Pascal Blanchard et Bruno Victor-Pujebet racontent comment ces manifestations populaires ont propagé le mythe de l’inégalité des races et justifié le fait colonial.
Publié le 5 avril 2022 à 17h00·Mis à jour le 5 avril 2022 à 17h45
Zoo humain, l’expression est certes anachronique – elle est apparue dans les années 2000 -mais elle sied parfaitement à ces manifestations populaires nord-américaines et européennes qui, du début du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ont mis en scène diverses ethnies issues des empires coloniaux dans des foires et autres expositions universelles. Par-delà l’humiliation publique et les mauvais traitements – la plupart des individus exhibés périssaient de froid, de maladie -, le spectacle propagea le racisme autant qu’il justifia l’investissement des politiques coloniales de l’époque.
Baromètre de la pensée raciste
Avec une foule impressionnante d’images d’archives, ce documentaire fouillé, pédagogique et émouvant retrace l’évolution de ce phénomène oublié, du moins négligé par une génération d’historiens ( « Comme tout ce qui se rapporte à la culture populaire » , précise-t-on ici). Des premières attractions du forain Phineas Barnum, prince du « freak show » américain – où Aborigènes et Pygmées, fondus dans une troupe de handicapés occidentaux, étaient assimilés à des monstres humains -, à ces cartes postales vivantes, entre la crèche géante et le parc d’attractions livrant au visiteur blanc un folklore exotique dévitalisé au début du XXe siècle, le zoo humain n’est pas un genre monolithique. C’est au contraire un baromètre ultra-précis de la pensée raciste, de ses tréfonds primitifs à son polissage relatif : après avoir fantasmé ces populations comme cannibales, il s’agit par la suite de les érotiser, puis de les présenter comme assimilables à la civilisation.
L’autre atout du film tient à sa manière de mettre en relief une poignée de destins individuels, démarche qui prend à rebours le principe d’effacement du zoo humain. De « Petite Capeline », enfant de 2 ans issue de Patagonie succombant à une bronchite au Jardin d’Acclimatation – place forte du genre en France -, à cet Aborigène dont on retrouve, des décennies après sa mort, la dépouille momifiée au sous-sol d’une entreprise de pompes funèbres de Cleveland, tous recouvrent ce soir un éclair de dignité.
Mardi 5 avril à 20h55 sur Arte. Documentaire de Pascal Blanchard et Bruno Victor-Pujebet (2018). 1h30. (Disponible en replay jusqu’au 3 juin 2022 sur Arte.tv).
CRITIQUE – Le romantisme des causes perdues et l’esprit d’enfance de l’écrivain et explorateur français palpitent dans Petits éloges de l’ailleurs.
Pour en saisir le premier degré, l’appel des horizons lointains et le goût du jeu, il faut sans doute découvrir l’œuvre de Jean Raspail (1925-2020) dans ses jeunes années, quand l’insouciance de l’enfance n’est pas encore trop loin et que les préoccupations de l’âge adulte s’invitent sur la pointe des pieds, quand les préjugés et les mauvaises réputations ne gâchent pas le bonheur de la rencontre. Ainsi, Le Camp des saints, le roman le plus célèbre de l’écrivain, paru en 1973, dans lequel il imagine la France et l’Europe submergées par des millions de migrants, apparaît alors comme une dystopie aux allures de western à la Sam Peckinpah plutôt qu’en roman culte prophétique – ce qu’il est devenu, notamment pour une certaine extrême droite, au fil du temps. Mais, au final, peu importe le moment pourvu que la découverte advienne et que les livres soient lus.
On conseillera donc autant aux néophytes qu’aux fidèles de Raspail Petits éloges de l’ailleurs, copieux volume remarquablement préfacé…
Une fois de plus, j’ai lu Franck Doyen. Cette fois, alors que j’ai fini ma recension de Les Chants de Kiepja, il me manque quelque chose. Je sais que le texte doit se suffire et je trouve qu’il se tient, encore une fois. Pas pour rien que Doyen fait partie des poètes dont je suis le travail. Non, ce n’est pas le livre qui pose problème, c’est ma chronique. J’ai envie d’en savoir plus, en fait. J’écris à Franck, je lui fais part des vides qui sont en moi suite à cette lecture, je lui pose quelques questions, par mail. Je pense à ce moment insérer des bribes de ses réponses, pour étoffer ce que moi j’apporte comme éclairage. Et je reçois ses réponses. Elles sont éclairantes, denses. Je ne me vois pas tailler là-dedans. Autant partager, avec son accord, évidemment.
Obsküre : Franck, comment es-tu tombé inspiré par ces peuples ? Franck Doyen : Difficile d’expliquer ce qui me relie à ces peuples, rationnellement. Déjà, Vous Dans La Montagne (éd. Dernier Télégramme, 2012) était connecté avec les Chiapanèques, même si je prenais l’excuse d’un vide / d’un trou dans le journal de campagne du sous-commandant Marcos. Mais c’est l’écriture de Mocha (paru en 2018 à La Lettre Volée) qui m’a fait plonger vers le Sud du Chili. Au moment de finaliser Mocha, j’apprends que l’île de Mocha (une île au large du Chili) se trouve au cœur du mythe mapuche appelé le trempulcahue : quatre baleines emmènent l’âme des morts sur l’île de Mocha pour qu’elles puissent y ressusciter. Je ne connaissais alors pas les Mapuches et pourtant, Mocha raconte ce trempulcahue ! Dans mon texte, un personnage dérive seul sur l’océan ; la mort vient à sa rencontre sous la forme d’un cachalot qui l’entraîne dans les fonds marins, puis le remonte et le dépose sur l’île de Mocha. Troublé par cette coïncidence, j’ai alors débuté intensément mes recherches (ethnologiques, historiques, linguistiques…) sur les Mapuches, peuple vivant toujours au Sud du Chili (dans la région de l’Araucanie) malgré l’adversité du capitalisme sauvage, ainsi que sur les peuples natifs de l’extrême Sud (vivant en Patagonie et en Magellanie). Les Mapuches alors, comme toujours et en tous temps, m’échappent. J’ai pourtant dans ma vie certainement à faire / affaire avec eux et cette partie du monde.
Deux autres peuples retiennent plus précisément mon attention : les Kawesqars et les Selk’nams. De par leur histoire, mais – et je ne le comprends que maintenant, de par le chemin que l’apprentissage de leurs vies m’a permis de faire. Les Kawesqars vivaient sur l’eau, jusqu’au début du XXe siècle, véritables nomades des mers. Ils nomadisaient à bord de canoës et peuplaient les canaux et les côtes de la Patagonie occidentale. Ils ne rejoignaient les îles que pour cause de maladie, de mort, ou pour la nourriture. D’où ces mots en kawesqars qui canotent autour des paragraphes de texte dans « Eaux ne tombent ». Les Selk’nams, eux, étaient des nomades terrestres et peuplaient la grande île de Terre de Feu. La figure de Kiepja a traversé la fin du XXe grâce à des enregistrements (faits sans son réel consentement) par Anne Chapman.
Ce texte, par la mise à jour de la parole et des figures des Kawesqars et des Selk’nams, est l’occasion d’interroger les bases sur lesquelles nos démocraties / nos sociétés se sont construites : la (tentative de) destruction volontaire et consciente de quels peuples, quelles langues, quelles cultures ? Cette destruction et/ou exploitation de peuples est allée de pair avec la mise en place de la surexploitation des terres et des richesses naturelles qui aboutit à cet actuel état des lieux catastrophique sur la santé de la planète.
Tu souhaitais aussi revenir sur un passage de ma chronique dans lequel je parle de deux textes distincts… Oui, il y a bien deux parties, différentes formellement. Mais ces deux parties entrent en résonnance l’une avec l’autre – et s’imbriquent au final : à la fin de « Eaux ne tombent » le personnage du Kawesqar, qui jusque-là se trouve seul sur une île et dans une hutte funéraire, est appelé par les chants de Kiepja, il remet à l’eau son canot, emmène avec lui des animaux, et repart vers la vie ; il reprend forme dans la deuxième partie comme « le frère » auquel Kiepja fait référence, qui elle-même retourne vers la lumière… Les Selk’nams et les Kawesqars sont bien vivants et continueront de l’être encore longtemps. C’est là une vérité à rétablir.
As-tu eu des expériences de chamanisme ? À proprement parler, non. Mais, la proposition de Kenneth White dans Le Lieu Et La Parole (p. 63-64) comme quoi « (le chamane) est le poète archaïque, le premier poète en quelque sorte… » me fait penser bien souvent que le poète peut être le chamane de nos sociétés contemporaines. L’intérêt pour l’ethnopoétique relève peut-être aussi de ce phénomène plus que d’un exotisme ou d’un tourisme littéraire…
Lorsque tu finis un poème, quelles parts as-tu réservées à la visite et au travail ? (La vieille idée du poème qui descend et vient seul, l’inspiration divine qui s’oppose au travail conscient, etc.) Je suis loin de l’écriture automatique, car je retravaille beaucoup mes textes (ratures, brouillons, etc.) Mais il y a bien ce balancier, ce mouvement régulier entre ces deux pôles dont tu parles. Avec des phases de recherche très intenses (ethnologique, historique, journalistique, musicale, littéraire, botanique, etc.) et d’immersion dans les textes des autres.
Chez toi l’imaginaire de la nature va de pair avec l’ailleurs. Qu’est-ce qui t’empêche d’écrire sur les coquelicots, les sauterelles, les terrains vagues ou les forêts de nos campagnes ? C’est drôle que tu m’en parles car c’est exactement ce sur quoi je bosse actuellement, depuis la fin des Chants De Kiepja. Ceci dit Sablonchka (éd. Le Nouvel Attila, 2019), sous son aspect de roman d’anticipation, était tout à fait immergé dans mon environnement naturel ici en Lorraine (mais pour lequel j’avais recréé un lexique faune/flore spécifique). Et si je travaille dessus actuellement, c’est avec une toute autre perception des mondes qui m’entourent, perception que j’ai maintenant suite à cette immersion dans la pensée de ces peuples.
Comment as-tu communiqué ton travail à Mirtha Salamanca ? En français ? Traduit en espagnol ? En enregistrements audio ? Là, c’est une histoire dans l’histoire ! Trois semaines avant d’envoyer les fichiers à l’impression, dans une émission radio, j’entends une ethnomusicologue, Lauriane Lemasson qui (me) parle des Selk’nams et même de Mirtha Salamanca, l’arrière-petite-fille de Kiepja… J’entre alors en contact avec elle et, par son entremise, avec Mirtha Salamanca.
Or, tous les discours officiels et sérieux (jusqu’à Philippe Descola, dans le Cahier de l’Herne Jean Malaurie) disent « extinction », « disparition » : les Kawesqars, les Selk’nams n’existeraient plus, ils auraient été décimés, et leur langue ne serait plus parlée. Pour t’expliquer, Anne Chapman elle-même avait affirmé que Kiepja était la dernière Selk’nam, mais elle avait omis de dire qu’elle avait eu des enfants… Il y a (il y a eu ?) certainement cette dynamique chez les ethnologues, anthropologues, d’être celui ou celle qui côtoie le dernier ou la dernière représentante d’un peuple. En fait, les Kawesqars et les Selk’nams ont modifié leur mode de vie, se sont métissés, se sont invisibilisés et métissés, dans les forêts ou dans les villes, ont refait communauté autant que possible, ont assuré la continuité de leur peuple, et réapparaissent aujourd’hui portés par des revendications sociales et de défense de leurs territoires.
Je ne parle pas un mot d’Espagnol, et nous avons communiqué par mail, donc en français traduit en espagnol, grâce à Lauriane Lemasson qui vit une partie de sa vie avec les Selk’nams. J’avais aussi fait traduire mon texte en espagnol argentin par Antonio Werli et Sol Gil, et je l’ai transmis à Mirtha. J’ai demandé à Mirtha Salamanca l’autorisation de pouvoir intituler mon livre Les Chants De Kiepja. Et nos quelques échanges m’ont permis de modifier certaines imprécisions du texte, notamment en ce qui concerne les animaux de Terre de Feu. Le livre franchit actuellement l’océan vers les Selk’nams.
On aimerait t’entendre dire ces textes : est-ce un processus qui viendra ? Je vais certainement être amené à en faire des lectures dans les mois qui viennent, même si l’organisation du festival Poema me prend beaucoup de temps. Je ré-envisage d’accepter plus d’invitations que ces dernières années, car il y a une parole à porter sur ces histoires.
« Zahori », tourné dans la steppe, raconte l’amitié inattendue entre une jeune fille de 13 ans originaire du Tessin et un vieil indien Mapuche. C’est le premier film de Mari Alessandrini, une Argentine qui a fait son école de cinéma à Genève. A voir sur les écrans romands.
« C’est, je crois, le premier film tourné par une Patagonienne », dit à la RTS Mari Alessandrini, née et élevée en Argentine. Mais c’est à Genève qu’elle vit aujourd’hui. Genève où, sur recommandation d’une amie, elle a fait ses études à la HEAD (Haute école d’art et de design), après avoir fait de la photo et du cirque contemporain. « A la suite d’un accident d’acrobatie à 25 ans, j’ai su que je ne pouvais plus faire d’activités physiques intenses. Le cinéma s’est présenté comme l’aboutissement de tous les arts que j’avais pratiqués », poursuit-elle.
Pour son premier film, en compétition cet été au Festival de Locarno, elle n’a pas choisi la facilité. Elle a tourné dans la steppe sauvage, qui recouvre 80% de la Patagonie, loin de tout, et a travaillé avec ce qu’il y a de plus difficile au cinéma: des animaux, des enfants et des acteurs amateurs.
Récit initiatique
« Zahori » raconte l’histoire de Mora (13 ans) qui veut devenir « gaucho ». Elle se rebelle contre l’école et s’affirme auprès de ses parents, des écologistes suisses italiens et végétariens, dont le rêve d’autonomie s’est transformé en cauchemar. Car dans ce coin du monde, la terre refuse d’être cultivée.
Mora a pour amis un vieil Indien et son cheval blanc, baptisé « Zahori ». Une nuit de tempête, l’animal s’enfuit. Mora se met en tête de le retrouver. En le cherchant, la jeune fille entame sa quête vers l’émancipation et passera de l’enfance à l’adolescence.
Née en Argentine mais de père italien, Mari Alessandrini a-t-elle fait un film autobiographique? « Un peu oui, mais c’est surtout de la fiction, de la poésie, mes rêves et les conflits contemporains qui animent cette région du monde ». Parmi ces conflits, la réalisatrice cite la grande solitude de ses habitants, les internats sous domination militaire ou religieuse, la rudesse d’une terre où il est plus facile de chasser que de labourer ainsi que les différentes cultures entre les peuples d’origine et ceux de l’immigration, la plupart européens ou nord-américains, qui rêvent d’un ultime Eldorado.
L’humour à travers deux missionnaires burlesques
La question religieuse est aussi présente, notamment à travers les figures burlesques de deux missionnaires roux, sortes de Laurel et Hardy mormons, portant la bonne parole dans la pampa.
Il y a beaucoup de télévangélistes, de mormons et de témoins de Jehovah; ils sont très insistants et ont remplacé les missionnaires catholiques.Mari Alessandrini, réalisatrice de « Zahori »
« Zahori » est un film plutôt contemplatif, qui met en valeur une nature à la fois sublime et d’une extrême violence qui peut permettre la réalisation de ses idéaux ou les briser, à l’image de ceux des parents de Mora qui s’y accrochent malgré tout, au détriment de leur bonheur et de celui de leurs enfants: « Je voulais montrer la puissance des lieux qui obligent à changer de philosophie ou à s’adapter ».
Dans l’extrême sud de l’Amérique, le peuple selk’nam ou ona est en train de démontrer qu’il n’est pas disparu, contrairement à ce qu’affirmaient les académiciens et les livres. En récupérant leurs histoires familiales et leurs traditions ils cherchent la reconnaissance.
Traduction par l’association Karukinka d’un article de Victoria Dannemann paru en espagnol le 28/10/2021 et intitulé « Selk’nam: reaparición de un pueblo que se creía extinguido » (Source : https://p.dw.com/p/42IU6)
Maintenant Marcela Comte comprend pourquoi sa mère maintenait toujours les rideaux fermés et était terrorisée d’ouvrir la porte quand quelqu’un frappait. La peur l’accompagnait, même en vivant au nord du Chili, à plus de quatre mille kilomètres de la Terre de Feu, cette île lointaine d’où venait son grand-père.
Pour Hema’ny Molina, la bonne note, qu’elle obtint avec un devoir scolaire au sujet des peuples indigènes de la région australe, qui disait que les selk’nam ou ona étaient disparus, n’était pas juste. « Je regardais mon grand-père et ma mère et je savais qu’ils étaient onas. Je l’ai dit à ma professeure que mon travail était mauvais, qu’ils n’étaient pas disparus, mais je n’ai pas trouvé la force de lui dire que je suis ona » se souvient elle.
Ainsi grandirent ils, loin du territoire de leurs ancêtres et avec plein de contradictions, dans une société qui officiellement les disait disparus et dans laquelle il valait mieux se taire. « Cela toutes les familles l’ont vécu. Nous l’avons très mal vécu au collège, on se moquait de nous. Jusqu’à ce que l’un prenne le pouvoir en s’affirmant et en n’accordant pas d’importance à ce que les autres disent. Mais malgré cela aujourd’hui encore certains n’ont pas dépassé la barrière de la peur » dit Hema’ny Molina, aujourd’hui présidente de la Corporation Selk’nam du Chili.
« Ils n’osent pas le dire publiquement parce que comme les livres disent que nous n’existons pas, ils ne se sentent pas sûrs. « Où est ton peuple » te demandent ils, « et tu crois que tu es tout seul » ajoute Marcela Comte, trésorière de la corporation. Toutes deux appartiennent à la Communauté Covadonga Ona qui réunit des familles qui s’auto-identifient comme selk’nam au Chili (les documents officiels les enregistrent indistinctement en tant que selk’nam ou selknam).
La majorité des survivants du génocide contre ce peuple a fini par se disperser au Chili et en Argentine – pays auxquels appartient la Terre de Feu -, mais aussi beaucoup d’autres ont été embarqués sur des navires marchands vers une destination incertaine. « A un moment donné nous avons cru que nous étions l’unique famille à avoir conscience de venir de là-bas. Toutes les familles l’ont aussi pensé et c’est un très grand sentiment de solitude » dit Molina.
Survivants de l’extermination
Quand le missionnaire et ethnologue allemand Martin Gusinde est arrivé en Terre de Feu en 1918, il a estimé que sur l’île il restait moins de 300 selk’nam. 50 ans plus tard, l’anthropologue Anne Chapman décréta qu’avec la mort de la supposée dernière locutrice nous étions disparus. « Nous avons été victimes d’un génocide physique et académique », dit Molina.
Le premier choc a eu lieu avec l’arrivée des navigateurs et des chercheurs d’or, et avec la séquestration des indigènes qui furent présenté dans les expositions et les zoos humains en Europe. Dans la seconde moitié du XIXème siècle sont arrivés les pionniers de l’élevage ovin. Molina indique qu’avec l’aval des Etats du Chili et de l’Argentine, « il y a eu de véritable chasses humaines, allant jusqu’au paiement d’une livre sterling pour un homme mort. La Terre de Feu est criblée de cadavres, et beaucoup sans tête parce qu’ils la leur coupaient pour la vendre aux musées. »
Les hommes et les anciens étaient assassinés et les jeunes femmes et les enfants séquestrés. Les enfants du métissage forcé parlaient la langue et étaient élevés comme selk’nam, mais on leur refusait le droit de l’être. Beaucoup finirent dans les missions salésiennes situées en dehors de l’île, où ils prétendirent sauver les indigènes des massacres et les évangéliser, mais ils apportèrent des maladies qui les décimèrent. Les enfants survivants furent donnés en adoption. Beaucoup perdirent leurs noms et grandirent sans connaître leurs origines.
« Il y a une coupure historique durant laquelle personne n’a rien su de nous. Ce fût tellement violent que la première réaction des enfants a été de se taire et d’oublier qu’ils étaient selk’nam, parce que de cela dépendait la vie. Le trauma familial est très grand, c’est pour cela qu’il est difficile de parler », dit Marcela Comte.
Des histoires de famille à la reconnaissance
Du côté argentin de la Terre de Feu, la communauté indigène Rafaela Ishton a réussi à obtenir des droits et garanties, ce qui est en aval aussi de la lutte de ce peuple au Chili. Dans le dernier recensement du pays, 1.144 personnes se reconnaissent comme selk’nam et la communauté Covadonga Ona regroupe plus de 200 membres.
Avec la Corporation Selk’nam du Chili, ils veulent la reconnaissance officielle de l’Etat en tant qu’ethnie originaire. La chambre des députés a approuvé l’idée du législateur et le Gouvernement vient d’autoriser le déblocage de fonds pour l’étude anthropologique, historiographique et arquéologique requise. Une fois remise, le Sénat devra se prononcer. Cela leur permettra d’accéder à une série de bénéfices qui composent la loi nommée Loi Indigène. Un autre antécédent positif est que, depuis quelques années, ils participent à des instances destinées aux peuples originaires et qu’ils ont des échanges entre eux.
De plus, cela fait cinq ans qu’ils travaillent avec l’Université Catholique Silva Henríquez – et maintenant s’ajoute l’Université de Magallanes-, dans la recherche des antécédents sur la survie selk’nam au Chili. « Certains ont seulement le soupçon et rien avec quoi le prouver, mais ils se regardent dans le miroir et il y a une tendance inexplicable. Quand ils commencent à recueillir les histoires et les coutumes, ils trouvent un ancêtre qui a été adopté, à qui le nom a été changé, et qui a transmis les traits culturels qui sont restés dans la famille » indique Hema’ny Molina.
L’anthropologue Constanza Tocornal, de l’Université Catholique Silva Henríquez, travaille avec eux à la reconstruction de la mémoire orale et des histoires de famille, et dans la révision des sources archivistiques et documentaires.
« La reconnaissance culturelle et politique du peuple selk’nam doit considérer que le génocide a rendu difficile la continuité culturelle. Dans ces mémoires familiales il y a des processus intimes d’invisibilisation, la peur et la violence soufferts jusqu’à l’auto-identification en tant que peuple, dans une société qui les disait disparus. Cela aussi fait partie des composants identitaires », explique-t-elle.
Le processus légal de reconnaissance n’a rien à voir avec la pureté du sang précisent-ils au sein de la corporation. Les peuples changent et même si aujourd’hui ils ne vivent plus dans le territoire ni parlent la langue, ils maintiennent quelques caractéristiques culturelles. Eux-mêmes découvrent des similitudes quand ils se réunissent. Il y aussi certaines pratiques et habiletés dans les familles, comme le travail textile ou en cuir qui « une fois qu’est reconnue la possibilité d’un ancêtre selk’nam et que celui-ci est corroboré par des récits ethnographiques, rencontre une plus grande explication » ajoute Tocornal.
Aujourd’hui ils sont dans un processus de récupération de la langue, qui ne s’est jamais perdue complètement. Chaque jour ils reçoivent plus de questions des collèges et universités pour qu’ils leur livrent leur témoignage relate Marcela Comte: « Ils nous posent beaucoup de questions, nous leur enseignons quelques mots et ils se retrouvent émerveillés que nous soyons là et que les textes scolaires soient faux. »