Les dix-sept parcs nationaux de la route des Parcs, au sud du Chili, constituent l’un des plus ambitieux efforts de conservation jamais entrepris : des dizaines d’espèces se réapproprient des territoires dévastés par l’homme. En bonne partie grâce aux dons de millionnaires américains, qui ont racheté puis donné ces terres à l’Etat.
On ne prend pas rendez-vous avec Alejandra Saavedra. Elle n’a ni internet ni téléphone. Pour la rencontrer, une seule solution : monter dans son 4×4, rouler une bonne heure sur une route de gravier dans l’une des plus belles vallées du monde, et chercher l’entrée d’un chemin au pied des Andes, juste avant la frontière avec l’Argentine. Au bout de ce bout du monde, une vieille bicoque. Et juste à côté, le motif de notre visite : des enclos remplis de nandous de Darwin.
Alejandra est garde forestière, et coordinatrice du centre de reproduction de ces petites autruches d’Amérique latine que le jeune Charles Darwin avait cherché sans succès à capturer, avant de réaliser, un soir de janvier 1834, qu’on venait de lui en servir une à dîner. Alejandra vit là, le plus souvent seule dans ce coin sublime mais battu par les vents, relayée toutes les deux semaines pour un break de quelques jours. La solitude ? Elle adore.
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GEO a embarqué pour une semaine dans les fjords de la Patagonie chilienne. Une croisière épique, des quarantièmes rugissants aux cinquantièmes hurlants.
Ce matin, le capitaine Luis-Antonio Kochifas, 59 ans, est d’humeur radieuse. Un déluge d’eau et de grêle mêlées s’abat sur la ville côtière de Puerto Montt, au seuil de la Patagonie chilienne. Mais celui que l’équipage appelle simplement «Capi» a le sourire en coin du type qui en a vu d’autres. «C’est ainsi que cela doit être dans ce foutu bout du monde», rigole-t-il en narguant le ciel.
Ce petit homme trapu et jovial a le sourcil broussailleux, l’œil noir et rond comme celui du cormoran de Magellan, son oiseau de mer favori. Sur le quai détrempé, il dirige les opérations en vue du grand départ. Pendant que sa chapka se transforme en un étrange amas hirsute et dégoulinant évoquant un oursin géant, son navire, le Skorpios-III, fait le plein de fuel, de nourriture et de sacs vomitoires pour une semaine d’expédition. Et quand, à midi pile, il ordonnera de larguer les amarres, ce marin au caractère – forcément – bien trempé retrouvera son milieu naturel : la pire mer qui soit, étalée aux marges du monde, sans cesse oppressée par des vents tourbillonnants. Destination finale : Puerto Natales, autre port du littoral chilien, situé 2 000 kilomètres plus au sud, au-delà des cinquantièmes hurlants. Avant cela, il s’agira de se faufiler dans le dédale des fjords multipliés à l’infini, quasiment vides d’hommes (1,3 habitant par kilomètre carré) où tout n’est qu’entailles, culs-de-sac, îlots tarabiscotés. «La ligne droite n’est pas au programme», prévient le capitaine.
Le voici qui déroule la première des trente-trois cartes marines dont il se servira au cours de cette pérégrination. Sur le papier, des bouts de terre, par milliers. Cet antipode est un labyrinthe sans queue ni tête. A l’ouest, le seul repère est ce grand océan qui n’a de Pacifique que le nom. A l’est, la cordillère des Andes dresse sa muraille continue sur laquelle viennent s’abattre les lourdes nuées déboulant du large qui, au moins dix mois sur douze, précipitent sur les archipels en contrebas le crachin le plus tenace du globe : entre 4 000 et 7 000 mm de précipitations par an, selon les lieux (contre 350 mm/an à Santiago, la capitale). Et puis, il y a cette menace qui clignote sur le fond bleu layette de la carte : le bien nommé golfe des Peines. La patrie officielle du mal de mer ! «Il faudra bien y passer», grimace le capitaine comme s’il parlait d’une opération chirurgicale. Le vent semble chargé de rires lugubres. Le paysage se résume à une mer couleur d’étain pommelée d’écume. Les passagers quittent Puerto Montt le ventre noué. Non, décidément, on ne voit pas ce qui met le capitaine Kochifas de si belle humeur.
Jour 1 : Puerto Montt, Caguach
Au bout de trois heures de navigation, l’archipel de Chiloé émerge à tribord. Dans la brume, l’Isla Grande, cinquième île d’Amérique du Sud par la taille, ressemble à un gros pachyderme marin couvant sa portée, des petits îlots périphériques affublés de noms intriguants : Quenac, Mechuque, Quinchao… Ces toponymes sont les restes de la Patagonie des origines. Avant l’arrivée des premiers Espagnols dans le sillage de Magellan — le héros qui déflora cette Terra incognita en 1520 —, cette contrée était celle des Chonos , une tribu nomade amérindienne qui se déplaçait sans cesse dans de longs canoës faits de trois planches de mélèze calfatées. Les Chilotes d’aujourd’hui en ont gardé l’âme transhumante. Ils continuent de s’exiler à travers la Patagonie pour servir de main-d’œuvre docile et bon marché sur les bateaux ou dans les estancias (fermes d’élevage).
Quand l’un de ces îliens revient au bercail, il ne manque jamais de faire un crochet par Caguach, une île bordée de sable noir où le capitaine a justement décidé de faire sa première escale. On y trouve ce qu’il affirme être «la basilique saint Pierre de Chiloé». Les jésuites débarquèrent ici au XVIe siècle. Et peu à peu, une religion étrange mêlant catholicisme, croyances populaires et mythologie précolombienne s’est forgée. Parmi les seize églises de bois de la région que l’Unesco a inscrites au patrimoine mondial, celle-ci est la plus impressionnante : 46 mètres de long pour 17 de large, un clocher qui pointe à 25 mètres de haut et, sous la nef en forme de coque de bateau renversée, des dizaines de bancs alignés pour accueillir les fidèles. Tout cela pour un caillou d’à peine 10 kilomètres carrés dont la population ne dépasse guère les 300 habitants ! Près de l’autel, le gardien des lieux, Heriberto Chávez, la quarantaine, explique : «Notre église, en réalité, n’est pas assez grande… En janvier, plus de 4 000 pèlerins arrivent ici par bateau pour le week-end.» Et cela dure depuis 1778. En effet, la légende raconte que cette année-là des missionnaires zélés avaient organisé une course de canoë entre cinq îles situées au cœur de l’archipel afin de désigner celle qui emporterait le droit de bâtir le monument où serait vénérée une effigie lilliputienne de Jésus de Nazareth rapportée d’Espagne. Les rameurs de Caguach furent les plus véloces, puis, le défi gagné, se révélèrent des menuisiers hors pair : tout en bois sculpté, assemblée sans un clou, leur cathédrale était trois fois plus vaste que celle d’aujourd’hui. Elle fut plusieurs fois remaniée avant d’être détruite par un incendie en 1919. Désormais, faute de place à l’intérieur de l’édifice reconstruit en 1925, les processionnaires envahissent le terrain de foot qui s’étend devant le parvis. «Beaucoup de marins viennent demander la protection de Dieu pour toute une année, raconte Heriberto Chávez. C’est bien le seul week-end où le village est en effervescence.» Après la messe, selon un rituel inchangé, bannières et statues sacrées sont promenées jusqu’au rivage pour une ultime prière face à ce qu’on appelle ici El Inmenso mar (l’immense mer), surnom donné par les Chilotes au remuant golfe Corcovado à travers lequel le Skorpios-III s’engouffre pour la nuit.
Jour 2 : Puerto Aguirre, Quitralco
Au réveil, il ne pleut plus, mais le ciel est si bas qu’on pourrait le toucher. Dans la brume apparaît Puerto Aguirre, dans le territoire d’Aysén, 1 800 habitants, une église, un gymnase en construction, une petite école et des rues boueuses. Le ferry ravitailleur ne passe que le lundi et le vendredi. A part cela, même les chiens errants ont l’air de trouver le temps long. Jusque dans les années 1990, pourtant, on ne s’ennuyait pas. Quelque 200 pêcheurs faisaient vivre la communauté. Depuis, ils préfèrent céder leurs quotas de pêche à de gros armateurs. Pour Luis Coloane, 54 ans, sept enfants, il n’y avait pas d’autre choix. «Cela me rapporte l’équivalent de 1 800 euros par an, explique celui qui fait office de représentant officiel à ces pêcheurs déchus. Bien sûr, cette somme est dérisoire quand on sait que les denrées alimentaires coûtent ici trois fois plus cher que sur le continent (le kilo de tomates vaut 2 000 pesos, soit 2,50 euros contre moins de 1 euro à Santiago), mais les normes de sécurité exigées pour nos petits chalutiers demandaient de plus en plus d’investissements, et à partir de 1992 le gouvernement a imposé des quotas si restrictifs que sortir en mer finissait par coûter plus cher que rester au port.» Le contrat avec les firmes de pêche industrielle est rediscuté chaque année. C’est l’un des problèmes. Les familles de Puerto Aguirre voudraient toucher d’un coup l’argent du rachat des droits de pêche pour au moins dix ans. De quoi obtenir des sommes suffisamment importantes pour investir dans d’autres activités, le tourisme, par exemple. De quoi surtout oublier le désœuvrement. Car, sur ces rivages désolés, on ne pratique même plus la pêche à pied, grâce à laquelle on pouvait assurer le repas du jour. La raison ? Cette satanée marée rouge qui envahit régulièrement la baie. Il s’agit d’une microalgue contaminant notamment les moules géantes, mollusques qui constituent la nourriture de base partout ailleurs en Patagonie chilienne, et ce, depuis des siècles. «La raréfaction du poisson, les algues toxiques, l’interdiction de ramasser des coquillages, tous nos ennuis ont débuté avec l’arrivée de la salmoniculture, grogne Luis Coloane. Beaucoup de gens ici en sont persuadés : les 600 fermes d’élevage de saumon qui occupent la Patagonie chilienne depuis trente ans ont forcément un impact, mais dans les ministères, à Santiago, on nous dit que les études manquent pour le prouver.» Et surtout, entretemps, le Chili est devenu le deuxième producteur mondial de saumon après la Norvège…
Il faut déjà repartir. Direction Quitralco, l’une des baies les plus étonnantes de la région. Cinq heures de zigzags dans des chenaux étroits sont nécessaires pour y arriver. Là-bas, une eau fumante s’échappe des profondeurs volcaniques pour ressurgir dans des bassins creusés dans la roche au cœur d’une végétation luxuriante. Baignade irréelle au crépuscule, sous une averse inextinguible, le visage fouetté par les bourrasques, mais le corps immergé dans un bouillon à 38 °C. La Patagonie est une contrée où l’on navigue sans cesse entre tristesse et ravissement.
Jour 3 : l’anse du Purgatoire, le golfe des Peines
Le roulis est venu cueillir le bateau bien avant l’aurore. Le bulletin météo du bord augure des creux de cinq mètres et 40 nœuds (75 km/h) de vent : à moins d’une heure de là, le golfe des Peines est déchaîné. Le capitaine préfère attendre. Juste à l’entrée de la baie en furie, il a repéré un fjord bien protégé dont le nom ne s’invente pas : l’anse du Purgatoire ! Au fond de cette crique, une langue de sable blond scintille. L’approche se fait avec les canots de secours. A bord des frêles esquifs, par une température de 6 °C, chacun devient silencieux, le menton enfoncé dans son gilet de sauvetage, songeur devant la beauté parfaite du paysage. Débarquement au ras des vagues. Impression d’être le nouveau Magellan. Quelques pas sur la plage immaculée, et voici les voyageurs sous les frondaisons d’une forêt primaire. Des arbres singuliers, comme le coihué, le lenga ou le ñirre, espèces australes à l’écorce sombre et aux branches tortueuses. Des entrelacs de troncs rongés par l’humidité permanente, couverts de lichens crépus, des fougères hautes comme des hommes et des mousses fluorescentes… Ce décor a 10 000 ans. A la dernière période glaciaire, le Sud chilien était en effet recouvert d’une chape de glace. Puis à la fin du quaternaire, celle-ci a reflué découvrant les fjords, lesquels se remplirent d’eau.
A 17 heures, décision est prise de quitter l’anse du Purgatoire. Moteurs à plein régime, le navire s’enfonce dans la tempête. Quelques minutes plus tard, une douloureuse contraction noue les entrailles et chacun sait qu’il vient d’entrer en enfer. Les vagues s’abattent sur le pont supérieur comme des cognées de bûcheron. La proue plonge dans un creux puis se relève blanchie d’écume pour se hisser au sommet de la déferlante suivante. Visibilité nulle. Nausées et vomissements. On finit cramponné à sa couchette. Le ventre en capilotade. A demi-conscient. Le capitaine, lui, est à la barre, tenant son cap douze heures d’affilée à travers ce maudit golfe. Une nuit sans sommeil à attendre la délivrance.
Jour 4 : Caleta Tortel
Au bout du cauchemar pointe le répit de Caleta Tortel. Piaillement matinal des oiseaux, brise légère et soleil éclatant. Au fond d’un estuaire aux bleus laiteux, ce village inespéré de 600 habitants a la couleur du paradis. Le río Baker, plus long fleuve du Chili, vient se jeter dans la baie, lui donnant cette singulière teinte d’opaline qui est le résultat du mélange entre les eaux salées du large et celles, cristallines, descendues des glaciers andins. La localité a surtout pour particularité d’être entièrement perchée sur des échasses, hautes par endroits de trois à quatre mètres. Certes les maisons sur pilotis – manière ancestrale de se protéger des vagues et des marées – sont légion sur le littoral patagonien, mais c’est ici un incroyable réseau de plus de six kilomètres de pontons, de passerelles, d’escaliers et de ruelles suspendues au-dessus de l’eau, qui relie les maisons entre elles. Tout cela est taillé dans un beau bois blond. Des milliers de poutres, parfaitement régulières, lissées par les ans, patinées par les embruns. Le hameau vit de l’exploitation du bois, notamment des cyprès de Guaitecas, espèce endémique des régions australes. Des bûcherons moustachus s’y baladent le béret vissé sur la tête, la hache sur l’épaule. Les touristes, eux, commencent à venir, bravant la route – une voie caillouteuse sur laquelle les crevaisons sont proverbiales – qui ne relie les lieux au monde extérieur que depuis une quinzaine d’années. Un journal chilien a désigné Caleta Tortel comme plus beau village du pays, et quelques pensions se sont créées. On y resterait bien quelques jours… Hélas, le capitaine sonne la corne de brume : ordre de remonter à bord !
Jour 5 : le Pío XI
Une nouvelle nuit, plus clémente cette fois. Puis, soudain, le Pío XI surgit dans le rond des jumelles. Le plus vaste glacier de l’hémisphère Sud. Une mer de glace s’étalant sur 1 265 kilomètres carrés, soit l’équivalent de la ville de New York. Tel un brise-glace, le Skorpios-III avance en écartant des milliers de glaçons que le soleil fait miroiter. Une plage de sable noir sert de rampe d’accostage. Là, le nez sur la falaise, on se tord le cou pour admirer l’immense orgue bleu d’où sourd une musique d’outre-glace, faite de la respiration du vent dans les interstices, de craquements de maison hantée, du clapotis des torrents souterrains… Le Pío XI est, avec un autre colosse, le Perito Moreno, le seul glacier de Patagonie à continuer d’avancer : jusqu’à deux mètres par jour ! Un mystère. Ailleurs, tous perdent du terrain. Plus au sud, au cœur du parc national Bernardo O’Higgins, le sublime glacier Amalia, avec ses pointes gothiques et ses tourelles mutilées, a, par exemple, reculé de 1,7 kilomètre en quinze ans. «A chaque fois qu’on passe par ici, il faut actualiser nos plans, redessiner au crayon la nouvelle ligne du littoral», témoigne Marcos Cardenas-Vera, le second du navire.
Jour 6 : Puerto Natales
L’expédition s’achève au petit matin dans l’anse de l’Ultime Espérance où fut édifié Puerto Natales, à la fin du XIXe siècle. Retour à la civilisation. Dans ce modeste port de 18 000 habitants, les touristes déambulent en combinaison Gore-Tex dernier cri. Une route large et bitumée connecte le bourg au reste du pays. Surtout, le parc national Torres del Paine, site le plus visité de Patagonie, est tout proche. Ici, l’élevage extensif des moutons fut longtemps la ressource principale. Aujourd’hui, le grand abattoir s’est mué en un hôtel de luxe, et les fermes organisent des balades à cheval guidées par des gauchos (cavaliers travaillant dans les élevages). Les excursions s’arrêtent pour la plupart à la fameuse grotte du Mylodon, où l’explorateur allemand Hermann Eberhard découvrit en 1890 quelques restes informes de cet herbivore haut de quatre mètres, disparu il y a 10 000 ans. Un fragment de peau de l’animal retrouvé dans une vitrine de chez sa grand-mère, en Angleterre, fut pour l’écrivain Bruce Chatwin le déclencheur de son voyage dans cette contrée qu’il relate dans En Patagonie, publié il y a quarante ans. Le livre devint la Bible des bourlingueurs et fit, d’une certaine manière, renaître la bête… Dorénavant, on croise partout à Puerto Natales le mammifère antédiluvien : dressé sur ses pattes arrière, son mufle grotesque tendu vers le ciel, le mylodon figure sur toutes les plaques de rue, au centre des ronds-points, en peluche dans les vitrines… Chatwin reconnaîtrait-il ce Far West austral où la manne du tourisme remplace peu à peu l’âpre labeur des estancias ? «Il faut bien que les gens vivent, nous sommes tellement loin de tout ici», tempère notre capitaine. Ce dernier a revêtu sa vareuse d’apparat et son képi blanc. Une certaine Mimi l’attend sur le quai… «C’est ma mère, elle a 89 ans, précise-t-il. C’est l’heure d’aller à la messe.» Un dimanche matin comme les autres au sud du cinquantième parallèle.
Quand y aller ? Entre octobre et avril. En dehors de cette période, les conditions météo, d’ordinaire très rudes, deviennent apocalyptiques.
Se rendre à Puerto Montt Le port de départ des croisières se trouve à 1 h 40 en avion de Santiago du Chili (jusqu’à six vols par jour).
Faire la même croisière Skorpios Cruise, le croisiériste local qui nous a aidés à réaliser ce reportage, est le seul à explorer la totalité des fjords. Deux départs par an (en octobre et avril) : huit jours, de 1 800 à 2 600 € par personne.
Faire une croisière plus tranquille Pour éviter le terrible golfe des Peines, situé au milieu de l’itinéraire, il est possible de n’explorer que la partie sud des fjords ou la partie nord. Notre partenaire « Les Maisons du voyage » propose, par exemple, un voyage tout compris de huit jours au départ de France, avec navigation dans le champ de glace Sud. A partir de 3 450 € (vols, croisière en pension complète et hébergements).
Par Flora Genoux (Cabulco, Pargua, Puerto Varas (Chili), envoyée spéciale) Publié le 07 octobre 2022 à 06h12, modifié le 07 octobre 2022 à 09h09
Le Chili est le deuxième producteur mondial de saumon, après la Norvège. Ses exportations ont bondi ces dix dernières années.
Sur l’océan gris, lisse comme un drap, quatorze enclos verts : des cages submergées où les saumons sont engraissés. De nouveau, après un bras de mer, sur une eau rendue bleue, cette fois, par un ciel patagonique aux revirements capricieux : dix, puis douze enclos, plus au large. Le long de la même côte, toujours, une usine de fabrication d’aliments pour poissons d’où émane une odeur âcre. Dans la région de Los Lagos (Les Lacs, 1 000 kilomètres au sud de Santiago), l’industrie du saumon d’élevage est omniprésente : la porte d’entrée de la Patagonie chilienne constitue son cœur historique et, en quête d’eaux pour asseoir sa croissance, elle a continué de s’étaler jusqu’à l’extrême sud, dans la région de Magallanes.
Colossal, le secteur représente près de la moitié des exportations alimentaires du pays, selon un rapport du Consejo del salmon (Conseil du saumon, l’une des organisations patronales du saumon). Il s’agit même du deuxième produit d’exportation, après le cuivre, la locomotive d’une économie chilienne aujourd’hui en perte de vitesse (la croissance est attendue à 1,8 % cette année puis 0 % en 2023, sur fond d’inflation). Le marché est florissant : les ventes à l’étranger de saumons et de truites ont bondi de 33 % entre 2012 et 2021, représentant près de 650 000 tonnes et plus de 5 milliards de dollars en 2021, selon Salmon Chile (Saumon Chili, l’autre organisation patronale du secteur, rassemblant 60 % de la production).
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Lauriane Lemasson est photographe, ethno-musicologue et chercheuse rattachée à la Sorbonne. Depuis une expédition scientifique réalisée en 2013 pour étudier les paysages sonores et les peuples ancestraux de la Grande Île de Terre de Feu, elle est animée par une quête : faire reconnaitre l’existence des peuples du détroit d’Hatitelem (les Yagan, les Haush et les Selknam), dont les représentants ont été exterminés par les colons européens, ou assimilés de force à la culture hispanique d’Argentine et du Chili. Il est urgent de faire reconnaitre la vérité sur ces peuples, de faire connaitre leur négation par l’histoire officielle, et la spoliation de leurs terres – Elle joue un rôle de passeur, d’accompagnateur de ces peuples; et utilise l’art comme moyen de sensibiliser, comme porte d’entrée pour faire naitre de l’empathie. Elle garde un espoir de changement avec la nouvelle génération, et le revouveau indigène à l’œuvre
Samedi dernier 2 juillet au matin, chiliens et argentins, navigateurs, kayakistes, activistes, référents d’organisations sociales et membres des communautés Yagán et Kawesqar se sont réunis au centre de la ville d’Ushuaia pour célébrer l’anniversaire de la sanction de la Loi 1.355, laquele régulant l’élevage de saumons en Terre de Feu et Atlantique Sud, interdisant le développement de cette industrie en mer et positionnant le pays comme le premier à prendre une décision de telle ampleur pour la protection de l’environnement et incorporant à la création des politiques publiques la participation citoyenne et la vision des peuples autochtones sur le soin à porter à la nature.
Durant cette journée ont participé le Club Nautique AFASyN et des embarcations de la communauté nautique de Terre de Feu, le programme marin « Sin Azul No Hay Verde » (sans bleu il n’y a pas de vert), Canal Fun, Patagonia, le chef Lino Adillon, Greenpeace Andin, la Société Civile pour l’Action Climatique de Magallanes, des représentants des Communautés Yagáns de Ushuaia et de Navarino et des représentants de la Communauté Kawesqar.
David Alday, représentant de la communauté Yagán de Navarino, afirma “Dans cette partie de la planète nous avons démontré que les limites n’existent pas pour maintenir et prendre soin de notre environnement et de ce qui y habite. La connexion avec notre cosmovision est tellement essentielle que nous ne doutons pas pour nous activer et agir, pour protéger ce qui est notre vie, nos écosystèmes, chargés d’un regard patrimonial ancestral unique au monde. Pour cela notre travail doit être à la hauteur dans des zones de protection comme l’extrême austral, aussi bien au Chili qu’en Argentine. En célébrant cette année de la loi qui interdit l’élevage de saumon du côté argentin, cela signale que le travail réalisé n’a pas été vain, que les convictions et l’effort social est puissant et véridique, avec de solides arguments qui amènent à manifester le bon sens qui nous communqiue la protection de nos espaces et environnements débordants de vie et de nature vierge. »
Lors d’un événement sans précédent en mai 2021, argentins et chiliens réunirent le Canal Beagle, déroulant une banderole pour demander la sanction de la loi qui régule l’élevage de saumons en Argentine et renforcer la réclamation commune de protéger le Canal et les écosystèmes marins du bout du monde. Cette année, pour célébrer cette décision et continuer de réunir les efforts pour la protection de chaque côté du Canal, la communauté s’est à nouveau réunie. Maintenant que l’industrie serait en train de se réactiver à Puerto Williams, et, d’un autre côté, soutenir la cause des frères chiliens qui sollicitent que le gouvernement freine l’avancée de la salmoniculture.
«C’est très émouvant de revivre l’énorme triomphe atteint en Terre de Feu où grâce aux organisations, la communauté locale et les législateurs, il a été réussi unanimement de protéger le Canal de Beagle, icône de la province. C’est un véritable exemple de comment faire les choses correctement, avec un débat ouvert et participatif, et en comprenant qu’en protégeant l’environnement nous protégeant aussi la société dans son ensemble. Le Canal de Beagle doit être protégé de manière intégrale et c’est pour cela qu’ajourd’hui, à un an de cette loi historique, nous exigeons du gouvernement chilien qu’il rejette toutes les concessions en cours à Puerto Williams, l’information technique est déjà disponible pour poser les fondements de cette décision. Il faut suivre l’exemple du côté argentin qui peut célébrer ses bonnes décision » déclaré Estefanía González, Coordinatrice du programme Océans de Greenpeace Andin.
Les salmonicultures menacent la biodiversité, la santé des habitants et le développement économique. En 2019, le village chilien Puerto Williams, en face de la ville d’Ushuaia, fût pionnier à protéger le Beagle et expulsant les élevages de saumons de sa région.
A la différence du Chili où cette industrie a occupé de nombreux territoires, la province fuéguienne est l’unique lieu du pays où l’industrie du saumon pourrait s’installer. Avec l’approbation de la Loi l’année dernière, la Terre de Feu est devenu le premier lieu du monde à interdire l’industrie avant qu’elle ne s’installe, se convertissant ainsi en exemple de la protection d’un modèle économique et productif durable, qui respecte les traditions culturelles et les pratiques artisanales qui génèrent de véritables emplois et revenus issus du tourisme et de la commercialisation de produits locaux. Cette décision a eu un impact mondial, car de nombreuses communautés côtières du monde qui souffrent des impacts de l’industrie demandent également que les cages soient retirées de la mer.
« La division entre le Chili et l’Argentine est loin d’être une réalité, elle est évidente dans les territoires allant de l’Amérique du Nord à la Patagonie. Les régions ont une dynamique qui dépasse les limites politiques. La nature et la culture sont étroitement liées et le thème des fermes de saumon du canal Beagle a été un moment fort. Ces dernières années, la situation est devenue plus que claire grâce aux actions menées ensemble ; Nous ne voulons pas d’industries destructrices, nous voulons travailler de plus en plus unis pour un avenir durable, lié à la dynamique de la nature, à travers la revalorisation de la culture des peuples autochtones, des activités comme le tourisme naturel et tout ce qu’offre la région. En 2021, cette union a permis au gouvernement argentin de comprendre ce que les élevages de saumons signifient pour son peuple, aujourd’hui l’État chilien doit le comprendre », a déclaré David Lopez Katz, membre du programme marin Sin Azul No Hay Verde.
Aujourd’hui, les communautés chiliennes demandent que les élevages de saumons quittent les zones protégées et les lieux où vivent les communautés autochtones qui voient leur mode de vie et leur développement affectés. Ils exigent également que toute expansion de l’industrie soit stoppée en rejetant de nouveaux projets et en arrêtant l’augmentation des niveaux de production. Qu’ils se retirent progressivement des zones fragiles comme les fjords et les canaux et enfin que le gouvernement sanctionne les entreprises et les centres qui ont provoqué ou subissent des catastrophes environnementales par la perte de concessions.
Depuis qu’ils ont commencé à exiger un canal Beagle exempt d’élevages de saumons, les Chiliens ont réussi à obtenir que la Cour d’appel de Punta Arenas arrête le démarrage des travaux de production de l’entreprise salmonicole Nova Austral dans le canal Beagle, situé dans la région de Magallanes. Ils ont également retiré les cages déjà installées et prêtes à être produites et ont réussi à faire expirer les concessions aquacoles accordées jusque-là. En outre, ils ont stoppé l’expansion de l’industrie dans la région de Magallanes à travers différentes actions en justice. Dans le cas de Puerto Williams, la revendication est de pouvoir avancer avec l’Espace Marin Côtier pour les Peuples Autochtones (ECMPO) de la communauté Yagán, qui constitue une manière efficace et concrète de protéger cette zone de différentes menaces comme l’élevage du saumon.
Le Chili est en alerte depuis 2018 en raison de la menace constante des concessions encore administrativement actives dans le Beagle. Quatre ont été expulsées, mais huit restent, détenues par l’action de la communauté indigène à travers la présentation d’une demande ECMPO, qui permet de solliciter l’administration et paralyse en même temps tout projet existant.
Cette histoire ne s’arrête pas avec la sanction de la loi 1 355. La vision collective et globale de notre place dans le monde et de la nécessité de la protéger s’est renforcée face à sa menace imminente. La mer est une et la communauté argentine et chilienne restera unie dans la poursuite de sa conservation. La Terre de Feu a pris une décision pionnière qui est aujourd’hui célébrée par ceux qui la vivent et par le reste du monde qui veut suivre son chemin.