-mapuche”, nous pouvons reprocher aux décisionnaires une méconnaissance de l’histoire argentine liée à ce lieu. Ce lac se nommait ainsi bien avant que les terribles effets de la Conquête du Désert (qui n’en était pas un!) menée par le Général Roca ne s’y manifestent. Pour rappel, et ce rappel démontre à quel point ce changement de nom est idéologiquement terrible, Julio Argentino Roca, avant de devenir président de 1880 à 1886, était un militaire et a eu pour mission de conquérir les terres situées au sud du Rio Negro, la Patagonie donc, afin d’y affirmer la souveraineté argentine. Nommée “Conquête du Désert”, cette expédition de plusieurs années a eu pour effet le génocide des peuples de Patagonie, encore trop peu documenté à ce jour et d’une ampleur effroyable, afin que des colons les remplacent en s’y installant avec leurs ovins.
Il est à noter que nous retrouvons la mention de ce nom de lieu dès 1883, à la page 81 du rapport d’expédition de Giacomo Bove réalisée à la demande du gouvernement argentin et en partenariat avec le Consulat Italien à Buenos Aires, durant la présidence de Julio Argentino Roca. Il apparaît également dans de nombreuses sources (Thomas Bridges, Nathalie Goodall,…) et pas toujours orthographié de la même manière (Acacima, Ucasimae, Acagimi, Asigami,…).
carte extraite de “Expedición Austral Argentina” (p.81) de Giacomo Bove, imprimé à Buenos Aires par le Département National de l’Agriculture et présenté au sein du Ministère de l’Intérieur et du Ministère de la Guerre et de la Marine.
Affirmer qu’avant 2008 ce lac avait pour seul nom “Roca” démontre une méconnaissance des archives de l’Institut Géographique National et un mépris protéiforme pour l’histoire. Les yagans habitent ces territoires depuis des milliers d’années et le retour de ce nom de lieu était lié à des obligations légales relatives aux peuples indigènes, l’Argentine ayant ratifiée la Convention 169 de l’OIT en 2000.
Et surtout, cette décision ne manque pas d’ironie puisque sous couvert de modernisation et de regard tourné vers un Occident présenté comme modèle, le gouvernement de Milei fait l’exact inverse de ce qui se passe de plus en plus généralement en Europe, avec la cohabitation de toponymes dans diverses régions, la mienne par exemple (Bretagne, avec des noms en français, gallo et breton).
En tant que chercheuse dédiée aux questions de toponymie (>3000 noms de lieux recensés), je dénonce cette attaque contre les yagan et apporte tout mon soutien à ce peuple dont le porte-parole, Victor Vargas Filgueira, n’a de cesse de lutter pour visibiliser son peuple, comme il a pu le faire en présentiel en France lors du festival Haizebegi de Bayonne en 2019 et durant lequel l’association Karukinka était investie.
Pour terminer cet article bien amer, je citerai les mots réconfortants de David Alday, ex-président de la communauté yagan de la baie Mejillones au Chili : “L’histoire et la mémoires de nos peuples originaires ont des milliers d’années et cela ne s’efface pas comme ça, quelque soit les annonces qu’ils font, il y a toujours quelqu’un pour enseigner et souligner la réalité de notre riche toponymie. Il est temps d’écouter et d’observer tranquillement Marraku [Victor], écouter et observer.” (“La historia y memoria de nuestros pueblos originarios tienen miles de años, no se borra por más anuncios que se hagan, siempre hay alguien que enseñe y señale la realidad de nuestra rica toponimia. Es tiempo de escuchar y observar tranquilos Marraku, escuchar y observar.”)
Ecoutons et observons, ils ne peuvent rien contre la mémoire collective.