Publié hier, l’article suivant témoigne d’une étape fondamentale pour la communauté yagan et le musée dédié à leur culture situé à Puerto Williams.
Traduction de l’espagnol par l’association Karukinka
Le Musée Anthropologique Martin Gusinde de Puerto Williams initie une nouvelle étape avec une nouvelle présentation et un nouveau nom: à partir d’aujourd’hui il s’appelle le Musée Territorial Yagan Usi – Martín González Calderón, et sa muséographie se centre sur cette culture ancestrale et sur l’établissement de ponts entre la vision du passée et la communauté actuelle.
Une nouvelle vision du musée et du travail communautaire a été le marqueur de la ré inauguration à Puerto Williams du musée le plus austral du monde, avec un nouveau nom et une exposition permanente renouvelée. A partir d’aujourd’hui, l’espace connu initialement comme Musée Anthropologique Martin Gusinde s’appellera Musée Territorial Yagan Usi – Martín González Calderón, dénomination en cohérence avec la nouvelle exposition, centrée sur la culture de ce peuple ancestral qui habite l’extrême austral du Chili et de l’Argentine depuis sept mille ans.
La cérémonie a été dirigée par la déléguée présidentielle de Puerto Williams, María Luisa Muñoz; la secrétaire du Patrimoine Carolina Pérez Dattari; la directrice nationale du Service du Patrimoine Culturel (Serpat) Nélida Pozo Kudo; le maire de Cabo de Hornos Patricio Fernández, et plusieurs familles de la Communauté Indigène Yagan de la Baie Mejillones, avec leur représentant Luis Gómez Zarraga.
Le directeur du musée, Alberto Serrano, a fait remarqué que cette transformation relève de la dimension territoriale, comme Martín González Calderón, membre de la Communauté Indigène Yagan de la Baie Mejillones à Villa Ukika et référent de l’art de la navigation ancestrale en canoë et de la culture traditionnelle Yagan. Martín González Calderón a réalisé maints efforts et initiatives orientées vers la diffusion de son savoir ancestral et a collaboré étroitement avec le musée. Résultat de la pandémie de Covid-19, il est décédé le 18 octobre 2020, victime, comme beaucoup de ses ancêtres, des maladies introduites.
La secrétaire Carolina Pérez a fait remarqué que « nous sommes très heureux de pouvoir faire partie de cette étape qui permettra de reconnaître la communauté Yagan et dans laquelle se réouvre un espace patrimonial pour les citoyens. Nous espérons que le projet muséographique qui a été travaillé pendant deux ans par l’équipe de la Sous-Direction Nationale des Musées, et qui incorpore une présentation avec une vision territoriale, se convertira en un espace de rencontre pour les habitants et habitantes de la région ».
Pour sa part, la directrice nationale du Serpat, Nélida Pozo, a jouté que « cet espace est maintenant imprégné d’une vision surgie du territoire lui-même, de la main de la communauté Yagan de la Baie Mejillones, en pleine conscience et avec la certitude que nous sommes en présence d’une culturel ancestrale vivante, qui se pense, se projette et revitalise, et, en même temps, qui nous parle d’une nouvelle manière de penser les musées, comme des institutions accessibles et inclusives, qui encouragent la diversité et la durabilité avec la participation des communautés ».
La vision territoriale et culturelle de la nouvelle exposition
La proposition de rénovation muséographique a involucré un long processus de dialogue et de recherche avec les communautés résidentes et avec la Communauté Indigène Yagan de la Baie Mejillones, dans le but de préserver la mémoire locale et tous les éléments qui la compose historiquement et contemporainement. De ce fait, ce fût la communauté elle-même qui sollicita le changement du nom de cet espace.
Le nouveau parcours muséographique a pour protagoniste le peuple Yagan, et rend compte des modes de vie et des processus historiques, sociaux et culturels expérimentés par la communauté, étant aussi étudié l’apport culturel de l’archipel, et l’objectif de contribuer aux processus de revitalisation de la communauté, tout en dédiant des espaces de réflexion et de dialogue au sujet des processus de colonisation par la culture occidentale et l’Etat chilien à l’extrême sud du pays.
La nouvelle narration crée constamment des ponts entre l’ancestral et le contemporain, pour connecter les traditions avec les nouvelles générations. En outre, durant toute la présentation, sont utilisés des mots de yagankuta [langue yagan] pour revitaliser la langue et le patrimoine immatériel. De plus, elle incorpore la perspective du genre pour donner de la visibilité aux barrières que la communauté indigène et les kipayamalim [les femmes yagan] ont affronté.
Au premier étage se déploie un tour par le Yagan Usi (le territoire yagan) durant lequel les collections arquéologiques et ethnographiques abordent le peuplement de l’Archipel du Cap Horn, situé durant l’Holocène Moyen il y a approximativement 6500 ans BP. Les caractéristiques du territoire dialoguent avec l’existence humaine à travers les vestiges arquéologiques, la navigation, la chasse, la vannerie, l’artisanat, les rituels et la présence du yagankuta, une langue qui refuse de disparaître.
Parmi les différents objets, la muséographie fait remarquer la restitution de 29 objets de la collection Martin Gusinde provenant du Musée National d’Histoire Naturelle et de 32 pièces de vannerie yagan comme des paniers, cordages et filets de pêche élaborés en jonc par Cristina Calderón Harbán, Julia González Calderón, Claudia González Vidal, Marta Balfor Clemente, et beaucoup d’autres femmes et artisanes qui ont cultivé cette technique ancestrale. La vannerie, élément de la culture matériel et immatérielle, reflète une importante connexion entre les savoirs de la nature, le climat, la récolte de matières premières et les points de tressage qui ont été transmis durant des générations.
Le public des visiteurs, en plus de voir ces objets, pourra observer une infographie qui expose différents type de paniers et de techniques de fabrication, écouter un enregistrement audiovisuelle et apprendre les mots de la yagankuta [la langue yagan] qui renforcent la mémoire collective.
Au deuxième étage continue le récit avec Poluaóala Shanatara (les étrangers arrivent) dont les collections de caractère historiques présentent les transformations et vicissitudes qui ont été vécues dans la région depuis le XVIème siècle et jusqu’à présent. Les processus d’immigration des expéditions européennes, nord-américaines et le peuplement impulsé par les états argentin et chilien installent un contexte de rencontres, conflits et conséquences pour la culture indigène locale. Dans cette salle, en plus de comprendre les processus de contact (découverte, exploration et colonisation) il est aussi possible de s’approcher de la biodiversité magallanique avec la présentation de plus de 30 espèces de taxidermie qui illustrent la faune et le paysage le plus austral du Chili.
L’exposition est aussi remarquable de par ses caractéristiques technologiques et son design, comptant avec des plateformes interactives, des espaces audiovisuelles et des espaces d’écoute.
Chiliens et argentins ont prolongé la réclamation de protection du Beagle contre les élevages de saumons (InfoTDF, 5/7/2022, "Chilenos y argentinos extendieron el reclamo de protección del Beagle contra las salmoneras") 2
Samedi dernier 2 juillet au matin, chiliens et argentins, navigateurs, kayakistes, activistes, référents d’organisations sociales et membres des communautés Yagán et Kawesqar se sont réunis au centre de la ville d’Ushuaia pour célébrer l’anniversaire de la sanction de la Loi 1.355, laquele régulant l’élevage de saumons en Terre de Feu et Atlantique Sud, interdisant le développement de cette industrie en mer et positionnant le pays comme le premier à prendre une décision de telle ampleur pour la protection de l’environnement et incorporant à la création des politiques publiques la participation citoyenne et la vision des peuples autochtones sur le soin à porter à la nature.
Durant cette journée ont participé le Club Nautique AFASyN et des embarcations de la communauté nautique de Terre de Feu, le programme marin « Sin Azul No Hay Verde » (sans bleu il n’y a pas de vert), Canal Fun, Patagonia, le chef Lino Adillon, Greenpeace Andin, la Société Civile pour l’Action Climatique de Magallanes, des représentants des Communautés Yagáns de Ushuaia et de Navarino et des représentants de la Communauté Kawesqar.
David Alday, représentant de la communauté Yagán de Navarino, afirma “Dans cette partie de la planète nous avons démontré que les limites n’existent pas pour maintenir et prendre soin de notre environnement et de ce qui y habite. La connexion avec notre cosmovision est tellement essentielle que nous ne doutons pas pour nous activer et agir, pour protéger ce qui est notre vie, nos écosystèmes, chargés d’un regard patrimonial ancestral unique au monde. Pour cela notre travail doit être à la hauteur dans des zones de protection comme l’extrême austral, aussi bien au Chili qu’en Argentine. En célébrant cette année de la loi qui interdit l’élevage de saumon du côté argentin, cela signale que le travail réalisé n’a pas été vain, que les convictions et l’effort social est puissant et véridique, avec de solides arguments qui amènent à manifester le bon sens qui nous communqiue la protection de nos espaces et environnements débordants de vie et de nature vierge. »
Lors d’un événement sans précédent en mai 2021, argentins et chiliens réunirent le Canal Beagle, déroulant une banderole pour demander la sanction de la loi qui régule l’élevage de saumons en Argentine et renforcer la réclamation commune de protéger le Canal et les écosystèmes marins du bout du monde. Cette année, pour célébrer cette décision et continuer de réunir les efforts pour la protection de chaque côté du Canal, la communauté s’est à nouveau réunie. Maintenant que l’industrie serait en train de se réactiver à Puerto Williams, et, d’un autre côté, soutenir la cause des frères chiliens qui sollicitent que le gouvernement freine l’avancée de la salmoniculture.
«C’est très émouvant de revivre l’énorme triomphe atteint en Terre de Feu où grâce aux organisations, la communauté locale et les législateurs, il a été réussi unanimement de protéger le Canal de Beagle, icône de la province. C’est un véritable exemple de comment faire les choses correctement, avec un débat ouvert et participatif, et en comprenant qu’en protégeant l’environnement nous protégeant aussi la société dans son ensemble. Le Canal de Beagle doit être protégé de manière intégrale et c’est pour cela qu’ajourd’hui, à un an de cette loi historique, nous exigeons du gouvernement chilien qu’il rejette toutes les concessions en cours à Puerto Williams, l’information technique est déjà disponible pour poser les fondements de cette décision. Il faut suivre l’exemple du côté argentin qui peut célébrer ses bonnes décision » déclaré Estefanía González, Coordinatrice du programme Océans de Greenpeace Andin.
Les salmonicultures menacent la biodiversité, la santé des habitants et le développement économique. En 2019, le village chilien Puerto Williams, en face de la ville d’Ushuaia, fût pionnier à protéger le Beagle et expulsant les élevages de saumons de sa région.
A la différence du Chili où cette industrie a occupé de nombreux territoires, la province fuéguienne est l’unique lieu du pays où l’industrie du saumon pourrait s’installer. Avec l’approbation de la Loi l’année dernière, la Terre de Feu est devenu le premier lieu du monde à interdire l’industrie avant qu’elle ne s’installe, se convertissant ainsi en exemple de la protection d’un modèle économique et productif durable, qui respecte les traditions culturelles et les pratiques artisanales qui génèrent de véritables emplois et revenus issus du tourisme et de la commercialisation de produits locaux. Cette décision a eu un impact mondial, car de nombreuses communautés côtières du monde qui souffrent des impacts de l’industrie demandent également que les cages soient retirées de la mer.
« La division entre le Chili et l’Argentine est loin d’être une réalité, elle est évidente dans les territoires allant de l’Amérique du Nord à la Patagonie. Les régions ont une dynamique qui dépasse les limites politiques. La nature et la culture sont étroitement liées et le thème des fermes de saumon du canal Beagle a été un moment fort. Ces dernières années, la situation est devenue plus que claire grâce aux actions menées ensemble ; Nous ne voulons pas d’industries destructrices, nous voulons travailler de plus en plus unis pour un avenir durable, lié à la dynamique de la nature, à travers la revalorisation de la culture des peuples autochtones, des activités comme le tourisme naturel et tout ce qu’offre la région. En 2021, cette union a permis au gouvernement argentin de comprendre ce que les élevages de saumons signifient pour son peuple, aujourd’hui l’État chilien doit le comprendre », a déclaré David Lopez Katz, membre du programme marin Sin Azul No Hay Verde.
Aujourd’hui, les communautés chiliennes demandent que les élevages de saumons quittent les zones protégées et les lieux où vivent les communautés autochtones qui voient leur mode de vie et leur développement affectés. Ils exigent également que toute expansion de l’industrie soit stoppée en rejetant de nouveaux projets et en arrêtant l’augmentation des niveaux de production. Qu’ils se retirent progressivement des zones fragiles comme les fjords et les canaux et enfin que le gouvernement sanctionne les entreprises et les centres qui ont provoqué ou subissent des catastrophes environnementales par la perte de concessions.
Depuis qu’ils ont commencé à exiger un canal Beagle exempt d’élevages de saumons, les Chiliens ont réussi à obtenir que la Cour d’appel de Punta Arenas arrête le démarrage des travaux de production de l’entreprise salmonicole Nova Austral dans le canal Beagle, situé dans la région de Magallanes. Ils ont également retiré les cages déjà installées et prêtes à être produites et ont réussi à faire expirer les concessions aquacoles accordées jusque-là. En outre, ils ont stoppé l’expansion de l’industrie dans la région de Magallanes à travers différentes actions en justice. Dans le cas de Puerto Williams, la revendication est de pouvoir avancer avec l’Espace Marin Côtier pour les Peuples Autochtones (ECMPO) de la communauté Yagán, qui constitue une manière efficace et concrète de protéger cette zone de différentes menaces comme l’élevage du saumon.
Le Chili est en alerte depuis 2018 en raison de la menace constante des concessions encore administrativement actives dans le Beagle. Quatre ont été expulsées, mais huit restent, détenues par l’action de la communauté indigène à travers la présentation d’une demande ECMPO, qui permet de solliciter l’administration et paralyse en même temps tout projet existant.
Cette histoire ne s’arrête pas avec la sanction de la loi 1 355. La vision collective et globale de notre place dans le monde et de la nécessité de la protéger s’est renforcée face à sa menace imminente. La mer est une et la communauté argentine et chilienne restera unie dans la poursuite de sa conservation. La Terre de Feu a pris une décision pionnière qui est aujourd’hui célébrée par ceux qui la vivent et par le reste du monde qui veut suivre son chemin.
Publié le 16/09/2016 à 17:30, mis à jour le 26/09/2016 à 12:52
Le cap Horn, 400 années de légende (Le Figaro, 16/9/2016) 8
EN IMAGES – Il y a quatre siècles un navire hollandais passait le cap le plus austral du globe et lui donnait un nom devenu symbole. Depuis la découverte du cap Horn, le vent et la mer ont tramé dans l’extrême sud de la Terre de Feu une histoire marine, grandiose et tragique. Voyage vers un caillou mythique.
La forêt magellanique est une dangereuse magicienne. Son chant attire à elle des voyageurs du monde entier et le philtre qu’elle leur administre est capable de changer l’enfer en paradis. Mais l’illusion ne fait généralement effet qu’un court instant, car la nature, dans ces parages, est singulièrement rétive aux charmes de l’enchanteresse. C’est ainsi qu’ayant débarqué dans la baie d’Ainsworth, au pied du glacier Marinelli, un des mille monstres froids qui, s’écoulant de la cordillère de Darwin, baignent les eaux glacées des canaux de Patagonie, par 55° de latitude sud, au cœur de ce fouillis d’îles par lequel le continent américain s’effrite dans l’océan Pacifique, un groupe de voyageurs modernes eut le sentiment d’avoir mis le pied au paradis: il faisait beau, des oiseaux gazouillaient dans le soleil. Au fond des bois, une falaise couverte de mousse laissait s’écouler, goutte à goutte, l’eau de la dernière averse dans une mare qui s’était formée à sa base. Cela donnait une musique d’une pureté absolue, comme un premier chant du monde. Là-dessus, les feuilles minuscules des coigües, les arbres patagons, laissaient passer suffisamment de lumière pour que du sol chauffé monte aux narines un parfum d’humus. Née de ces falaises, une rivière traversait la courte plaine séparant la forêt de la grève: sur ses berges poussaient des arbustes dont les fruits ressemblaient à des pommes miniatures, si petites qu’il aurait fallu à Adam et Eve en croquer beaucoup avant d’être expulsés de cet éden.
L’envoûtement dura le temps d’une promenade: dans l’après-midi, tout changea. En Terre de Feu, il suffit d’un nuage pour que cette beauté primitive de la terre laisse la place à un paysage d’une parfaite morosité: quelques heures plus tard, quand le Stella Australis quittait la baie d’Ainsworth, le ciel était devenu d’un gris insondable, un vent glacial se levait. Le navire, seul bateau d’expédition frayant dans ces parages, s’enfonçait dans un brouillard poisseux, entre deux séries de montagnes obscures, gluantes d’humidité, abritant une forêt compacte qui s’étalait jusqu’à l’eau verte du canal et qui, reculant lorsque la pente devenait trop abrupte, s’effaçait sur des rochers couverts de mousse orange, striés de cascades semblables à des voiles de mariée emportés par le vent.
Le beau, écrit Rilke, n’est que le premier degré du terrible… A l’approche de l’île de Horn, sous des rafales dépassant les 130 km/h, la nature illustre superbement les paroles du poète. SFautre pour le Figaro Magazine
Naguère encore, la seule évocation de ce lugubre paysage faisait frissonner les marins les plus expérimentés: les innombrables récits de voyage dans cette région inamicale fourmillent de descriptions toutes plus catastrophiques les unes que les autres. Mais les canons de l’esthétique ont singulièrement changé: dans un monde surpeuplé, en voie de surchauffe, la désolation, la solitude et les glaces sont devenues belles aux yeux des hommes. La centaine de passagers présents à bord n’avait donc de cesse d’admirer ce paysage funeste et gigantesque. Ils avaient embarqué deux jours plus tôt à Punta Arenas, au Chili, dans ce confortable navire de la compagnie chilienne Australis. But de ce voyage au bout du monde: le cap Horn, lieu redoutable dont on fête cette année le 400e anniversaire de la découverte. Découverte étant à vrai dire un bien grand mot puisqu’il ne s’est jamais vraiment laissé approcher et que les marins qui le croisent depuis 1616 n’ont généralement qu’une hâte, c’est de le laisser bien loin derrière eux et au plus vite. Miracle de la technique, on peut désormais débarquer sur l’île de Horn: c’était le but du voyage. Depuis quelques années, un officier de la marine chilienne y vit en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, le courageux ermite ayant la noble tâche de surveiller le dernier caillou de l’Amérique. Comment peut-on vivre là? La rencontre avec l’Américain le plus austral du monde promettait d’être passionnante.
Embouquant le canal Magdalena, le Stella Australis s’apprêtait à naviguer toute la nuit dans le labyrinthe d’eau et de roches que composent les canaux de Patagonie. Hautes montagnes couvertes de glace, fjords profonds, récifs et écueils, tourbillons de vent: toujours plus au sud dans ces voies d’eau que les marins chiliens connaissent comme leur poche. Le solide navire ballotté par la longue houle du Pacifique lorsque, sortant du canal Cockburn, il quitte pour quelques heures l’abri des îles avant de se faufiler à nouveau entre deux murailles en direction du canal Beagle, lequel conduit à Ushuaia et à la baie de Nassau, dernière étape avant l’ultime confetti de montagnes émergeant de la mer. Là se trouve le cap Horn.
Au sud de la grande île de Terre de Feu, sur la rive nord du canal Beagle, Ushuaia, la ville la plus australe du monde. SFautre pour le Figaro Magazine
L’été austral laisse peu de temps à la nuit. Au petit matin, alors qu’un soleil pâle brillait déjà dans un grand ciel délavé par le vent, le bateau se trouvait au pied de l’île de Horn. Bien plus grande que ne la dessinait l’imagination, elle était couverte d’une sorte de gazon vert émeraude qui brillait singulièrement dans la lumière. L’herbe se balançait harmonieusement, agitée par le vent terrible qui soufflait: 130 kilomètres-heure, force 12, la plus haute sur l’échelle de Beaufort qui l’assimile à un ouragan «au-delà du 40e parallèle»: de ce côté-ci, c’est chose courante, juste ce qu’il faut pour porter les pétrels géants, les albatros et les sternes arctiques qui jouaient à raser les falaises. A l’ouest, l’horizon était barré par une formidable muraille gris sombre que touchait du doigt un arc-en-ciel planté dans la mer. Des vagues courtes et dures battaient la coque du navire. Le vent leur enlevait des nuages d’écume: ils se mêlaient aux averses de grêle qui fouettaient brutalement le pont du bateau. Nul gardien de l’île à l’horizon: on pouvait simplement deviner sa petite maison blottie au pied du phare, imaginer l’homme avec sa femme et ses enfants, debout derrière la fenêtre de sa cuisine, une tasse de café fumant à la main, observant le lourd bateau qui tournait en rond au pied de son caillou. De peur qu’ils ne soient retournés par le vent, le capitaine décida de ne pas mettre les canots à la mer. Fidèle à sa terrible légende, le Horn se refusait aux visiteurs. Après l’avoir admiré, on alla prendre le petit déjeuner.
Etonnant contraste entre le confort du voyage et la rigueur de l’environnement qui, il y a quelques décennies, laissait déjà songeur Stefan Zweig. Dans la préface de la très belle biographie qu’il a consacrée à Magellan, l’écrivain viennois raconte que c’est dans l’ennui et le luxe d’une longue traversée de l’Atlantique à bord d’un paquebot que lui est venue l’idée de raconter la vie de l’illustre marin. «Rappelle-toi, écrit-il, dans quelles conditions on voyageait autrefois. Compare cette traversée avec celles des audacieux navigateurs qui découvrirent ces mers immenses.» L’ouvrage raconte comment la quête d’une route plus courte vers les îles aux épices poussa le navigateur portugais à convaincre le futur Charles Quint de lui confier une flotte de cinq navires. Persuadé qu’il existait un passage, quelque part au sud du continent américain, permettant de relier l’Atlantique au Pacifique, Magellan quitta Séville le 10 août 1519 en compagnie de 265 hommes dont peu connaissaient le vrai but du voyage, sinon qu’il durerait très longtemps…
La compagnie chilienne Australis est une des seules à organiser des expéditions touristiques dans les canaux de Patagonie, jusqu’au cap Horn. Les descentes à terre sont fréquentes comme ici, au pied du glacier Pia. SFautre pour le Figaro Magazine
Son exploit accompli, Magellan alla mourir quelque part dans l’archipel des Philippines. Seuls 18 marins à bord d’un navire proche du naufrage parviendraient à relier Séville, le 6 septembre 1522. Le destin avait interdit à Magellan de recevoir en Europe le tribut du vainqueur. Le temps a réparé l’injustice: le nom de l’illustre marin est resté accolé au détroit qu’il a découvert. L’histoire maritime de la Terre de Feu pouvait commencer. Elle ne manquerait pas de panache, car ici croiseraient les navigateurs les plus intrépides.
Mais la difficulté des conditions de navigation allait considérablement ralentir le travail d’exploration de la région: il faudra attendre plusieurs siècles avant que les canaux de Patagonie soient correctement cartographiés. En 1578, le pirate anglais Francis Drake voguera dans les parages. Découvrant qu’il n’y avait pas de continuation terrestre entre la Terre de Feu et les terres australes, il franchira en premier le passage qui sépare les continents américain et antarctique. Quelques années plus tard, le 14 juin 1615, deux navires hollandais quittaient la rade du Texel. Affrétés par la Compagnie Australe, basée dans la ville de Hoorn, ils étaient commandés par Jacob Le Maire, le fils du fondateur de l’entreprise et Willem Schouten. Les marins avaient pour mission d’ouvrir une nouvelle voie maritime qui éviterait le détroit de Magellan, alors soumis à une restriction imposée par leur grand concurrent: la toute-puissante Compagnie néerlandaise des Indes. Huit mois plus tard, Willem Schouten franchissait le passage de Drake. Croisant au large de la dernière île de Terre de Feu, il lui donna le nom de Hoorn, double hommage à la cité où avait été conçue son expédition et au bateau qui l’avait accompagné jusque-là, la patache Hoorn ayant disparu dans les flammes quelques jours plus tôt.
Le renard de Magellan est particulièrement adapté à la rudesse de la vie dans ces terres australes. SFautre pour le Figaro Magazine
Parmi les centaines d’expéditions qui allaient se succéder au fil des siècles, il faut garder en mémoire celles de Fitz Roy. Le capitaine britannique allait se rendre à deux reprises en Terre de Feu à bord du célèbre Beagle. En 1826, puis en 1832, en compagnie du naturaliste Charles Darwin, qui allait trouver dans l’observation des Indiens yaghans une confirmation de sa théorie de l’évolution des espèces. En 1882, c’est l’aviso français La Romanche qui se rendit là, dans le cadre d’une expédition scientifique dans les mers australes. Parallèlement, le passage de Drake s’imposait comme une des premières routes commerciales du monde. En 1892, plus de 1 200 voiliers croisaient le cap Horn: tout à leur course de vitesse, les grands clippers évitaient les tortueux canaux de Patagonie. Mais la navigation restait particulièrement périlleuse: en 1905, on dénombrait 53 naufrages au large du ténébreux rocher. C’est dire si l’ouverture du canal de Panamá, en 1914, fut accueillie avec soulagement. En 1949, le Pamir, vaisseau allemand, fut le dernier voilier de commerce à franchir le cap Horn. Fin de l’histoire. Après une courte éclipse qui l’avait placée au carrefour du monde, la Patagonie pouvait reprendre la place qui lui revenait dans l’ordre naturel des choses: loin de tout.
Une autre histoire, littéraire celle-ci, pouvait commencer. Les écrivains ferment souvent la marche des explorateurs. Dans les années 50, alors qu’il naviguait dans le détroit de Magellan, Jean Raspail fit une rencontre qui, raconte-t-il, allait déterminer son existence: un canot de bois avec, au fond, quelques silhouettes massées autour de trois braises scintillant dans le brouillard. C’étaient sans doute les ultimes Kaweskars: les «hommes», comme ils s’appelaient eux-mêmes, les derniers Indiens de canots. Restés bloqués à l’âge de pierre, ils ne survécurent pas à la rencontre de l’homme moderne. Raspail leur a livré un magistral hommage dans son livre Qui se souvient des hommes… Aujourd’hui, les hommes ont disparu. Quelques descendants, métisses d’Indiens et de marins européens, tentent vaguement de se réapproprier une culture dont le sort fut scellé le jour où un de leurs ancêtres vit passer, depuis son rocher, les bateaux de Magellan. Et pour les voyageurs qui aboutissent aujourd’hui dans l’ancien royaume de ces ombres, il ne reste plus qu’à songer, en contemplant l’eau sombre des fjords et les plages de galets où ils vivaient jadis, à l’étrange destin de ce peuple. Ces lieux s’y prêtent particulièrement bien.